Rose entra dans la maison avec son jeu de clés. Elle était fière de ce bouquet de ferraille quelle désirait posséder depuis toute petite, quand elle me disait toujours que ses amies en avaient un, que leurs parents avaient décidé de leur donner parce quils leur faisaient confiance. Elle ne comprenait donc pas que je sois dun autre avis, et ne partageait pas mes craintes. Son père par contre était conciliant, comme toujours. La plupart des mauvaises habitudes que Rose avait eues portaient son inimitable signature. Dans mes moments dexaspération, jaffirmais souvent avec énervement que, si Rose se perdait un jour, même un touriste de passage comprendrait de qui elle était la fille et la ramènerait. Rose était sa copie au féminin. Elle avait ses yeux, son nez, son grand front innocent, et sa peau blanche, presque pâle. Ils arrivaient à se comprendre par des discours faits dinterminables silences. Je me sentais souvent exclue et commençais à parler avec moi-même, pour me tenir compagnie. Pour ses seize ans, nous décidâmes de faire plaisir à Rose. Nous avions préparé un jeu de clés emballé comme un cadeau. Il avait pris une feuille du papier quil préparait lui-même et, avec le stylo réservé aux occasions spéciales, avait écrit : « Pour ma petite, qui devient une femme. » Il me lavait tendue pour que je la lise, et peut-être attendait-il mon accord, mais je suis certaine que, si je lui avais dit que le texte ne me convenait pas, il naurait pas changé un mot de ce quil avait écrit dans son message. Je touchai plusieurs fois ce papier durant une partie de ma vie, vis souvent ces mots calligraphiés de sa main, lencre noire légèrement floue qui couvrait à peine les imperfections de ce support artisanal. Quand Rose ouvrit ses cadeaux et trouva les clés, elle pleura. Au point que je craignis davoir commis une erreur. Javais confirmé notre confiance en elle et ça, pour Rose, cétait extrêmement important.
***
« Salut maman, on est arrivés !
Salut Rose, venez ! Salut Mike ! Salut mes petits anges ! »
Mike et mes petits-enfants me prirent dans leurs bras, Rose membrassa en me serrant fort contre elle. Claire était triste et, comme Rose, ne pouvait pas cacher ses sentiments. Tommy sautait comme un kangourou dans la maison, pour éliminer lénergie accumulée.
« Claire, trésor ! Ne sois pas triste. Où as-tu caché ton beau sourire ?
Claire a eu une mauvaise nouvelle aujourdhui, dit ma fille Rose en lui caressant tendrement la tête. En plus de lenterrement de son grand-père, elle a dû avaler le fait que Morgan, son petit ami, la quitte.
Morgan ta quittée aujourdhui ? je lui demandai en feignant une expression exagérée de stupeur.
Oui, ce fichu crétin ! Il ma quittée avec un message téléphonique. Il na même pas eu le courage de me parler et de me regarder en face ce trouillard !
Oh, je comprends. Et il dit quoi ce message ?
Quil me quitte. Que veux-tu quil dise ?
Les mots sont très importants, ma chérie ! Ils peuvent te faire comprendre sil a peur, sil a juste besoin dun peu de temps, sil y a encore de lespoir ou si cest vraiment fini pour toujours », je répliquai avec la fierté dune femme qui avait accumulé une certaine expérience dans le domaine.
Choquée, Claire récupéra le téléphone dans sa poche. Elle appuya sur quelques touches avec une rapidité impressionnante, gestes qui me semblaient accomplis au hasard mais qui avaient un sens précis pour elle. Elle retrouva le message et me le lut.
« Alors, il dit : Pardonne-moi mais je pense que ça ne peut pas marcher entre nous. Je tenais beaucoup à toi, et toi à moi, je le sais. Mais cest terminé. Jai fait un autre choix. Je sais que tu me comprendras et que tu maccepteras aussi pour ça, pour ma faiblesse et mon manque de courage. Ne cherche pas à me joindre, je ferai pareil de mon côté. Bonne vie Claire, adieu. Cest tout ! »
Elle éteignit le téléphone et le remit dans sa poche en essuyant dun doigt une timide larme apparue dans ses magnifiques yeux bleus.
« Cest un garçon mature, Claire. Ses mots sont sincères et donc douloureux à entendre, surtout quand le cœur ne le voudrait jamais, venant dune personne quon aime.
Mature ou non, ça ne me concerne plus. Il a mon âge grand-mère et à quinze ans, on peut garder un peu dimmaturité ! sexclama-t-elle. Je la laissai se défouler, cétait le mieux à faire pour le moment.
On na pas les clés de la maison quand on est immatures, je dis avec un léger sourire vers Rose. Pas vrai, ma petite ?
Mais maman !
Ça fait longtemps que jai les clés de la maison, grand-mère », répliqua Claire qui me les montra fièrement, avec une légère grimace. Je lui souris, Claire répondit, Rose baissa les yeux vers le sol, silencieuse et mal à laise.
« Moi aussi je veux les clés de la maison, moi aussi je les veux ! Papa, maman, quand est-ce que vous me les donnez ? Je veux jouer ! » cria le petit Tommy qui nous avait rejoints, amusé par le spectacle joué sous ses jeunes yeux par des acteurs improvisés, restés seuls pour remplir la scène de la vie.
Qui sait comment nous voyait cet enfant den bas, le regard toujours tourné vers le haut. Ces étranges adultes qui parlaient de choses étranges au lieu de rester tranquilles et de jouer avec leurs poupées. Peut-être se demandait-il où nous avions mis tous nos petits bonshommes, nos jouets. Peut-être aurait-il voulu les voir, les toucher, les prendre pour samuser avec nous. Et il les aurait animés de son imagination, leur aurait donné vie, formes et couleurs comme seul un enfant sait le faire. Pour lui, tout est un jeu, la vie même est un jeu. Toujours différent malgré des jouets toujours identiques, car personne ne peut mieux quun enfant évaluer toutes les alternatives possibles, pour les rendre réelles et les modeler dans son esprit. Alors, pourquoi ne jamais jouer, pourquoi se jeter dans les bras dune vie faite de peur, de soucis et de problèmes ? En demandant les clés, il voulait entrer dans notre monde mais nous avions déjà dépassé la phase de linsouciance, nous avions affronté celle de la conquête, de leffort, avec succès. Et moi, contrairement aux autres, javais déjà goûté la saveur âcre de celle de labandon, par deux fois. Les autres, les plus jeunes, étaient encore arrêtés aux gares précédentes, à jouir du paysage, beau ou laid, attendant que le train de la vie les conduise autre part, sans savoir où. Ils pouvaient regarder en avant, à la recherche dun but. Mais aussi en arrière, vers le point de départ, où leur monde avait commencé, dans le brouillard des souvenirs adoucis par le passage du temps. Dautres passagers les accompagnaient dans leur voyage, certains tristes, dautres heureux, en bonne santé ou malades. Comme eux. Clones dune civilisation qui veut faire de chacun légal de lautre, une fourmilière quun être supérieur observe, où les différents sont considérés comme des anomalies, des fourmis qui marchent dans la direction opposée et ne trouveront jamais de miettes. Moi, je pouvais au contraire fatiguer mon regard en le tournant vers le début, vers mon passé, à travers la fumée dense où mes souvenirs se mélangent. Ils sont à moi, à moi seule, désordonnés et éparpillés comme des soldats morts sur un champ de bataille, qui navaient pas décidé où tomber, tués alors quils tentaient daccomplir leur mission et abandonnés là pour toujours, oubliés de tout et de tous. Si je regarde vers lavant, je sais que la dernière gare de mon voyage nest pas très loin. Je peux presque la voir, la toucher, la sentir. Atteindre ma gare darrivée est mon dernier projet, celui que jaccomplirai tôt ou tard. Et maintenant que mon dernier compagnon de route, entré dans le wagon à la moitié du voyage, lhomme qui était resté à mes côtés en me faisant sentir plus vivante que jamais, était descendu du train sans même me saluer, je me sentais plus proche de mon but mais en proie à la peur et à un total abattement. Il avait atteint la gare où sa vie, son voyage, arrivait à sa conclusion. Le prix payé pour son billet au début lui permettait daller jusque-là, pas plus loin. Ce sera parfois fantastique, grâce aux crépuscules quil verra de cet endroit, assis seul sur un banc dans une gare déserte. Je me demande si les rayons du soleil quil verra surgir à laube ressembleront à ceux que nous avons vus ensemble lors de nos matins, assis dans le train qui poursuivait son voyage sans que nous nous en rendions compte. Jattendrai mon crépuscule avec sérénité mais sans urgence, dans la fumée de mes souvenirs, attendant de me fondre en eux, de me transformer en un nouveau soldat tombé au champ de bataille et oublié là. À partir daujourdhui, je ne serai que spectatrice et jobserverai les images de ma vie se déployer au-delà de la fenêtre du train en pleine course et, à chacune de ses secousses sur les rails, je me souviendrai que je suis encore ici. Je regarderai les passants et aiderai ceux qui, perdus dans leur existence, me demanderont des informations pour atteindre leur but. Mais je ne demanderai jamais à être écoutée et jaccepterai les critiques qui me seront faites sur la façon dont, simple femme de banlieue, jai affronté mon voyage. Et à larrivée de laube, il sera au pied de mon lit, comme une ombre sombre aux détails imprécis, qui me réveillera et me demandera de le suivre pour assister encore une fois à une nouvelle naissance, la mienne.
Claire me regardait, attendant peut-être une réplique de ma part qui alimente cette discussion stérile à mes yeux de femme âgée. Je pouvais faire plus pour elle, je pouvais lui faire un cadeau. Je la déçus donc, je ne relevai pas le défi, et capitulai, me mettant à nu devant elle.
« Claire, viens avec moi au jardin. Je te raconterai une histoire si tu as envie.
Sur quoi grand-mère ? Pas de fable ou de truc de ce genre, je ne suis plus une enfant et je ne suis pas dhumeur à écouter des contes auxquels je ne crois plus depuis longtemps.
Cest peut-être une fable mon enfant. Tu dis bien. Et cest pour ça que quand jy repense et prends conscience de son importance pour moi, je sens des frissons me traverser le corps dans tous les sens. Je te parlerai de ma vie, si tu veux mécouter, pour que tu puisses la comparer avec la tienne et comprendre que malgré le fossé entre nos générations, nous ne sommes pas si différentes toi et moi. »
Claire fixa Rose un instant. Rose lui sourit, linvitant à me suivre. Elle était émue, elle connaissait toute mon histoire dans les moindres détails, même les plus intimes, lun deux layant créée elle. Elle accepta mon invitation dun hochement de tête silencieux, les yeux rivés au sol. Cétait sa façon de me remercier. Le soleil au crépuscule brouillait les couleurs du monde, les rendant uniformes, une unique tache noire sans reliefs, privée de profondeur. Assises sur le même banc que celui où nous avions admiré la fin du jour tant de printemps, nous savourions ce monde qui nous apparaissait en deux dimensions, aux teintes indéfinies et floues, dépourvu de tout contour, pour tous, pour que personne ne puisse douter de sa beauté. Nos yeux fixaient larc-en-ciel de couleurs, du rouge intense près des arbres noircis par le soleil qui descendait, au bleu intense dû à la profondeur du ciel, tel quil nous apparaît quand on le regarde den bas. Ces couleurs se déliteraient bientôt, comme sur une aquarelle fraîche oubliée sous la pluie. Le rouge dominerait la terre pour ensuite laisser place à lobscurité pressée de la nuit. Une nuit sans lune, une nuit étoilée.
Claire sallongea, la tête posée sur mes jambes. Ses yeux bougeaient, sarrêtaient sur des morceaux de ciel, pour compter les étoiles que lon pouvait déjà apercevoir, bien que la lumière du jour ne se soit pas encore tout à fait éteinte. Peut-être y cherchait-elle une étoile en plus, celle quelle navait pas encore vue et quaucun observatoire, aucun télescope navait encore repérée. On dit que quand on meurt, on se transforme en étoile. Penser que ça pourrait vraiment arriver est agréable. Je la caressai et remarquai quelle pleurait. Je commençai alors mon histoire.
2.
Le matin du 13 septembre 1964, je suis montée dans le train qui me mènerait de Charleston, en Virginie-Occidentale, à Cleveland dans lOhio. Javais trente-cinq ans, jaurais dû être une femme mature à cet âge-là. Dun point de vue biologique, javais grandi, ça oui. Par moments, je me sentais même vieille. Je fuyais, quelque chose ou quelquun. Jéchappais à une vie ratée, à un cumul dévènements et de situations qui ne mappartenaient plus. Javais entendu dire que lon comprend vraiment quon quitte un lieu pour toujours si, au moment du départ, on ne ressent pas le désir de se retourner pour regarder une dernière fois lultime photo de son passé. Je métais exercée pendant des jours, imaginant ce moment essentiel pour mon nouveau départ, le regard fixé droit devant moi, le passé seffaçant à chaque pas. Si la vie avait été un ruban de satin, en regardant en arrière je naurais vu quun morceau de tissu déchiré, froissé et privé de sa couleur originelle. Noué ici et là pour marquer les principales étapes de ma vie, pour ne plus les oublier par erreur ou par volonté. Les étapes de ma vie, ou celle des personnes qui avaient toujours tout décidé pour moi, les tuteurs et garants de mon existence, assistants dune pauvre fille aux facultés limitées, incapable de comprendre et de vouloir. Ils avaient pris possession de ma vie et y avaient cherché, et trouvé, une opportunité de racheter leur misérable existence. Je ne remarquais aucune différence entre mes choix et ce que lon mimposait, même si je me forçais à toujours en chercher une, pour me convaincre que cétait juste, que lon mavait appris ce quil fallait, que jétais leur fille et quils avaient donc le droit et le devoir dexercer leur pouvoir sur moi. Même le plus extrême. Jentendais souvent ma mère pleurer dans sa chambre quand mon père nétait pas là. Des sanglots et des larmes amers étouffés dans un morceau de tissu, ces draps qui lenveloppaient durant ses nuits dinsomnie, passées à penser à sa vie, sa vie volée par un homme qui ne la traitait pas mieux quil ne traitait ses chaussures. Il les faisait au moins briller de temps en temps. Et quand ce nétait pas le cas, ma mère devait y penser, sinon les coups pleuvaient. Je lentendais souvent rentrer tard le soir, ivre mort, son stupéfiant refus de la vie noyé dans des barriques de gin et de whisky. Il criait, insouciant de lheure et de sa femme qui dormait peut-être, ou qui veillait, inquiète pour lui, effrayée de létat dans lequel elle allait le retrouver ou de ce quil lui ferait cette nuit-là. Mon père la frappait souvent. Il la battait si elle faisait semblant de dormir quand il entrait dans la chambre dans le noir, comme un fantôme, envoyant la porte battre contre le mur en tentant de rester debout. Il la battait si elle essayait de laider à se relever, à se changer ou à se coucher tout habillé. Tout allait bien, à condition que la nuit passe vite. Mais la nuit emportait aussi un peu de sa vie. Maman attendait que logre soit endormi, allait à la salle de bain et tapotait les marques de coups avec un linge mouillé deau fraîche. Je lentendais, jentendais ses sanglots de douleur dûs aux coups quelle avait reçus dans le visage, un visage qui navait plus aucune expression, forme ou couleur. Elle venait ensuite me trouver. Jétais souvent éveillée, les yeux écarquillés par la peur de ce que je voyais chaque fois sur sa figure. Jétouffais mon ours en peluche dans mes bras, imaginant mon père, désireuse que ce soit lui ma victime de cette nuit. Cet ours était un des rares cadeaux que javais reçu de lui, pour mon anniversaire trois ans plus tôt, quand il était encore un homme bien à loccasion. Grâce à lui, javais appris à détester mon prochain, alors quune enfant devrait au contraire apprendre à aimer. Ma mère me rassurait, me disait que tout serait bientôt terminé et que je navais rien à craindre parce que papa était seulement un peu fatigué, il avait eu une journée difficile et une vie compliquée, il avait dû supporter des situations douloureuses comme cette fois où un de ses compagnons de chambrée et meilleur ami était mort dans ses bras, déchiqueté par une de ces dizaines de milliers de grenades qui ont explosé durant la seconde guerre mondiale, où il avait combattu. Elle me le racontait toujours, ne se lépargnait jamais. Voulant presque justifier le comportement de cet homme chez qui elle ne trouvait plus aucun des traits qui lavaient attirée des années auparavant, la rendant amoureuse, convaincue quil était fait pour elle, et quelle avait épousé. Et pour lui faire plaisir, je faisais semblant de lentendre pour la première fois, je restais en boule dans mon lit, en silence, et quand ma mère finissait son récit de ce soir-là, je mapprochais delle pour lembrasser et caresser les marques de coups, pour comprendre à quel point elles pouvaient la faire souffrir. Elle interprétait ce simple geste de ma part comme un grand geste damour qui la récompensait de tout, qui la convainquait que, tout compte fait, continuer à vivre pour quelquun en valait la peine. Pour moi. Elle me demandait pardon en quittant lentement ma chambre. Je ne compris que plus tard quelle sexcusait de mavoir mise au monde. Sur son visage martyrisé, ses lèvres dessinaient un faible sourire, qui me semblait rassurant, parce que je ne comprenais pas encore, je ne comprenais pas tout. Mais je savais ! Je savais que ma mère retournait dans lantre de logre. Et je cachais ma tête sous les couvertures, tremblante. Je voyais un ogre affamé avec des traits humains, ceux de mon père, que le pouvoir de mon imagination denfant rendait plus laids. Logre festoyait avec les restes de ma maman, déchirait ses chairs de ses dents effilées. Ces images étaient si réelles quil me semblait sentir lodeur de son sang versé sur mon lit. Logre mappelait, mordonnait dentrer dans sa tanière et me tendait un morceau de son corps, sa main. Cette même main qui mavait caressée quelques instants auparavant était maintenant inanimée sous le regard puissant de mon esprit. Souvent, ce cauchemar maccompagnait toute la nuit et tout le jour suivant, bien que les ombres et les spectres qui habitaient lobscurité aient cédé la place à la lumière du jour. Cette torture allait durer toute ma vie. Mais arriva quelque chose qui réussit à briser cet enchantement maléfique. Tout sest évanoui à partir du jour où, de retour de luniversité, jai trouvé ma mère morte dans la salle de bain. Elle baignait dans une mare de sang, les poignets lacérés par la lame froide et métallique dun rasoir. Logre était entré en elle et lavait combattue de lintérieur, la consumant goutte après goutte. Mais le moignon de bougie, désormais fondue, ne laissait pas encore voir sa mèche et la flamme était encore allumée, bien que faible. Elle, petite et simple femme privée de son identité, avait trouvé le moyen de vaincre son ogre. Elle lavait fait à sa manière, ce jour-là. Et ce fut sa plus grande victoire. Ce matin-là, ma mère mavait confié pour la première fois son jeu de clés de la maison. Javais enfin atteint mon objectif, lâge adulte, javais gagné sa confiance sans mérite particulier. Mais, à mon insu, elle aussi sentait quelle avait atteint le sien. Elle avait vingt-deux ans quand elle avait commencé à soccuper de logre, à satisfaire seule tous ses désirs, même les plus malsains. Ses mains, ses pieds, et tout son corps étaient désormais dédiés à moi, rien quà moi. Je restais seule. Ma compagne de mésaventure mavait abandonnée, trop fatiguée pour poursuivre le jeu avec moi. Fatiguée de tout, de la vie. Trois longues années sont passées avant que je ne parvienne enfin à me libérer de lui, années qui mont privée de toute dignité, dépouillée comme femme et comme être humain. Jai cherché un emploi à lhôpital comme infirmière et, étrangement, ils mont immédiatement acceptée. Ce fut mon premier vrai salut. Jai jeté les horribles souvenirs de mon enfance dans la benne à ordures devant la maison et réuni les quelques guenilles encore bonnes, celles que je navais pas portées quand il me violait, qui nétaient pas imprégnées de lodeur de son sperme, de son vomi mêlé dalcool et de mon sang. Jai trouvé une maison à louer hors de la ville, pas très digne, mais on pouvait y vivre. En fin de compte, quest-ce que je savais de la dignité ? Jai payé lavance avec le peu dargent que javais pu réunir grâce aux petits boulots que des voisins au bon cœur mavaient confié. Ils connaissaient ma situation dorpheline de mère suicidée, et celle dans laquelle je devais me trouver avec un mauvais père auquel ils avaient malheureusement eu affaire bien plus dune fois. Javais jalousement gardé cet argent dans un coffret en métal caché sous une planche du sol, en attendant que le bon moment arrive pour lutiliser. Logre ne mavait jamais permis daller travailler, il naurait jamais voulu que je gagne mon propre argent, que je devienne autonome et peut-être assez forte pour trouver le courage daller le dénoncer aux autorités. Il affirmait que lautorité, cétait lui, et moi jétais sa chose. Et je devrais le rester toute ma vie ou au moins jusquà ce quil décide de me jeter dehors à coups de pieds.