Allez, Juan, on file dici.
Je ne peux pas murmura-t-il tout me fait mal.
Allez, Juan, tu dois te lever ou ils nous tueront tous. Je vais laisser les sacs dehors et je reviens te chercher.
Daccord, daccord, je vais essayer me répondit-il, en sagitant légèrement sur son siège.
Je pris les deux sacs à dos et sortis, titubant encore un peu étant donné la violence de la secousse. Je dus faire un très gros effort pour ne pas marrêter en chemin pour aider les autres personnes, mais je ne savais pas de combien de temps je disposais. Javais seulement envie de vivre. Vivre un jour de plus pour voir, une nouvelle fois, le soleil se lever. Nous nous trouvions dans la clairière du bois, sur un côté. Apparemment, le pilote essaya datterrir ici comme il ny avait pas darbres mais dévia légèrement; laile gauche avait été perdue lors du choc contre les grands arbres. Une grande colonne de fumée séchappait de lavion et sélevait jusquau ciel, permettant à quiconque de la voir à plusieurs kilomètres à la ronde. Je menfonçai un peu dans lépaisseur feuillue et laissai les sacs au pied dun grand arbre. Je fis ensuite demi-tour, voulant revenir à lavion, mais, à ce moment-là, un groupe dhommes noirs armés fit irruption dans la clairière par le côté opposé au mien. Je me baissai rapidement, me cachant derrière un tronc. Je sentis une pointe de douleur à lestomac. Les guérilleros, certains habillés en camouflage et dautres en civil, encerclèrent lavion, pointant leurs armes et criant sans cesse. Je ne comprenais rien à ce quils disaient, mais la zone où nous nous trouvions devait être swahilie ou allez donc savoir quoi.
Nitoka! Criaient-ils sans arrêt enyi!, nitoka!, maarusi!1
Quelques passagers déconcertés et confus commencèrent à sortir de lavion peu après. Ils furent étendus sur le sol sans ménagements et fouillés consciencieusement. Un plus grand nombre de rebelles arriva. Un des passagers, un homme qui avait été assis devant nous, paniqua et se leva, essayant de senfuir en courant. Les guérilleros tirèrent de multiples rafales avec leurs mitraillettes, le tuant presque sur le coup. Pendant ce moment de confusion, Juan sortit de lavion et commença à courir en direction contraire à ce qui retenait leur attention.
Basi!2, basi! crièrent quelques rebelles lorsquils le virent.
Nifyetua!3 cria celui qui semblait être le chef alors que Juan était sur le point datteindre le bord de la clairière.
Alors deux dentre eux lui tirèrent dans le dos, sans attendre. Une des balles passa près de moi en sifflant. Je baissai la tête et fermai les yeux le plus fort possible, croyant bêtement que cela pourrait me protéger des projectiles. Il tomba à genoux, à cinq mètres à peine de lendroit où jétais en train dobserver et, avant de seffondrer complètement, arriva à me voir blotti là et madressa son dernier sourire.
Nitoka, maarusi! continuaient-ils à crier en direction de lavion.
Je neus pas à faire un trop gros effort pour éviter de crier, jétais resté totalement muet et paralysé. Je ne sais combien de temps je restai comme ça, mais, lorsque je pus réagir, je sus avec certitude quil ne me restait quune seule issue: fuir pour sauver ma vie. Je pris les deux sacs et méloignai, pénétrant dans la végétation de la forêt avec la plus grande discrétion possible, ce qui était beaucoup demander vu que javançais en zigzag et que mon corps était meurtri. Jétais donc incapable de le contrôler. Je ne savais pas quelle direction prendre, mais il était certain que plus il y aurait de distance entre ces sauvages et moi, plus grandes seraient mes chances de survie.
Je marchai pendant presque deux heures, éperonné par la crainte, par la peur de mourir, jusquà ce que mes jambes cèdent. Je tombai, défaillant. Les sacs me paraissaient être remplis de pierres. Mon genou gauche me faisait très mal; après mêtre blessé en jouant au football, il nétait pas complètement guéri et me posait problème encore aujourdhui si je forçais trop. Jouvris mon sac et en sortit une canette. Elle était encore un peu fraîche, je la bus avec empressement. Je transpirais abondamment, des gouttes de sueur coulaient, tels des torrents, de mon menton, comme sil venait de pleuvoir ou comme si je venais de sortir dune piscine. Je manquais dair et jouvrais la bouche, essayant dinspirer de grandes bouffées. Je mengouai à cause dune gorgée bue trop vite et jéternuai fortement, je pensai métouffer. Lorsque je parvins à me calmer, toujours haletant, je me rendis compte que la lumière était plus faible : la nuit tombait. Alex mort dans laccident, Juan criblé de balles; javais perdu mes deux meilleurs amis lespace dun instant pour la stupidité dune guerre civile que je ne comprenais pas et qui métait indifférente. Pourquoi ne sentretuent-ils pas ? Pourquoi nous ? Pourquoi mes amis, Alex, Juan? Salauds! Si ça ne tenait quà moi, ils crèveraient tous. A cause deux, jétais seul maintenant, dans ce putain dendroit, humide, angoissant, asphyxiant, sans mes amis. Pourquoi moi? Pourquoi eux? La mort de Juan, fusillé par ces sauvages tournait en boucle dans ma tête, comme si cétait un film. La lumière de ses yeux séteignant dans le dernier regard quil madressa Jessayai de ne pas y penser, de locculter dans quelque recoin de mon esprit, rien à faire. Cela fait quelques heures nous étions ensemble, riant, nous remémorant les anecdotes du voyage, et maintenant
Je pleurai un long moment, je ne sais combien de temps, mais cela me fit beaucoup de bien. Lorsque je pus marrêter, je me sentais beaucoup mieux, du moins plus tranquille. Il était évident quil allait faire nuit : la forêt obscure entrait dans le monde des ténèbres. Il me fallait chercher un endroit où dormir. Javais peur de dormir à même le sol, pensant surtout aux rebelles qui pourraient me trouver. Dormir dans un arbre ne me tranquillisait pas davantage, avec les serpents, ces singes hurleurs ou allez donc savoir quelle bête féroce, sauvage et affamée. Je devais prendre une décision. Les serpents ou les hommes armés et enragés? Les serpents me semblèrent être une meilleure option, ils ne mavaient encore rien fait, pour le moment. Je cherchai un arbre auquel je pourrais grimper facilement, difficile daccès pour les serpents et avec un espace où je pourrais minstaller pour dormir.
Je me rendis compte à ce moment-là de lincroyable quantité de types darbres et de plantes quil y avait. Des plus petites plantes, presque minuscules, aux arbres de plus de 50 mètres dont le tronc dépassait en grosseur celui des autres arbres sans que lon puisse en voir le bout. Un riche mélange de différentes espèces de flore parsemé ça et là; il y avait même de très hauts palmiers, aux feuilles colorées et effrangées, larges de plusieurs mètres, aux denses et compactes inflorescences4. Il y avait une couche supérieure darbres, denviron 30 mètres. Certains la dépassaient même largement. Une seconde couche, ensuite, de dix ou vingt mètres de hauteur, avec des arbres à forme allongée, comme les cyprès de nos cimetières y une troisième couche, de cinq à huit mètres de haut, que la lumière peinait à atteindre. Il y avait aussi des arbustes, de jeunes et rares plants de divers types darbres et une mousse épaisse qui recouvrait quasiment tout à certains endroits, de même quune multitude de lianes, grimpant à tous les troncs, pendant de toutes les branches. Des fleurs et des fruits de toutes parts, surtout dans les plus hautes couches, inatteignables. Lon percevait aussi tous types danimaux. On ne les voyait pas aisément, cependant lon pouvait entendre dinnombrables piaillements doiseaux, des cris de singes, le bruit des branches sagitant au-dessus de moi au passage de lun deux et celui des insectes bourdonnant autour des fleurs. On entendait même, de partout, les pas danimaux terrestres, comme un bruit lointain. Les papillons et le reste des insectes voletaient dans tous les sens. Si je navais pas été dans la situation dans laquelle je me trouvais, jaurais pu profiter dun si bel endroit, mais, à ce moment précis, tout était un obstacle à ma survie. Javais peur de tout.
Après avoir cherché un court instant, je trouvai un arbre qui me parut adéquat et y montai, les sacs sur le dos. On aurait dit quils pesaient énormément et mon genou implorait le repos. Lorsque je fus suffisamment en hauteur pour me sentir en sécurité mais pas assez pour me tuer ou me blesser grièvement si je chutais pendant la nuit, je me positionnai du mieux que possible entre deux branches épaisses, côte à côte et presque parallèles. Je me couvris un peu avec une des petites couvertures de lavion que javais apportée et utilisai lautre comme oreiller. Je pus entrevoir dans le ciel une incroyable quantité de grandes chauves-souris marron foncé qui battaient des ailes, voltigeant de cette façon si caractéristique qui leur est propre : des êtres à lapparence furtive, se déplaçant par impulsions5. Je narrivais pas à les compter, il devait y en avoir des milliers, se posant surtout sur les palmiers pour se nourrir de leurs fruits ou chasser les insectes qui les mangeaient, pensai-je.
Je dus dormir deux heures, fractionnées en de petits intervalles de quinze à vingt minutes. Les bruits me harcelaient de toutes parts. Je nentendais que des pas, des voix, des cris, des criaillements, des petits cris perçants, des bourdonnements, des bruissements : un constant murmure qui augmentait et satténuait sans cesse. Il me parût même entendre plusieurs fois le cri dagonie dun enfant et des barrissements déléphants. Je ne savais pas sil sagissait vraiment de cela ou si cétait quelque chose de ressemblant, tout simplement. De temps à autres lon entendait un rugissement assez inquiétant, ce qui me laissait imaginer quune bête féroce viendrait me dévorer pendant mon sommeil. Parfois, langoisse mempêchait de respirer, tenaillant mon cœur, presque au point den ressentir une douleur. Chaque son, chaque mouvement, chaque chose qui se passait autour de moi était un tourment, une sensation dangoisse oppressante. Dès que jarrivais à mendormir, il se passait quelque chose, nimporte-quoi, qui mobligeait à me réveiller, apeuré. Parfois je voyais briller des yeux dans la nuit lugubre et, pour essayer de me réconforter, je me disais que cétait un simple hibou ou son plus proche parent vivant ici, mais ces tentatives pour rester positif étaient de courte durée. Je finissais toujours par voir des félins aux troubles intentions ou un dangereux serpent, en train de chasser. Dautres fois, il me semblait entendre des coups de feu à proximité, des rafales intermittentes, mais, si je tendais loreille, je narrivais pas à entendre quoi que ce soit.
Javier jentendis Alex mappeler.
Oui, où es-tu? dis-je, me réveillant en sursaut.
Javier entendis-je de nouveau.
Je regardai dans toutes les directions, angoissé, dans lexpectative, désirant voir mon ami. Jusquà ce que je réalise quAlex était mort et que jétais tout seul, sans aucune aide, en pleine jungle. Cela me faisait peur de ne pouvoir compter sur laide de personne, de navoir personne avec qui partager ma douleur, mon désespoir en cet instant. Je ne devais pas céder à la panique, je devais expulser de ma tête les mauvaises pensées pour pouvoir subsister mais jen étais incapable. Une sensation suffocante de solitude mobligeait à puiser dans mes peurs.
Javier, Javier
Son appel dura toute la nuit, inquisitif, attrayant.
Je serais parti avec lui, si javais su où aller.
2ème JOUR
JE DECOUVRE LES MERVEILLES DE LA FORETNon, ne le tuez pas! criai-je en magitant de façon convulsive, provocant ma chute de larbre dans un bruit sourd.
Je me débattis de long en large, fuyant mes propres fantômes, ignorant la douleur de la chute. Je regardai dans toutes les directions, totalement désorienté, et demeurai un moment sans bouger, recroquevillé, gémissant tel un animal blessé. Tandis que je frottais mon dos meurtri, je réalisai que ce nétait quun mauvais rêve, un cauchemar bien réel puisque javais revécu la mort de Juan, le choc de lavion, le corps inerte dAlex, une nouvelle fois, entre mes mains. La sueur perlait à mon front, mes mains tremblaient. Je respirai profondément un instant et me décidai à bouger. Ma seule envie était de méloigner le plus possible de lavion, de méloigner doù javais perdu une partie de ma vie. Mon passé était terrible, mon futur, désolant.
Javais très mal au dos à cause de la position que javais adopté, à cause de la chute ou bien des deux choses à la fois et je me sentais un peu fiévreux. Je grimpai à larbre en me plaignant pour récupérer les sacs et remarquai quil manquait le sac contenant la nourriture. Le bond que je fis sur le coup me fit presque tomber à nouveau de larbre. Je narriverais à rien sans ce sac. Je cherchai avec appréhension parmi les branches et, alors que je pensais ne plus jamais le trouver, je vis quil était tombé au sol, lensemble de son contenu éparpillé. Cétait probablement moi qui lavais fait tomber, lentraînant dans ma chute ou en remuant pendant la nuit. Je descendis avec précaution, lautre sac à lépaule, et récupérai tout ce que japerçus: trois canettes de rafraîchissement, un sandwich au saucisson, des biscuits déjà croqués et remplis de fourmis, une boîte de dosettes de sel pour la salade et les deux boîtes qui savérèrent être remplies de pâte de coing. Le reste avait disparu, emporté, je supposai, par les animaux. Ceci me fit conclure quil était tombé pendant la nuit.
Je décidai de faire linventaire de tout ce que je transportais afin de voir ce qui pourrait mêtre utile et de jeter ce qui ne létait pas. Porter un poids inutile navait aucun sens et javais besoin de connaître les moyens dont je disposais. Dans mon sac, mis à part la nourriture, javais le couteau acheté pour mon père, les figurines en bois, un livre de voyage sur lAfrique Centrale, un paquet de mouchoirs en papier, des jumelles de 8x30, un chapeau kaki en tissu et un t-shirt où était marqué I love Namibia. Il me restait de la trousse à pharmacie une boîte daspirines à moitié entamée, une boîte entière danti-diarrhéiques, une bande, trois pansements et quelques comprimés contre les nausées. Tout ceci en plus des papiers personnels, bien évidemment. Dans le sac de Juan se trouvaient aussi ses papiers, mais aussi les trois couvertures et le petit coussin de lavion, un petit livre avec des phrases en swahili, ses lunettes de soleil, une casquette, des petites barres de chocolat, une bouteille deau en plastique dun litre, presque vide, une fourchette, une grande figurine en bois représentant un éléphant et dautres plus petites, un paquet de cigarettes presque entier et un briquet.
Je ne pouvais pas porter deux sacs à la fois, je rangeai donc tout dans le mien, en meilleur état, à part une des couvertures et loreiller qui prenait beaucoup de place. Les figurines en bois étaient inutiles dans cet environnement. Je les enterrai et les recouvris avec des branchages. Tandis que je me débarrassais de certaines choses, je me rappelais les gens auxquels elles étaient destinées : Elena, ma famille, mes amis, Alex, Juan. Je ne mis pas longtemps à recommencer à pleurer. Je ne reverrais plus jamais aucun deux. Enfin, Alex et Juan je les reverrais bientôt, au ciel, ou nimporte-où que lon aille une fois mort.