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Et il vient vers moi gelé, fantomatique, les pommettes tremblantes. Il claque des dents.
Un cauchemar horrible vient de me hanter, père. Jai rêvé dune marionnette prise entre les dents dune énorme bête. Le rejeton suscitait une crainte légitime. Il avait de grands yeux rouges. Il me regardait tout en me tenant dans sa bouche. Jincarne cette marionnette. Il me regardait fixement. Il reniflait comme un taureau. Sa bave très liquide coulait collante, dégoûtante. Tout était sinistre. Mais ses yeux, ô mon Dieu, ses yeux exprimaient lhorreur absolue.
Entre, fils bien-aimé, lui dis-je. Je laccueille dans mon lit, et je souris intérieurement à sa peur si enfantine de lobscurité.
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Entre, jeune homme. Entre, triomphant dans ton Jérusalem où lon tacclame.
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Une nuit de plus, le père Misael ne pourra pas trouver le sommeil. Il se penche par la fenêtre, le garçon sest endormi sur sa couche. Il ne veut quun verre de vin, pas dans le calice sacré qui métamorphose en sang du Seigneur, mais dans celui qui soulage la nervosité contenue et le désir refoulé dêtre un autre. En bas, la ville dort. Au loin, il ne voit aucune fenêtre éclairée et prend conscience de linfini de son isolement. Il ne peut être comparé à cellui de personne dautre. Cette solitude ne connaît ni fin ni interstice. Il reconnaît ne pas avoir de semblables. Le monde ne comprendrait pas. Il ne comprendra pas. Dieu, dans son infinie sagesse et avec son regard omniprésent, ne comprendrait pas. Il ne comprendra pas.
LUNDI
Prière et blasphème
Sanctificetur nomen tuum.
La poitrine craque et un séisme miniature venu des bronches élargit la cage thoracique. Le tremblement germe dans les anneaux trachéaux où ronronne une réponse inconsciente et collective provoquée par des millions de bacilles avides de substances. Sur son passage, il provoque les convulsions du pharynx et du larynx. Lavalanche microscopique sécoule et répand sa couronne. En chemin, elle provoque la trépidation de toute lépiglotte. Le minuscule cyclone se répercute dans la membrane hypophysaire et répartit ses alluvions entre le nez et le palais, puis il déclenche une congestion inflammatoire dans lexplosion soudaine dun ronflement.
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Jai passé toute la matinée en veillée. Jai imploré la miséricorde du ciel. Le murmure de mes oraisons jaculatoires se mélangeait avec le vacarme de la respiration du garçon. Le bruit de sa poitrine enflammée mincitait encore davantage la vigilance. Jappellerai le médecin à la première heure. Il dort allongé sur ma couche. Chaque fois que le désir de contempler son anatomie me submergeait, je me soumettais à une insulte stimulée par mon aspiration de demeurer enfant de Dieu. Jaspire à suivre les traces du prophète et jaspire à ne pas céder dun pouce à linstigation du mal. Seigneur, je veux te servir et vaincre la velléité du diable. Je veux lui dire que lhomme ne vit pas uniquement de chair. Il essaie de me soumettre à la tentation, de méloigner de toi, ô, Père bien-aimé. Mais je me subordonnerai exclusivement à tes commandements.
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Tomás lutte contre des ombres fictives. Il les invente. Parfois, pendant une matinée dété ensoleillée, il poursuit des lézards. Ces vermines vandales se faufilent partout entre les murs de pierre du jardin, entre les crevasses de ladobe dans larrière-cour, entre les fissures sur le bord des fenêtres. Elles sortent pour prendre un peu de soleil. Tomás les réprimande de sa vieille voix, dans un élan de gros grognements chargés de lenteur et avec parcimonie. Cependant, il lance très souvent des aboiements avec une énergie inhabituelle. Comme sil cherchait à valider son autorité canine jadis dominante. Comme sil souhaitait incarner lesprit gardien dun Cerbère à temps partiel à laffût de ses faibles antagonistes et sassurer que personne nusurpe son royaume. En ce moment, il saute avec un courage soudain sorti de manière inexplicable de cette anatomie poussiéreuse. Il avertit la vermine. Lengeance a sûrement cherché refuge dans une branche du vieil amandier où lanimal exécute des pirouettes de traque tandis quil aboie et aboie. Mais dans son fantasme daltonien, exacerbé par son acuité olfactive usée, les démons qui le tourmentent sont souvent le fruit de son imagination fatiguée. Je lobserve et je me dis quaprès tout nous nous ressemblons assez. Nous succombons aux caprices de notre nature tels de simples animaux instinctifs. Seule notre âme nous sépare. Merci, mon Dieu, de nous avoir insufflé une âme.
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Jai célébré lEucharistie sans le garçon. Malgré la présence dune main charitable pour répandre lencens, lexpérience ne compense pas celle que je vis en sa présence. Ne pas le voir pendant quelques heures minflige un tourment plus grand encore que lorsquil est allongé tout près de ma peau.
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Le verdict du médecin est arrêté. Un gros rhume anéantit les défenses du jeune homme, me dit-il dune voix grave. Il esquisse le sourire de rigueur. Mais avec quelques jours de repos et une dose dantalgiques assortis, il retrouvera sa santé. Nous marchons tous les deux vers la porte dont les charnières rouillées émettent un crissement. Lagression auditive provoque un sursaut instinctif. Après ce contretemps, le médecin se tourne solennellement, il baisse les yeux et me demande la bénédiction. Je dessine une croix en lair à la hauteur de son visage, puis il se retire en saluant. Le garçon se rendort. Il inspire et expire avec difficulté. Je caresse son front pour apprécier la maladie. Mais je ne ressens que mon corps qui commence à trembler et une transpiration excessive évacuée par mes mains.
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Jai un peu travaillé au bureau et jai eu de courts entretiens, dailleurs peu inspirants, avec les paroissiens. Libéré de mes responsabilités, jarpente le pavé de la promenade qui longe la berge jusquau petit hameau de la ville voisine. La brise me frappe et frotte avec un sifflement profond la boucle de ma coiffure. La fin de lété soulève de beaux murmures. Les hirondelles amorcent lexode annuel habituel vers louest dans un pèlerinage qui ressemble beaucoup à des lamentations. Les autres oiseaux pendant ce temps se contentent de traverser la zone centrale du parc. Dans leur anarchie scatologique, ils en profitent pour décorer les voitures, les trottoirs, les places et les passants dans une fête excrémentielle sans précédent.
En ce moment même, alors que je marche près du parc central, je perçois le chœur de gazouillis de ces petits oiseaux accrochés aux câbles électriques. Leur pépiement collectif gêné sinterrompt sur de brefs intervalles par le tonnerre des transports qui se déplacent sans répit sur lavenue. Je continue ma promenade le long de la rue la plus discrète de cette bourgade aux prétentions citadines. Mon itinéraire imposé emprunte une petite rue piétonne chaque fois que je vais faire les courses. Tout ici respire la sérénité, sans bruit de moteur ni klaxons agaçants. Et soudain, le vacarme rugi de la salle de billard inaugurée quelques jours auparavant. Des insultes nuancées dobscénités résonnent dans la bouche dun jeune homme qui ne se laisse pas intimider par la robustesse de son ennemi. Ladversaire exhibe fièrement ses tatouages érotiques qui incitent à le cataloguer parmi les condamnés sortis dune prison reculée. Jopte pour une retraite rapide et je tourne les talons. De dos aux hostilités, jentends les coups secs secouer les viandes. Je débouche sur lavenue principale. Je marche en essayant doublier le garçon. Ni lagitation des voitures, ni les hurlements des conducteurs en colère avec leurs orteils enfoncés sur la pédale, ni la pluie de gazouillis qui tombe sur moi comme une faïence, ni le récent conflit de rue ne parviennent à éloigner mes pensées du jeune homme et à interrompre mon calvaire. Jessaie de me distraire et jénonce une issue pacifique à la bagarre de la ruelle. Jatteins ma destination, mais sans avoir ébranlé lénorme pierre qui me tourmente sur mes épaules.
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Une explosion de bruits secoue le marché. Les cris imprègnent latmosphère encombrée de commerçants occupés à négocier les fruits, les légumes, les céréales. Lépicerie en général donne une touche deuphorie typique des endroits bondés de gens ordinaires. Je vais dans le coin du poisson et je demande mon ravitaillement habituel du lundi. Père, le voici ! me dit Leandro, le commerçant qui me connaît depuis des années, et il enveloppe sans ménagement le poisson encore épileptique dans des feuilles de vieux journaux. En quittant le marché, jentends les sirènes de police et leurs hurlements plaintifs, rejoindre les indiscrets qui se pressent sur les lieux de la scène pour satisfaire leur curiosité et juger de leurs propres yeux. En passant près de la rue de léchauffourée, je peux voir les policiers enfouir la brute querelleuse finalement menottée dans la patrouille, non sans se heurter à une certaine résistance. Je ne retrouve aucune trace du jeune homme intrépide. Je méloigne et jimagine encore une fois une conclusion de grande envergure à lhistoire de léchauffourée. Limage du garçon me tombe dessus. Le souvenir du son de sa voix palpite dans mes tympans comme un orphéon danges. Je réalise que le blasphème dépasse les jurons du grand homme aux tatouages. Je récite quelques prières sur le chemin du retour.
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Mme Salomé armée de son balai défile devant moi sans aucune inquiétude, toujours gardée par Tomás. Elle sest habituée à ma présence sur le canapé. Avec ma prosternation coutumière, je plonge dans des transes qui me procurent des sensations insoupçonnables. Jai parfois conscience quen réalité je me suis habitué à lombre de son anatomie qui se déplace dans la pièce. Je me redresse péniblement et je me dirige vers ma chambre.
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La musique exalte ma sensibilité et son alchimie mélodique laisse sur moi une empreinte indélébile. Je ferme les yeux. Je me laisse transporter vers un autre monde plus agréable, un lieu marqué par des joies infinies, un paradis fait de toutes fleurs, des tulipes, des dahlias, des agérates, des chrysanthèmes, des orchidées, des lys Sy perdre représente une véritable bénédiction ! Ce jardin offre une échappatoire unique au brouhaha incessant provoqué par mes pensées.
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Un râle secoue le corps du jeune homme. La force qui comprime et libère violemment le diaphragme émane des poumons. Elle fait irruption avec virulence. Elle glisse rugueuse sur sa langue. Elle sillonne les cordes vocales qui transforment limpulsion en un son rauque et trouble. La toux se matérialise dans des expectorations qui traversent la gorge et se terminent par un voyage par la fenêtre côté jardin. Le garçon tousse longuement. Les rares pauses entre les quintes naccordent guère de répit aux brûlures de ses amygdales. Depuis la cour, les aboiements impétueux de Tomás inondent toute la maison. Sa vigie a visiblement abouti, il a sûrement détecté un insecte insaisissable, ou simplement ses vieux sens subissent le fruit de pure fabulation.
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Les sonneries récurrentes brisent le silence. Jentends derrière moi les chaussures de Mme Salomé. Elles glissent à la hâte sur le carrelage et sarrêtent à destination pour laisser place au bruit plastique du combiné quelle décroche. Le tintement des ustensiles de table remonte aux oreilles de Tomás. Ses organes fatigués restent plus éveillés que son odorat presque perdu. Jexagère, les effluves de poisson lont sûrement guidé jusquà la table. Le garçon se repose. Je mâche soigneusement la nourriture. La douceur salée ravit mon palais. Une arête éclate bruyamment entre mes dents. Mme Salomé enlève la vaisselle. Elle minforme, de façon très formelle, quaujourdhui, elle doit partir plus tôt en raison dun accident domestique. Elle doit sabsenter pendant quelques jours. Jacquiesce en guise de confirmation.
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Après avoir examiné le monde effondré sous toutes ses facettes jouvre le triptyque. Mon regard se porte sur le côté droit enrichi dillustrations complexes. Lenfer serait-il un endroit chargé de vacarme ? Je me le demande. Peut-être est-ce un hurlement infini qui fait éclater le cerveau et les entrailles pour nous inciter ensuite à récupérer nos débris ? Ou tous ces instruments de musique exposés dans la peinture manqueraient-ils vraiment de sons et de silence infernal, le destin des hérétiques ? Lenfer ne se matérialise pas par le doux hurlement du silence. Cest sûr ! Cest le torrent de crépitements dévastateurs qui fait plier lâme. Pour cette raison, ce condamné est incrusté dans les cordes de la harpe et cet autre infortuné est sacrifié dans le luth géant. Ensuite, je pense à ma sentence. Jexamine ce triste sodomite empalé par une flûte comme linitiateur dune longue lignée de grabataires. Cest comme si jécoutais son tourment, comme si dune manière énigmatique sa douleur fictive se transfigurait en complicité dans mon intestin et me rappelait toute latrocité du péché. Je contemple lhomme étreint par un cochon vêtu dun voile de religieuse. Cest comme si lon mavait initié au tableau, car je flaire la pestilence des soupirs obscènes constamment près de moi, à lintérieur de moi. Je ferme de toute urgence les portes de ce terrible monde spirituel. Limage du monde terrestre réapparaît, un paysage qui me semble plus odieux encore. Monde, les péchés tenvahissent. Dieu, protège-nous. Dieu, sauve-moi.
Je me prépare pour la messe.
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Je vous salue Marie très pure, conçue sans péché. Jai péché, père. Parle-moi de tes péchés, ma fille. Des pensées de luxure massaillent. Hier soir, je lai vu presque nu et je désirais son corps, je le voulais avec intensité et ardeur. Est-ce vraiment mal, père ?
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Le prêtre écoute et réprime un soupir complice. Cest la même histoire pour chaque croyant, partiellement défigurée par une légère nuance. Cest le désir. Le désir peccamineux et odieux. Le Père Misael, à la fin de chaque rite de nature analogue, termine avec la formule de rigueur. Il la manifeste comme en ce moment, avec les intonations les plus normales, après avoir écouté tout lattirail intime quimplique une confession de lesprit. Que Dieu, le Père miséricordieux, qui a réconcilié le monde avec lui-même par la mort et la résurrection de son Fils, Dieu qui a répandu lEsprit Saint pour la rémission des péchés, taccorde le pardon et la paix à travers le mystère de lÉglise. Et je tabsous de tes péchés au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Dans le confessionnal, un amen retentit, il est chargé de soulagement.
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Je me tiens derrière la tête de lit et je secoue le flacon deau de Cologne tubéreuse avec laquelle jhumidifie mes mains. Joins la surface de son visage et je pense percevoir un battement des paupières immédiatement étouffé par la force fébrile de la fièvre. Le garçon est brûlant. Je brûle aussi, pour des raisons différentes. Dors, mon fils, je prends soin de toi. Je suis sur le point de mendormir, je me lève et je constate que les médicaments ont atténué linfection. Je me frotte les mains une fois de plus et jeffleure ses pieds avec le baume. Je méloigne, quelque peu soulagé après ma visite.
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Louée soit leau bénite de la tubéreuse quils ont ointe sur ton corps. Repose-toi, demain tu te lèveras et tu marcheras.
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Je délire, jai vu de près le visage de la bête et cela ne peut arriver que dans mes rêves. Cest la fièvre. Sa bave inonde mon corps. Jécoute son expiration et je nai pas la force de crier. Je réunis juste assez de courage pour lui cracher au visage, même pas avec de la salive, mais juste avec un air de dégoût et dhorreur. Je pleure. Il est normal de pleurer dans les moments de terreur. Jimplore le ciel. Il est naturel dimplorer le ciel, pour un croyant. Jette la bête en enfer, Seigneur. Protège-moi. Prends soin de moi, Seigneur. Sois mon refuge. Toi, Seigneur, tu es mon berger. Avec toi je ne manquerai de rien. Rien ni personne ne peut me blesser.