ENtités - Diego Maenza 2 стр.


Une nuit étoilée, il découvrit un marais silencieux situé loin des villages et se baigna dans ses eaux boueuses. Dépassé par la fange de sa célébrité, débordé par la bourbe de la popularité, il prit un congé sabbatique dune année, plongé dans la vase. À partir de cette nuit-là, il répondit chaque soir à lappel du marais du silence, défaut secret quil devait conserver jusquà ses derniers jours.

Après cette retraite bien méritée, Crapaud, accablé par une immense angoisse et par une tristesse infinie, retourna à la communauté qui lavait vu grandir. Il essaya toutefois de rester aimable avec la vie et de se donner une deuxième chance. Il souhaitait contacter ses anciens amis, ces gamins qui linvitaient à jouer au ballon et le traitaient gentiment. Las, les gosses dantan, aspirants sportifs va-nu-pieds et poussiéreux, avaient disparu. Il y avait à leur place des messieurs semi-bourgeois, éduqués dans des écoles privées, postulants gominés et ennuyeux à un poste demployé de banque, de cadre dentreprise ou de bureaucrate ordinaire, qui désormais ne poseraient pour rien au monde aux côtés de quelquun comme Crapaud, même par curiosité malsaine. Il chercha à joindre les jeunes vierges qui lavaient jadis poursuivi, mais toutes étaient mariées, la plupart à des employés de banque, à des cadres dentreprise ou à des bureaucrates ordinaires. Il voulut visiter son ancien étang, celui qui lui avait appris la cadence et le calme, mais ny trouva que stérilité et déception. Décidé à suivre le chemin de labandon, il retourna dans lhabitat humide de sa grotte. Alors quil y pénétrait, il sentit sur lui un regard jeune et vif qui le suivait dune fenêtre voisine. Il remarqua la beauté de la jeune fille qui le regardait, subtile et amoureuse. Ses traits étaient façonnés par une beauté insolite, sculptée pour la délectation et la fascination, faite pour inspirer des poèmes aux crapauds mélancoliques. Ses longs cheveux noirs ne pouvaient quévoquer la chasteté des jouvencelles qui attendent lamour. Crapaud comprit que la vie lavait récompensé. Les jours suivants, avec un art de la clandestinité propre aux anoures les plus tenaces, Crapaud entra en contact avec la belle jeune fille. Ils tombèrent amoureux comme seuls peuvent le faire les amants furtifs. Une nuit de lune (Crapaud aimait les nuits de lune), ils se rencontrèrent dans le marais du silence. La jeune fille sapprocha de Crapaud et, frissonnante, se régala de sa peau sèche, âpre, verruqueuse, et de sa persistante odeur dhumidité. Ce fut la seule fois quils firent lamour.

Au petit matin, après avoir découvert que les appartements de la demoiselle étaient vides, le père de la vertueuse, homme strict et dominant comme personne, châtia la jeune fille et lui fit quitter le village. Crapaud ne la revit jamais.

Au cours des mois suivants, consommé par un désespoir fébrile, Crapaud se rendit dans une multitude de villages, à la recherche de sa bienaimée. Nombre de femmes (des pucelles des maisons les plus prudes à de vulgaires prostituées), rendues folles de passion par laura détrangeté et dextravagance qui émanait de Crapaud à chacun de ses bonds, se proposèrent pour apaiser ses peines, mais le cœur de Crapaud refusa de souiller le souvenir de son aimée.

Cest là lhistoire de Crapaud. Je lai aimé comme seule on peut aimer la chute de la rosée des aurores sereines. Daucuns assurent que mon Crapaud mourut fripé, sec, déshydraté une après-midi trop ensoleillée, blessé par un amour tronqué. Dautres affirment quil pénétra dans sa petite caverne et que, du jour de son retour, il ne goûta plus au moindre insecte. Certains, moins nombreux, racontent quil se fondit dans le marais du silence. Tous mont assuré quil mourut en récitant un dernier poème où il invoque son amour pour une jouvencelle. Jaime à penser que cest moi qui fut cette femme, muse des poèmes de Crapaud. Chaque soir, je me rends dans les marécages, où jaime à humer la belle odeur fétide des nymphéas et à me laisser bercer par ma conviction personnelle que Crapaud est en réalité ce chœur de ballades hypnotiques quentonnent les anoures au clair de lune, à la lumière des étoiles, clarté qui fait ressortir léclat de centaines dyeux semblables à des astres resplendissants qui mangoissent et, en même temps, méclairent.

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