Notre coeur - Мопассан Ги Де


Guy de Maupassant

NOTRE CŒUR

(1890)


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TABLE DES MATIÈRES

À PROPOS DE CETTE ÉDITION ÉLECTRONIQUE

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PREMIÈRE PARTIE

I

Un jour Massival, le musicien, le célèbre auteur de Rébecca, celui que, depuis quinze ans déjà on appelait « le jeune et illustre maître », dit à André Mariolle, son ami :

Pourquoi ne tes-tu jamais fait présenter à Mme Michèle de Burne ? Je tassure que cest une des femmes les plus intéressantes du nouveau Paris.

Parce que je ne me sens pas du tout mis au monde pour son milieu.

Mon cher, tu as tort. Cest là un salon original, bien neuf, très vivant et très artiste. On y fait dexcellente musique, on y cause aussi bien que dans les meilleures potinières du dernier siècle. Tu y serais fort apprécié, dabord parce que tu joues du violon en perfection, ensuite parce quon a dit beaucoup de bien de toi dans la maison, enfin parce que tu passes pour nêtre pas banal et point prodigue de tes visites.

Flatté, mais résistant encore, supposant dailleurs que cette démarche pressante nétait point ignorée de la jeune femme, Mariolle fit un « Peuh ! je ny tiens guère » où le dédain voulu se mêlait au consentement acquis déjà.

Massival reprit :

Veux-tu que je te présente un de ces jours ? Tu la connais dailleurs par nous tous qui sommes de son intimité, car nous parlons delle assez souvent. Cest une fort jolie femme de vingt-huit ans, pleine dintelligence, qui ne veut pas se remarier, car elle a été fort malheureuse une première fois. Elle a fait de son logis

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un rendez-vous dhommes agréables. On ny trouve pas trop de messieurs de cercle ou du monde. Il y en a juste ce quil faut pour leffet. Elle sera enchantée que je tamène à elle.

Vaincu, Mariolle répondit :

Soit, un de ces jours.

Dès le début de la semaine suivante, le musicien entrait chez lui, et demandait :

Es-tu libre demain ?

Mais oui.

Bien. Je temmène dîner chez Mme de Burne. Elle ma chargé de tinviter. Voici un mot delle, dailleurs.

Après avoir réfléchi quelques secondes encore, pour la forme, Mariolle répondit :

Cest entendu !

Âgé denviron trente-sept ans, André Mariolle, célibataire et sans profession, assez riche pour vivre à sa guise, voyager et soffrir même une jolie collection de tableaux modernes et de bibelots anciens, passait pour un garçon desprit, un peu fantasque, un peu sauvage, un peu capricieux, un peu dédaigneux, qui posait au solitaire plutôt par orgueil que par timidité. Très bien doué, très fin, mais indolent, apte à tout comprendre et peut-être à faire bien beaucoup de choses, il sétait contenté de jouir de lexistence en spectateur, ou plutôt en amateur. Pauvre, il fût devenu sans doute un homme remarquable ou célèbre ; né bien renté, il sadressait léternel reproche de navoir pas su être quelquun. Il avait fait, il est vrai, des tentatives diverses, mais trop molles, dans les arts : une vers

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la littérature, en publiant des récits de voyage agréables, mouvementés et de style soigné ; une vers la musique en pratiquant le violon, où il avait acquis, même parmi les exécutants de profession, un renom respecté damateur, et une enfin vers la sculpture, cet art où ladresse originale, où le don débaucher des figures hardies et trompeuses remplacent pour les yeux ignorants le savoir et létude. Sa statuette en terre « Masseur tunisien » avait même obtenu quelque succès au salon de lannée précédente.

Remarquable cavalier, cétait aussi, disait-on, un excellent escrimeur, bien quil ne tirât jamais en public, obéissant en cela peut-être à la même inquiétude qui le faisait se dérober aux milieux mondains où des rivalités sérieuses étaient à craindre.

Mais ses amis lappréciaient et le vantaient avec ensemble, peut-être parce quil leur portait peu dombrage. On le disait en tous cas sûr, dévoué, agréable de rapports et très sympathique de sa personne.

De taille plutôt grande, portant la barbe noire courte sur les joues et finement allongée en pointe sur le menton, des cheveux un peu grisonnants mais joliment crépus, il regardait bien en face, avec des yeux bruns, clairs, vifs, méfiants et un peu durs.

Parmi ses intimes il avait surtout des artistes, le romancier Gaston de Lamarthe, le musicien Massival, les peintres Jobin, Rivollet, de Maudol, qui semblaient priser beaucoup sa raison, son amitié, son esprit et même son jugement, bien quau fond, avec la vanité inséparable du succès acquis, ils le tinssent pour un très aimable et très intelligent raté.

Sa réserve hautaine semblait dire : « Je ne suis rien parce que je nai rien voulu être ». Il vivait donc dans un cercle étroit, dédaignant la galanterie élégante et les grands salons en vue où dautres auraient brillé plus que lui, lauraient rejeté dans larmée des figurants mondains. Il ne voulait aller que dans les maisons

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où on apprécierait sûrement ses qualités sérieuses et voilées ; et, sil avait consenti si vite à se laisser conduire chez Mme Michèle de Burne, cest que ses meilleurs amis, ceux qui proclamaient partout ses mérites cachés, étaient les familiers de cette jeune femme.

Elle habitait un joli entresol, rue du Général-Foy, derrière Saint-Augustin. Deux pièces donnaient sur la rue : la salle à manger et un salon, celui où on recevait tout le monde ; deux autres sur un beau jardin dont jouissait le propriétaire de limmeuble. Cétait dabord un second salon, très grand, plus long que large, ouvrant trois fenêtres sur les arbres, dont les feuilles frôlaient les auvents, et garni dobjets et de meubles exceptionnellement rares et simples, dun goût pur et sobre et dune grande valeur. Les sièges, les tables, les mignonnes armoires ou étagères, les tableaux, les éventails et les figurines de porcelaine sous une vitrine, les vases, les statuettes, le cartel énorme au milieu dun panneau, tout le décor de cet appartement de jeune femme attirait ou retenait lœil par sa forme, sa date ou son élégance. Pour se créer cet intérieur, dont elle était presque aussi fière que delle-même, elle avait mis à contribution le savoir, lamitié, la complaisance et linstinct fureteur de tous les artistes quelle connaissait. Ils avaient trouvé pour elle, qui était riche et payait bien, toutes choses animées de ce caractère original que ne distingue point lamateur vulgaire, et elle sétait fait, par eux, un logis célèbre, difficilement ouvert, où elle simaginait quon se plaisait mieux et quon revenait plus volontiers que dans lappartement banal de toutes les femmes du monde.

Cétait même une de ses théories favorites de prétendre que la nuance des tentures, des étoffes, lhospitalité des sièges, lagrément des formes, la grâce des ensembles, caressent, captivent et acclimatent le regard autant que les jolis sourires. Les appartements sympathiques ou antipathiques, disait-elle, riches ou pauvres, attirent, retiennent ou repoussent comme les êtres qui les habitent. Ils éveillent ou engourdissent le cœur, échauffent ou glacent lesprit, font parler ou se taire, rendent triste ou gai,

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donnent enfin à chaque visiteur une envie irraisonnée de rester ou de partir.

Vers le milieu de cette galerie un peu sombre, un grand piano à queue, entre deux jardinières fleuries, avait une place dhonneur et une allure de maître. Plus loin, une haute porte à deux battants faisait communiquer cette pièce avec la chambre à coucher, qui souvrait encore sur le cabinet de toilette, fort grand et élégant aussi, tendu en toiles de Perse comme un salon dété, et où Mme de Burne, quand elle était seule, avait coutume de se tenir.

Mariée avec un vaurien de belles manières, un de ces tyrans domestiques devant qui tout doit céder et plier, elle avait été dabord fort malheureuse. Pendant cinq ans, elle avait dû subir les exigences, les duretés, les jalousies, même les violences de ce maître intolérable, et terrifiée, éperdue de surprise, elle était demeurée sans révolte devant cette révélation de la vie conjugale, écrasée sous la volonté despotique et suppliciante du mâle brutal dont elle était la proie.

Il mourut, un soir, en revenant chez lui, de la rupture dun anévrisme, et, quand elle vit entrer le corps de ce mari enveloppé dans une couverture, elle le regarda, ne pouvant croire à la réalité de cette délivrance, avec un sentiment profond de joie comprimée et une peur affreuse de le laisser voir.

Dune nature indépendante, gaie, même exubérante, très souple et séduisante, avec des saillies desprit libre, semées on ne sait comment dans les intelligences de certaines petites fillettes de Paris qui semblent avoir respiré dès lenfance le souffle poivré des boulevards, où se mêlent chaque soir, par les portes ouvertes des théâtres, les courants dair des pièces applaudies ou sifflées, elle garda cependant de son esclavage de cinq années une timidité singulière mêlée à ses hardiesses anciennes, une peur grande de trop dire, de trop faire, avec une envie ardente démancipation et

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une énergique résolution de ne plus jamais compromettre sa liberté.

Son mari, homme du monde, lavait dressée à recevoir, comme une esclave muette, élégante, polie et parée. Parmi les amis de ce despote étaient beaucoup dartistes quelle avait accueillis avec curiosité, écoutés avec plaisir, sans jamais oser leur laisser voir comment elle les comprenait et les appréciait.

Son deuil fini, elle en invita quelques-uns à dîner, un soir.

Deux sexcusèrent, trois acceptèrent et trouvèrent avec étonnement une jeune femme dâme ouverte et dallures charmantes, qui les mit à laise et leur dit avec grâce le plaisir quils lui avaient fait en venant chez elle autrefois.

Elle fit ainsi, peu à peu, parmi ses connaissances anciennes qui lavaient ignorée ou méconnue, un choix suivant ses goûts, et se mit à recevoir, en veuve, en femme affranchie, mais qui veut rester honnête, tous ceux quelle put réunir des hommes les plus recherchés de Paris, avec quelques femmes seulement.

Les premiers admis devinrent des intimes, formèrent un fond, en attirèrent dautres, donnèrent à la maison lallure dune petite cour où tout habitué apportait soit une valeur, soit un nom, car quelques titres bien triés étaient confondus avec la roture intelligente.

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