Notre coeur - Мопассан Ги Де 4 стр.


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Il répliqua :

Comment pourrait-on aimer les artistes sans aimer les arts ?

Parce quils sont quelquefois plus drôles que les hommes du monde.

Oui ; mais ils ont des défauts plus gênants.

Cest vrai.

Alors vous naimez pas la musique ?

Elle redevint subitement sérieuse.

Pardon ! jadore la musique. Je crois que je laime plus que tout. Massival cependant est convaincu que je ny entends rien.

Il vous la dit ?

Non, il le pense.

Comment le savez-vous ?

Oh ! nous autres, nous devinons presque tout ce que nous ne savons pas.

Alors Massival pense que vous nentendez rien à la musique ?

Jen suis sûre. Je vois cela rien quà la façon dont il me lexplique, dont il souligne les nuances tout en ayant lair de ruminer : « Ça ne sert à rien ; je fais cela parce que vous êtes bien gentille. »

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Il ma pourtant annoncé quon entendait chez vous de meilleure musique que dans nimporte quelle maison de Paris.

Oui, grâce à lui.

Et la littérature, vous ne laimez pas ?

Je laime beaucoup, et jai même la prétention de la sentir fort bien, malgré lavis de Lamarthe.

Qui juge aussi que vous ny comprenez rien ?

Naturellement.

Mais qui ne vous la pas dit non plus.

Pardon ! il me la dit, celui-là. Il prétend que certaines femmes peuvent avoir une perception délicate et juste des sentiments exprimés, de la vérité des personnages, de la psychologie en général, mais quelles sont totalement incapables de discerner ce quil y a de supérieur dans sa profession, lart.

Quand il a prononcé ce mort, lart, il ny a plus quà le mettre à la porte.

Mariolle demanda en souriant :

Et vous, quen pensez-vous, madame ?

Elle réfléchit quelques secondes, puis le regarda bien en face pour voir sil était tout disposé à lécouter et à la comprendre.

Moi, jai des idées là-dessus. Je crois que le sentiment, vous entendez bien le sentiment peut faire tout entrer dans lesprit dune femme ; seulement ça ny reste pas souvent. Y êtes-vous ?

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Non, pas tout à fait, madame.

Jentends par là que pour nous rendre compréhensives au même degré que vous, il faut toujours faire un appel à notre nature de femme avant de sadresser à notre intelligence. Nous ne nous intéressons guère à ce quun homme ne nous rend pas dabord sympathique, car nous regardons tout à travers le sentiment. Je ne dis pas à travers lamour non à travers le sentiment, qui a toutes sortes de formes, de manifestations, de nuances. Le sentiment est quelque chose qui nous appartient, que vous ne comprenez pas bien, vous autres, car il vous obscurcit, tandis quil nous éclaire. Oh ! je sens que cela est bien vague pour vous, tant pis ! Enfin, si un homme nous aime et nous est agréable, car il est indispensable que nous nous sentions aimées pour devenir capables de cet effort-là, et, si cet homme est un être supérieur, il peut, en sen donnant la peine, nous faire tout sentir, tout entrevoir, tout pénétrer, mais tout, et nous communiquer par moments, et par morceaux, toute son intelligence. Oh ! cela sefface souvent ensuite, disparaît, séteint, car nous oublions, oh !

nous oublions, comme lair oublie les paroles. Nous sommes intuitives et illuminables, mais changeantes, impressionnables, modifiables par ce qui nous entoure. Si vous saviez combien je traverse détats desprit qui font de moi des femmes si différentes, selon le temps, ma santé, ce que jai lu, ce quon ma dit. Il y a vraiment des jours où jai lâme dune excellente mère de famille, sans enfants, et dautres où jai presque celle dune cocotte sans amants.

Il demanda, charmé :

Croyez-vous que presque toutes les femmes intelligentes soient capables de cette activité de pensée ?

Oui, dit-elle. Seulement elles sendorment, et puis elles ont une existence déterminée qui les entraîne dun côté ou dun autre.

Il demanda encore :

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Alors, au fond, cest la musique que vous préférez à tout ?

Oui. Mais ce que je vous disais tout à lheure est si vrai !

Certainement je ne laurais pas goûtée comme je la goûte, adorée comme je ladore, sans cet ange de Massival. Toutes les œuvres des grands, que jaimais déjà passionnément, eh bien ! il a mis leur âme dedans en me les faisant jouer. Quel dommage quil soit marié !

Elle dit ces derniers mots avec un air enjoué, mais de si profond regret quils primaient tout, ses théories sur les femmes et son admiration pour les arts.

Massival, en effet, était marié. Il avait contracté, avant le succès, une de ces unions dartistes quon traîne ensuite jusquà sa mort, à travers la gloire.

Il ne parlait jamais de sa femme, dailleurs, ne la présentait point dans le monde, où il allait beaucoup, et, bien quil eût trois enfants, on le savait à peine.

Mariolle se mit à rire. Décidément, elle était gentille, cette femme, imprévue, dun type rare, et fort jolie. Il regardait, sans pouvoir sen lasser, avec une insistance dont elle ne semblait point gênée, ce visage grave et gai, un peu mutin, au nez hardi, et dune carnation si sensuelle, dun blond chaud et doux, flambé par le plein été dune maturité si juste, si tendre, si savoureuse, quelle semblait arrivée à lannée même, au mois, à la minute de son complet épanouissement. Il se demandait : « Est-elle teinte ? » et il cherchait à distinguer la petite ligne plus pâle ou plus sombre à la racine des cheveux, sans pouvoir la découvrir.

Des pas sourds, derrière lui, sur les tapis, le firent tressaillir et tourner la tête. Deux domestiques apportaient la table à thé. La petite lampe à flamme bleue faisait doucement murmurer leau

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dans un grand appareil argenté, luisant et compliqué comme un instrument de chimiste.

Vous prendrez une tasse de thé ? demanda-t-elle.

Quand il eut accepté, elle se leva, et alla, dune démarche droite, sans balancements, distinguée par sa raideur même, vers la table où la vapeur bouillante chantait dans le ventre de cette machine, au milieu dun parterre de gâteaux, de petits fours, de fruits confits et de bonbons.

Alors, son profil se dessinant nettement sur la tenture du salon, Mariolle remarqua la finesse de la taille et la minceur des hanches, sous les épaules larges et la gorge pleine quil avait admirées tout à lheure. Comme la robe claire traînait enroulée derrière elle et semblait allonger sur le tapis un corps sans fin, il pensa crûment : « Tiens ! une sirène. Elle na que ce qui promet. »

Elle allait maintenant de lun à lautre, offrant ses rafraîchissements avec une grâce de gestes exquise.

Mariolle la suivait des yeux, mais Lamarthe, qui se promenait, sa tasse à la main, laborda et lui dit :

Partons-nous ensemble ?

Mais oui.

Tout de suite, nest-ce pas ? Je suis fatigué.

Tout de suite. Allons.

Ils sortirent.

Dans la rue, le romancier demanda :

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Vous allez chez vous ou au cercle ?

Je vais passer une heure au cercle.

Aux Tambourins ?

Oui.

Je vous conduis à la porte. Moi, ces endroits-là mennuient.

Je ny entre jamais. Jen suis uniquement pour avoir des voitures.

Ils se prirent le bras et descendirent vers Saint-Augustin.

Ils firent quelques pas ; puis Mariolle demanda :

Quelle bizarre femme ! Quen pensez-vous ?

Lamarthe se mit à rire tout à fait.

Cest la crise qui commence, dit-il. Vous allez y passer comme nous tous : moi je suis guéri, mais jai eu cette maladie-là.

Mon cher ami, la crise consiste pour ses amis à ne parler que delle quand ils sont ensemble, quand ils se rencontrent, partout où ils se trouvent.

Dans tous les cas, pour moi, cest la première fois, et cest bien naturel, puisque je la connais à peine.

Soit. Parlons delle. Eh bien vous allez en devenir amoureux. Cest fatal, tout le monde y passe.

Elle est donc bien séduisante ?

Oui et non. Ceux qui aiment les femmes dautrefois, les femmes à âme, les femmes à cœur, les femmes à sensibilité, les

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femmes des romans passés, la prennent en grippe, et lexècrent à tel point quils finissent par dire sur elle des infamies. Les autres, nous, qui goûtons le charme moderne, nous sommes forcés davouer quelle est délicieuse, pourvu quon ne sattache pas à elle. Et cest justement ce que tout le monde fait. On nen meurt pas du reste, on nen souffre même pas trop ; mais on rage quelle ne soit pas différente. Vous y passerez si elle le veut ; dailleurs, elle vous gobe déjà.

Mariolle sécria, écho de sa secrète pensée :

Oh ! moi, je suis pour elle le premier venu, et je crois quelle tient aux titres de toute nature.

Oui, elle y tient parbleu ! mais en même temps elle sen moque. Lhomme le plus célèbre, le plus recherché et même le plus distingué ne retournera pas dix fois chez elle sil ne lui plaît point ; et elle sest attachée dune façon stupide à cet idiot de Fresnel et à ce poisseux de Maltry. Elle sacoquine avec des crétins sans excuse, on ne sait pourquoi, peut-être parce quils lamusent plus que nous, peut-être parce quau fond ils laiment davantage, et que toutes les femmes sont plus sensibles à cela quà nimporte quoi.

Et Lamarthe parla delle, analysant, discutant, se reprenant pour se contredire, interroger par Mariolle, répondant avec une ardeur sincère, en homme intéressé, entraîné par son sujet, un peu dérouté aussi, ayant lesprit plein dobservations vraies et de déductions fausses.

Il disait : « Elle nest pas seule dailleurs : elles sont cinquante aujourdhui, sinon plus, qui lui ressemblent. Tenez, la petite Frémines qui entrait chez elle tout à lheure est toute pareille, mais plus hardie dallure, et mariée avec un étrange monsieur, ce qui fait de sa maison un des asiles de déments les plus intéressants de Paris. Je vais beaucoup aussi dans cette boîte-là. »

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Ils avaient suivi, sans y songer, le boulevard Malesherbes, la rue Royale, lavenue des Champs-Élysées, et ils arrivaient à lArc de Triomphe, quand Lamarthe brusquement tira sa montre.

Mon cher, dit-il, voilà une heure dix minutes que nous parlons delle ; ça suffit pour aujourdhui. Je vous conduirai une autre fois à votre cercle. Allez vous coucher, et jen fais autant.

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II

Cétait une grande pièce bien éclairée et tendue, murs et plafonds, dadmirables toiles de Perse rapportées par un diplomate ami. Elles étaient à fond jaune, comme si on les eût trempées en de la crème dorée, et les dessins de toutes nuances, où dominait le vert persan, représentaient des constructions bizarres, aux toits retroussés, autour desquelles couraient des lions à perruques, des antilopes à cornes démesurées, et volaient des oiseaux paradisiaques.

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