Ma mère avait beaucoup d'esprit, de la douceur et une raison supérieure; elle aimait les idées reçues, peut-être les idées communes, mais elle les défendait par des motifs nouveaux et piquants. La longue habitude de vivre avec mon père et de l'aimer avait fait d'elle comme un reflet de lui; mais ils pensaient souvent les mêmes choses par des motifs différents, et cela rendait leurs entretiens à la fois paisibles et animés. Je ne les vis jamais différer que sur un seul point. Hélas! je vois aujourd'hui que ma mère avait raison.
Mon père avait dû la plus grande partie de son talent et de sa célébrité comme avocat à une profonde connaissance du coeur humain. Je lui ai ouï dire que les pièces d'un procès servaient moins à établir son opinion que le tact qui lui faisait pénétrer jusqu'au fond de l'âme des parties intéressées. Cette sagacité, cette pénétration, cette finesse d'aperçus, étaient des qualités que mon père aurait voulu me donner; peut-être même la solitude habituelle où nous vivions avait-elle pour but de me préparer à être plus frappé du spectacle de la société qu'on ne l'est lorsque graduellement on s'est familiarisé avec ses vices et ses ridicules, et qu'on arrive blasé sur l'impression qu'on en peut recevoir. Mon père voulait montrer le monde à mes yeux, lorsqu'il se serait assuré que le goût du bien, la solidité des principes, et la faculté de l'observation seraient assez mûris en moi pour retirer de ce spectacle le profit qu'il se plaisait à en attendre.
Mon père avait été assez heureux, dans sa jeunesse, pour sauver dans un procès fameux la fortune et l'honneur du maréchal d'Olonne. Les rapports où les avait mis cette affaire avaient créé entre eux une amitié qui depuis trente ans ne s'était jamais démentie. Malgré des destinées si différentes, leur intimité était restée la même: tant il est vrai que la parité de l'âme est le seul lien réel de la vie. Une correspondance fréquente alimentait leur amitié; il ne se passait pas de semaine que mon père ne reçût de lettres de M. le maréchal d'Olonne, et la plus intime confiance régnait entre eux. C'est dans cette maison que mon père comptait me mener quand j'aurais atteint ma vingtième année; c'est là qu'il se flattait de me faire voir la bonne compagnie et de me faire acquérir ces qualités de l'esprit qu'il désirait tant que je possédasse. J'ai vu ma mère s'opposer à ces desseins. "Ne sortons point de notre état, disait-elle à mon père; pourquoi mener Edouard dans un monde où il ne doit pas vivre, et qui le dégoûtera peut-être de notre paisible intérieur? Un avocat, disait mon père, doit avoir étudié tous les rangs; il faut qu'il se familiarise d'avance avec la politesse des gens de la cour pour n'en être pas ébloui. Ce n'est que dans le monde qu'il peut acquérir la pureté du langage et la grâce de la plaisanterie. La société seule enseigne les convenances et toute cette science de goût qui n'a point de préceptes, et que pourtant on ne vous pardonne pas d'ignorer. Ce que vous dites est vrai, reprenait ma mère; mais j'aime mieux, je vous l'avoue, qu'Edouard ignore tout cela et qu'il soit heureux. On ne l'est qu'en s'associant avec ses égaux:
_Among unequals no society
Can sort_ [1]. [ (1) Milton.]
La citation est exacte, répondit mon père; mais le poëte ne l'entend que de l'égalité morale, et, sur ce point, je suis de son avis: j'ai le droit de l'être. Oui, sans doute, reprit ma mère; mais le maréchal d'Olonne est une exception. Respectons les convenances sociales; admirons même la hiérarchie des rangs: elle est utile, elle est respectable; d'ailleurs n'y tenons-nous pas notre place? Mais gardons-la, cette place; on se trouve toujours mal d'en sortir." Ces conversations se renouvelaient souvent, et j'avoue que le désir de voir des choses nouvelles, et je ne sais quelle inquiétude cachée au fond de mon âme, me mettaient du parti de mon père et me faisaient ardemment souhaiter d'avoir vingt ans pour aller à Paris et pour voir le maréchal d'Olonne.
Je ne vous parlerai pas des deux années qui s'écoulèrent jusqu'à cette époque. Des études sérieuses occupèrent tout mon temps: le droit, les mathématiques, les langues, employaient toutes les heures de mes journées; et cependant ce travail aride, qui aurait dû fixer mon esprit, me laissa tel que la nature m'avait créé, et tel sans doute que je dois mourir.
A vingt ans, j'attendais un grand bonheur, et la Providence m'envoya la plus grande de toutes les peines: je perdis ma mère. Comme nous allions partir pour Paris, elle tomba malade, et à cette maladie succéda un état de langueur qui se prolongea six mois. Elle expira doucement dans mes bras; elle me bénit, elle me consola. Dieu eut pitié d'elle et de moi; il lui épargna la douleur de me voir malheureux, et à moi celle de déchirer son âme; elle ne me vit pas tomber dans ce piége que sa raison avait su prévoir, et dont elle avait inutilement cherché à me garantir. Hélas! puis-je dire que je regrette la paix que j'ai perdue? voudrais-je aujourd'hui de cette existence tranquille que ma mère rêvait pour moi? Non sans doute. Je ne puis plus être heureux, mais cette douleur que je porte au fond de mon âme m'est plus chère que toutes les joies communes de ce monde; elle fera encore la gloire du dernier de mes jours, après avoir fait le charme de ma jeunesse. A vingt-trois ans, des souvenirs sont tout ce qui me reste; mais qu'importe? ma vie est finie, et je ne demande plus rien à l'avenir.
Dans le premier moment de sa douleur, mon père renonça au voyage de Paris. Nous allâmes en Forez, où nous croyions nous distraire et où nous trouvâmes partout l'image de celle que nous pleurions. Qu'elle est cruelle, l'absence de la mort! absence sans retour! Nous la sentions, même quand nous croyions l'oublier. Toujours seul avec mon père, je ne sais quelle sécheresse se glissait quelquefois dans nos entretiens. C'est par ma mère que la décision de mon père et mes rêveries se rencontraient sans se heurter: elle était comme la nuance harmonieuse qui unit deux couleurs vives et trop tranchées. A présent qu'elle n'y était plus, nous sentions pour la première fois, mon père et moi, que nous n'étions pas toujours d'accord.
Au mois de novembre, nous partîmes pour Paris. Mon père alla loger chez un frère de ma mère, M. d'Herbelot, fermier général fort riche. Il avait une belle maison à la Chaussée-d'Antin, où il nous reçut à merveille. Il nous donna de grands dîners, me mena au spectacle, au bal, me fit voir toutes les curiosités de Paris. Mais c'était M. le maréchal d'Olonne que je désirais voir, et il était à Fontainebleau, d'où il ne devait revenir que dans quinze jours. Ce temps se passa dans des fêtes continuelles. Mon oncle ne me faisait grâce d'aucune façon de s'amuser: les pique-niques, les parties de toute espèce, les comédies, les concerts, Géliot, et Mlle Arnould. J'étais déjà fatigué de Paris, quand mon père reçut un billet de M. le maréchal d'Olonne, qui lui mandait qu'il était arrivé et qu'il l'invitait à dîner pour ce même jour. "Amenez votre Edouard," disait-il. Combien cette expression me toucha!
Je vous raconterai ma première visite à l'hôtel d'Olonne, parce qu'elle me frappa singulièrement. J'étais accoutumé à la magnificence chez mon oncle M. d'Herbelot; mais tout le luxe de la maison d'un fermier général fort riche ne ressemblait en rien à la noble simplicité de la maison de M. le maréchal d'Olonne. Le passé, dans cette maison, servait d'ornement au présent: des tableaux de famille, qui portaient des noms historiques et chers à la France, décoraient la plupart des pièces; de vieux valets de chambre marchaient devant vous pour vous annoncer. Je ne sais quel sentiment de respect vous saisissait en parcourant cette vaste maison, où plusieurs générations s'étaient succédé, faisant honneur à la fortune et à la puissance plutôt qu'elles n'en étaient honorées. Je me rappelle jusqu'au moindre détail de cette première visite; plus tard, tout est confondu dans un seul souvenir. Mais alors j'examinais avec une vive curiosité ce qui avait fait si souvent le sujet des conversations de mon père et cette société dont il m'avait parlé tant de fois.
Il n'y avait que cinq ou six personnes dans le salon lorsque nous arrivâmes. M. le maréchal d'Olonne causait debout auprès de la cheminée; il vint au-devant de mon père et lui prit les mains. "Mon ami, lui dit-il, mon excellent ami! enfin vous voilà! Vous m'amenez Edouard Savez-vous, Edouard, que vous venez chez l'homme qui aime le mieux votre père, qui honore le plus ses vertus et qui lui doit une reconnaissance éternelle?" Je répondis qu'on m'avait accoutumé de bonne heure aux bontés de M. le maréchal. "Vous a-t-on dit que je devais vous servir de père si vous n'eussiez pas conservé le vôtre? Je n'ai pas eu besoin de ce malheur pour sentir la reconnaissance," répondis-je. Il prit occasion de ce peu de mots pour faire mon éloge. "Qu'il est bien! dit-il; qu'il est beau! qu'il a l'air modeste et spirituel!" Il savait qu'en me louant ainsi il réjouissait le coeur de mon père. On reprit la conversation. J'entendis nommer les personnes qui m'entouraient: c'étaient les hommes les plus distingués dans les sciences et dans les lettres, et un Anglais, membre fameux de l'opposition. On parlait, je m'en souviens, de la jurisprudence criminelle en Angleterre et de l'institution du jury. Je sentis, je vous l'avoue, un mouvement inexprimable d'orgueil en voyant combien, dans ces questions intéressantes, l'opinion de mon père était comptée. On l'écoutait avec attention, presque avec respect. La supériorité de son esprit semblait l'avoir placé tout à coup au-dessus de ceux qui l'entouraient, et ses beaux cheveux blancs ajoutaient encore l'autorité et la dignité à tout ce qu'il disait. C'est la mode d'admirer l'Angleterre. M. le maréchal d'Olonne soutenait le côté de la question qui était favorable aux institutions anglaises, et les personnes qui se montraient d'une opinion opposée s'étaient placées sur un mauvais terrain pour la défendre. Mon père, en un instant, mit la question dans son véritable jour; il présenta le jury comme un monument vénérable des anciennes coutumes germaniques, et montra l'esprit conservateur des Anglais et leur respect pour le passé dans l'existence de ces institutions, qu'ils reçurent de leurs ancêtres presque dans le même état où ils les possèdent encore aujourd'hui; mais mon père fit voir dans notre système judiciaire l'ouvrage perfectionné de la civilisation. "Notre magistrature, dit-il, a pour fondement l'honneur et la considération, ces grands mobiles des monarchies (1) [(1) Montesquieu.]; elle est comme un sacerdoce dont la fonction est le maintien de la morale à l'extérieur de la société, et elle n'a au-dessus d'elle que les ministres d'une religion qui, réglant cette société dans la conscience de l'homme, en attaque les désordres à leur seule et véritable source." Mon père alla jusqu'à défendre la vénalité des charges, que l'Anglais attaquait toujours. "Admirable institution, dit mon père, que celle qui est parvenue à faire payer si cher le droit de sacrifier tous les plaisirs de la vie et d'embrasser la vertu comme une convenance d'état. Ne nous calomnions pas nous-mêmes, dit encore mon père; la magistrature qui a produit Molé, Lamoignon, d'Aguesseau, n'a rien à envier à personne; et, si le jury anglais se distingue par l'équité de ses jugements, c'est que la classe qui le compose en Angleterre est remarquable surtout par ses lumières et son intégrité. En Angleterre l'institution repose sur les individus; ici les individus tirent leur lustre et leur valeur de l'institution. Mais il se peut, ajouta mon père en finissant cette conversation, que ces institutions conviennent mieux à l'Angleterre que ne feraient les nôtres. Cela doit être: les nations produisent leurs lois, et ces lois sont tellement le fruit des moeurs et du génie des peuples qu'ils y tiennent plus qu'à tout le reste; ils perdent leur indépendance, leur nom même, avant leurs lois. Je suis persuadé que cette expression: subir la loi du vainqueur, a un sens plus étendu qu'on ne lui le donne en général: c'est le dernier degré de la conquête que de subir la loi d'un autre peuple, et les Normands, qui en Angleterre ont presque conquis la langue, n'ont jamais pu conquérir la loi."