Le père Goriot - Оноре де Бальзак 5 стр.


 Elles viennent quelquefois, répondit-il dune voix émue.

 Ah ! ah ! vous les voyez encore quelquefois ! sécrièrent les étudiants. Bravo, père Goriot !

Mais le vieillard nentendit pas les plaisanteries dont sa réponse fut le sujet : il était retombé dans un état méditatif que ceux qui lobservaient superficiellement prenaient pour un engourdissement sénile dû à son défaut dintelligence. Sils lavaient bien connu, peut-être auraient-ils été vivement intéressés par le problème que présentait sa situation physique et morale ; mais rien nétait plus difficile. Quoiquil fût aisé de savoir si Goriot avait réellement été vermicellier, et quel était le chiffre de sa fortune, les vieilles gens dont la curiosité séveilla sur son compte ne sortaient pas du quartier et vivaient dans la pension comme des huîtres sur un rocher. Quant aux autres personnes, lentraînement particulier de la vie parisienne leur faisait oublier, en sortant de la rue Neuve-Sainte-Geneviève, le pauvre vieillard dont ils se moquaient. Pour ces esprits étroits, comme pour ces jeunes gens insouciants, la sèche misère du père Goriot et sa stupide attitude étaient incompatibles avec une fortune et une capacité quelconques. Quant aux femmes quil nommait ses filles, chacun partageait lopinion de madame Vauquer, qui disait, avec la logique sévère que lhabitude de tout supposer donne aux vieilles femmes occupées à bavarder pendant leurs soirées : « Si le père Goriot avait des filles aussi riches que paraissaient lêtre toutes les dames qui sont venues le voir, il ne serait pas dans ma maison, au troisième, à quarante-cinq francs par mois, et nirait pas vêtu comme un pauvre. » Rien ne pouvait démentir ces inductions. Aussi, vers la fin du mois de novembre 1819, époque à laquelle éclata ce drame, chacun dans la pension avait-il des idées bien arrêtées sur le pauvre vieillard. Il navait jamais eu ni fille ni femme ; labus des plaisirs en faisait un colimaçon, un mollusque anthropomorphe à classer dans les Casquettifères, disait un employé au Muséum, un des habitués à cachet. Poiret était un aigle, un gentleman auprès de Goriot. Poiret parlait, raisonnait, répondait, il ne disait rien, à la vérité, en parlant, raisonnant ou répondant, car il avait lhabitude de répéter en dautres termes ce que les autres disaient ; mais il contribuait à la conversation, il était vivant, il paraissait sensible ; tandis que le père Goriot, disait encore lemployé au Muséum, était constamment à zéro de Réaumur.

 Elles viennent quelquefois, répondit-il dune voix émue.

 Ah ! ah ! vous les voyez encore quelquefois ! sécrièrent les étudiants. Bravo, père Goriot !

Mais le vieillard nentendit pas les plaisanteries dont sa réponse fut le sujet : il était retombé dans un état méditatif que ceux qui lobservaient superficiellement prenaient pour un engourdissement sénile dû à son défaut dintelligence. Sils lavaient bien connu, peut-être auraient-ils été vivement intéressés par le problème que présentait sa situation physique et morale ; mais rien nétait plus difficile. Quoiquil fût aisé de savoir si Goriot avait réellement été vermicellier, et quel était le chiffre de sa fortune, les vieilles gens dont la curiosité séveilla sur son compte ne sortaient pas du quartier et vivaient dans la pension comme des huîtres sur un rocher. Quant aux autres personnes, lentraînement particulier de la vie parisienne leur faisait oublier, en sortant de la rue Neuve-Sainte-Geneviève, le pauvre vieillard dont ils se moquaient. Pour ces esprits étroits, comme pour ces jeunes gens insouciants, la sèche misère du père Goriot et sa stupide attitude étaient incompatibles avec une fortune et une capacité quelconques. Quant aux femmes quil nommait ses filles, chacun partageait lopinion de madame Vauquer, qui disait, avec la logique sévère que lhabitude de tout supposer donne aux vieilles femmes occupées à bavarder pendant leurs soirées : « Si le père Goriot avait des filles aussi riches que paraissaient lêtre toutes les dames qui sont venues le voir, il ne serait pas dans ma maison, au troisième, à quarante-cinq francs par mois, et nirait pas vêtu comme un pauvre. » Rien ne pouvait démentir ces inductions. Aussi, vers la fin du mois de novembre 1819, époque à laquelle éclata ce drame, chacun dans la pension avait-il des idées bien arrêtées sur le pauvre vieillard. Il navait jamais eu ni fille ni femme ; labus des plaisirs en faisait un colimaçon, un mollusque anthropomorphe à classer dans les Casquettifères, disait un employé au Muséum, un des habitués à cachet. Poiret était un aigle, un gentleman auprès de Goriot. Poiret parlait, raisonnait, répondait, il ne disait rien, à la vérité, en parlant, raisonnant ou répondant, car il avait lhabitude de répéter en dautres termes ce que les autres disaient ; mais il contribuait à la conversation, il était vivant, il paraissait sensible ; tandis que le père Goriot, disait encore lemployé au Muséum, était constamment à zéro de Réaumur.

Eugène de Rastignac était revenu dans une disposition desprit que doivent avoir connue les jeunes gens supérieurs, ou ceux auxquels une position difficile communique momentanément les qualités des hommes délite. Pendant sa première année de séjour à Paris, le peu de travail que veulent les premiers grades à prendre dans la Faculté lavait laissé libre de goûter les délices visibles du Paris matériel. Un étudiant na pas trop de temps sil veut connaître le répertoire de chaque théâtre, étudier les issues du labyrinthe parisien, savoir les usages, apprendre la langue et shabituer aux plaisirs particuliers de la capitale ; fouiller les bons et les mauvais endroits, suivre les Cours qui amusent, inventorier les richesses des musées. Un étudiant se passionne alors pour des niaiseries qui lui paraissent grandioses. Il a son grand homme, un professeur du collége de France, payé pour se tenir à la hauteur de son auditoire. Il rehausse sa cravate et se pose pour la femme des premières galeries de lOpéra-Comique. Dans ces initiations successives, il se dépouille de son aubier, agrandit lhorizon de sa vie, et finit par concevoir la superposition des couches humaines qui composent la société. Sil a commencé par admirer les voitures au défilé des Champs-Élysées par un beau soleil, il arrive bientôt à les envier. Eugène avait subi cet apprentissage à son insu, quand il partit en vacances, après avoir été reçu bachelier ès-Lettres et bachelier en Droit. Ses illusions denfance, ses idées de province avaient disparu. Son intelligence modifiée, son ambition exaltée lui firent voir juste au milieu du manoir paternel, au sein de la famille. Son père, sa mère, ses deux frères, ses deux sœurs, et une tante dont la fortune consistait en pensions, vivaient sur la petite terre de Rastignac. Ce domaine dun revenu denviron trois mille francs était soumis à lincertitude qui régit le produit tout industriel de la vigne, et néanmoins il fallait en extraire chaque année douze cents francs pour lui. Laspect de cette constante détresse qui lui était généreusement cachée, la comparaison quil fut forcé détablir entre ses sœurs, qui lui semblaient si belles dans son enfance, et les femmes de Paris, qui lui avaient réalisé le type dune beauté rêvée, lavenir incertain de cette nombreuse famille qui reposait sur lui, la parcimonieuse attention avec laquelle il vit serrer les plus minces productions, la boisson faite pour sa famille avec les marcs du pressoir, enfin une foule de circonstances inutiles à consigner ici, décuplèrent son désir de parvenir et lui donnèrent soif des distinctions. Comme il arrive aux âmes grandes, il voulut ne rien devoir quà son mérite. Mais son esprit était éminemment méridional ; à lexécution, ses déterminations devaient donc être frappées de ces hésitations qui saisissent les jeunes gens quand ils se trouvent en pleine mer, sans savoir ni de quel côté diriger leurs forces, ni sous quel angle enfler leurs voiles. Si dabord il voulut se jeter à corps perdu dans le travail, séduit bientôt par la nécessité de se créer des relations, il remarqua combien les femmes ont dinfluence sur la vie sociale, et avisa soudain à se lancer dans le monde, afin dy conquérir des protectrices : devaient-elles manquer à un jeune homme ardent et spirituel dont lesprit et lardeur étaient rehaussés par une tournure élégante et par une sorte de beauté nerveuse à laquelle les femmes se laissent prendre volontiers ? Ces idées lassaillirent au milieu des champs, pendant les promenades que jadis il faisait gaiement avec ses sœurs, qui le trouvèrent bien changé. Sa tante, madame de Marcillac, autrefois présentée à la cour, y avait connu les sommités aristocratiques. Tout à coup le jeune ambitieux reconnut, dans les souvenirs dont sa tante lavait si souvent bercé, les éléments de plusieurs conquêtes sociales, au moins aussi importantes que celles quil entreprenait à lÉcole de Droit ; il la questionna sur les liens de parenté qui pouvaient encore se renouer. Après avoir secoué les branches de larbre généalogique, la vieille dame estima que, de toutes les personnes qui pouvaient servir son neveu parmi la gent égoïste des parents riches, madame la vicomtesse de Beauséant serait la moins récalcitrante. Elle écrivit à cette jeune femme une lettre dans lancien style, et la remit à Eugène, en lui disant que sil réussissait auprès de la vicomtesse, elle lui ferait retrouver ses autres parents. Quelques jours après son arrivée, Rastignac envoya la lettre de sa tante à madame de Beauséant. La vicomtesse répondit par une invitation de bal pour le lendemain.

Telle était la situation générale de la pension bourgeoise à la fin du mois de novembre 1819. Quelques jours plus tard, Eugène, après être allé au bal de madame de Beauséant, rentra vers deux heures dans la nuit. Afin de regagner le temps perdu, le courageux étudiant sétait promis, en dansant, de travailler jusquau matin. Il allait passer [passsr] la nuit pour la première fois au milieu de ce silencieux quartier, car il sétait mis sous le charme dune fausse énergie en voyant les splendeurs du monde. Il navait pas dîné chez madame Vauquer. Les pensionnaires purent donc croire quil ne reviendrait du bal que le lendemain matin au petit jour, comme il était quelquefois rentré des fêtes du Prado ou des Bals de lOdéon, en crottant ses bas de soie et gauchissant ses escarpins. Avant de mettre les verrous à la porte, Christophe lavait ouverte pour regarder dans la rue. Rastignac se présenta dans ce moment, et put monter à sa chambre sans faire de bruit, suivi de Christophe qui en faisait beaucoup. Eugène se déshabilla, se mit en pantoufles, prit une méchante redingote, alluma son feu de mottes, et se prépara lestement au travail, en sorte que Christophe couvrit encore par le tapage de ses gros souliers les apprêts peu bruyants du jeune homme. Eugène resta pensif pendant quelques moments avant de se plonger dans ses livres de Droit. Il venait de reconnaître en madame la vicomtesse de Beauséant lune des reines de la mode à Paris, et dont la maison passait pour être la plus agréable du faubourg Saint-Germain. Elle était dailleurs, et par son nom et par sa fortune, lune des sommités du monde aristocratique. Grâce à sa tante de Marcillac, le pauvre étudiant avait été bien reçu dans cette maison, sans connaître létendue de cette faveur. Être admis dans ces salons dorés équivalait à un brevet de haute noblesse. En se montrant dans cette société, la plus exclusive de toutes, il avait conquis le droit daller partout. Ébloui par cette brillante assemblée, ayant à peine échangé quelques paroles avec la vicomtesse, Eugène sétait contenté de distinguer, parmi la foule des déités parisiennes qui se pressaient dans ce raoût, une de ces femmes que doit adorer tout dabord un jeune homme. La comtesse Anastasie de Restaud, grande et bien faite, passait pour avoir lune des plus jolies tailles de Paris. Figurez-vous de grands yeux noirs, une main magnifique, un pied bien découpé, du feu dans les mouvements, une femme que le marquis de Ronquerolles nommait un cheval de pur sang. Cette finesse de nerfs ne lui ôtait aucun avantage ; elle avait les formes pleines et rondes, sans quelle pût être accusée de trop dembonpoint. Cheval de pur sang, femme de race, ces locutions commençaient à remplacer les anges du ciel, les figures ossianiques, toute lancienne mythologie amoureuse repoussée par le dandysme. Mais pour Rastignac, madame Anastasie de Restaud fut la femme désirable. Il sétait ménagé deux tours dans la liste des cavaliers écrite sur léventail, et avait pu lui parler pendant la première contredanse.  Où vous rencontrer désormais, madame ? lui avait-il dit brusquement avec cette force de passion qui plaît tant aux femmes.  Mais, dit-elle, au Bois, aux Bouffons, chez moi, partout. Et laventureux méridional sétait empressé de se lier avec cette délicieuse comtesse, autant quun jeune homme peut se lier avec une femme pendant une contredanse et une valse [walse]. En se disant cousin de madame de Beauséant, il fut invité par cette femme, quil prit pour une grande dame, et eut ses entrées chez elle. Au dernier sourire quelle lui jeta, Rastignac crut sa visite nécessaire. Il avait eu le bonheur de rencontrer un homme qui ne sétait pas moqué de son ignorance, défaut mortel au milieu des illustres impertinents de lépoque, les Maulincourt, les Ronquerolles, les Maxime de Trailles, les de Marsay, les Ajuda-Pinto, les Vandenesse, qui étaient là dans la gloire de leurs fatuités et mêlés aux femmes les plus élégantes, lady Brandon, la duchesse de Langeais, la comtesse de Kergarouët, madame de Sérizy, la duchesse de Carigliano, la comtesse Ferraud, madame de Lanty, la marquise dAiglemont, madame Firmiani, la marquise de Listomère et la marquise dEspard, la duchesse de Maufrigneuse et les Grandlieu. Heureusement donc, le naïf étudiant tomba sur le marquis de Montriveau, lamant de la duchesse de Langeais, un général simple comme un enfant, qui lui apprit que la comtesse de Restaud demeurait rue du Helder. Être jeune, avoir soif du monde, avoir faim dune femme, et voir souvrir pour soi deux maisons ! mettre le pied au faubourg Saint-Germain chez la vicomtesse de Beauséant, le genou dans la Chaussée-dAntin chez la comtesse de Restaud ! plonger dun regard dans les salons de Paris en enfilade, et se croire assez joli garçon pour y trouver aide et protection dans un cœur de femme ! se sentir assez ambitieux pour donner un superbe coup de pied à la corde roide sur laquelle il faut marcher avec lassurance du sauteur qui ne tombera pas, et avoir trouvé dans une charmante femme le meilleur des balanciers ! Avec ces pensées et devant cette femme qui se dressait sublime auprès dun feu de mottes, entre le Code et la misère, qui naurait comme Eugène sondé lavenir par une méditation, qui ne laurait meublé de succès ? Sa pensée vagabonde escomptait si drûment ses joies futures quil se croyait auprès de madame de Restaud, quand un soupir semblable à un han de saint Joseph troubla le silence de la nuit, retentit au cœur du jeune homme de manière à le lui faire prendre pour le râle dun moribond. Il ouvrit doucement sa porte, et quand il fut dans le corridor, il aperçut une ligne de lumière tracée au bas de la porte du père Goriot. Eugène craignit que son voisin ne se trouvât indisposé, il approcha son œil de la serrure, regarda dans la chambre, et vit le vieillard occupé de travaux qui lui parurent trop criminels pour quil ne crût pas rendre service à la société en examinant bien ce que machinait nuitamment le soi-disant vermicellier. Le père Goriot, qui sans doute avait attaché sur la barre dune table renversée un plat et une espèce de soupière en vermeil, tournait une espèce de câble autour de ces objets richement sculptés, en les serrant avec une si grande force quil les tordait vraisemblablement pour les convertir en lingots.  Peste ! quel homme ! se dit Rastignac en voyant le bras nerveux du vieillard qui, à laide de cette corde, pétrissait sans bruit largent doré, comme une pâte. Mais serait-ce donc un voleur ou un recéleur qui, pour se livrer plus sûrement à son commerce, affecterait la bêtise, limpuissance, et vivrait en mendiant ? se dit Eugène en se relevant un moment. Létudiant appliqua de nouveau son œil à la serrure. Le père Goriot, qui avait déroulé son câble, prit la masse dargent, la mit sur la table après y avoir étendu sa couverture, et ly roula pour larrondir en barre, opération dont il sacquitta avec une facilité merveilleuse.  Il serait donc aussi fort que létait Auguste, roi de Pologne ? se dit Eugène quand la barre ronde fut à peu près façonnée. Le père Goriot regarda tristement son ouvrage dun air triste, des larmes sortirent de ses yeux, il souffla le rat-de-cave à la lueur duquel il avait tordu ce vermeil, et Eugène lentendit se coucher en poussant un soupir.  Il est fou, pensa létudiant.

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