La confession d'un enfant du siècle - Де Мюссе Альфред 7 стр.


Mais à quoi bon ces vains efforts? La solitude me renvoyait à la nature, et la nature à l’amour. Lorsqu’à la rue de l’observance, je me voyais entouré de cadavres, essuyant mes mains sur mon tablier sanglant, pâle au milieu des morts, suffoqué par l’odeur de la putréfaction, je me détournais malgré moi; je sentais flotter dans mon cœur des moissons verdoyantes, des prairies embaumées, et la pensive harmonie du soir. Non, me disais-je, ce n’est pas la science qui me consolera; j’aurai beau me plonger dans cette nature morte, j’y mourrai moi-même, comme un noyé livide dans la peau d’un agneau écorché. Je ne me guérirai pas de ma jeunesse; allons vivre là où est la vie, ou mourons du moins au soleil. Je partais, je prenais un cheval, je m’enfonçais dans les promenades de Sèvres et de Chaville; j’allais m’étendre sur un pré en fleurs, dans quelque vallée écartée. Hélas! et toutes ces forêts, toutes ces prairies me criaient: Que viens-tu chercher? Nous sommes vertes, pauvre enfant, nous portons la couleur de l’espérance.

Alors je rentrais dans la ville; je me perdais dans les rues obscures; je regardais les lumières de toutes ces croisées, tous ces nids mystérieux des familles, les voitures passant, les hommes se heurtant. Oh! quelle solitude! quelle triste fumée sur ces toits! quelle douleur dans ces rues tortueuses où tout piétine, travaille et sue, où des milliers d’inconnus vont se touchant le coude; cloaque où les corps seuls sont en société, laissant les âmes solitaires, et où il n’y a que les prostituées qui vous tendent la main au passage! Corromps-toi, corromps-toi, tu ne souffriras plus! Voilà ce que les villes crient à l’homme, ce qui est écrit sur les murs avec du charbon, sur les pavés avec de la boue, sur les visages avec du sang extravasé.

Et parfois, lorsqu’assis à l’écart dans un salon, j’assistais à une fête brillante, voyant sauter toutes ces femmes roses, bleues, blanches, avec leurs bras nus et leurs grappes de cheveux, comme des chérubins ivres de lumière dans leurs sphères d’harmonie et de beauté: Ah! quel jardin! me disais-je, quelles fleurs à cueillir, à respirer! Ah! marguerites, marguerites, que dira votre dernier pétale à celui qui vous effeuillera? Un peu, un peu, et pas du tout. Voilà la morale du monde, voilà la fin de vos sourires. C’est sur ce triste abîme de nos rêves que vous promenez si légèrement toutes ces gazes parsemées de fleurs; c’est sur cette vérité hideuse que vous courez comme des biches, sur la pointe de vos petits pieds! Eh, mon Dieu! disait Desgenais, pourquoi tout prendre au sérieux? C’est ce qui ne s’est jamais vu. Vous plaignez-vous que les bouteilles se vident? Il y a des tonneaux dans les caves, et des caves sur les coteaux.

Faites-moi un bon hameçon, doré de douces paroles, avec une mouche à miel pour appât; et alerte! pêchez-moi dans le fleuve d’oubli une jolie consolatrice, fraîche et glissante comme une anguille; il nous en restera encore, quand elle vous aura passé entre les doigts. Aimez, aimez; vous en mourez d’envie. Il faut que jeunesse se passe, et si j’étais de vous, j’enlèverais plutôt la reine de Portugal que de faire de l’anatomie.

Tels étaient les conseils qu’il me fallait entendre à tout propos; et quand l’heure arrivait, je prenais le chemin du logis, le cœur gonflé, le manteau sur le visage; je m’agenouillais sur le bord de mon lit, et le pauvre cœur se soulageait. Quelles larmes! quels vœux! quelles prières!

Galilée frappait la terre en s’écriant: «Elle se meut, pourtant!» Ainsi je me frappais le cœur.

Chapitre IX

Tout à coup, au milieu du plus noir chagrin, le désespoir, la jeunesse et le hasard me firent commettre une action qui décida de mon sort.

J’avais écrit à ma maîtresse que je ne voulais plus la revoir; je tenais en effet ma parole, mais je passais les nuits sous ses croisées, assis sur un banc à sa porte; je voyais ses fenêtres éclairées, j’entendais le bruit de son piano; parfois je l’apercevais comme une ombre derrière ses rideaux entrouverts.

Une certaine nuit que j’étais sur ce banc, plongé dans une affreuse tristesse, je vis passer un ouvrier attardé qui chancelait. Il balbutiait des mots sans suite, mêlés d’exclamations de joie; puis il s’interrompait pour chanter. Il était pris de vin, et ses jambes affaiblies le conduisaient tantôt d’un côté du ruisseau, tantôt de l’autre. Il vint tomber sur le banc d’une autre maison en face de moi. Là il se berça quelque temps sur ses coudes, puis s’endormit profondément. La rue était déserte; un vent sec balayait la poussière; la lune, au milieu d’un ciel sans nuages, éclairait la place où dormait l’homme. Je me trouvais donc tête à tête avec ce rustre qui ne se doutait pas de ma présence, et qui reposait sur cette pierre plus délicieusement peut-être que dans son lit.

Malgré moi, cet homme fit diversion à ma douleur; je me levai pour lui céder la place, puis je revins et me rassis.

Je ne pouvais quitter cette porte, où je n’aurais pas frappé pour un empire; enfin, après m’être promené dans tous les sens, je m’arrêtai machinalement devant le dormeur.

Quel sommeil! me disais-je, cet homme ne fait aucun rêve assurément; sa femme, à l’heure qu’il est, ouvre peut-être à son voisin la porte du grenier où il couche. Ses habits sont en haillons; ses joues sont creuses, ses mains ridées: c’est quelque malheureux qui n’a pas de pain tous les jours.

Mille soucis dévorants, mille angoisses mortelles l’attendent à son réveil; cependant il avait ce soir un écu dans sa poche; il est entré dans un cabaret où on lui a vendu l’oubli de ses maux; il a gagné dans sa semaine de quoi avoir une nuit de sommeil; il l’a prise peut-être sur le souper de ses enfants. Maintenant sa maîtresse peut le trahir, son ami peut se glisser comme un voleur dans son taudis; moi-même, je peux lui frapper sur l’épaule et lui crier qu’on l’assassine, que sa maison est en feu; il se retournera sur l’autre flanc et se rendormira.

Et moi, et moi, continuai-je en traversant à grands pas la rue, je ne dors pas, moi qui ai dans ma poche ce soir de quoi le faire dormir un an; je suis si fier et si insensé que je n’ose entrer dans un cabaret, et je ne m’aperçois pas que, si tous les malheureux y entrent, c’est parce qu’il en sort des heureux. O Dieu! une grappe de raisin écrasée sous la plante des pieds suffit pour disperser les soucis les plus noirs, et pour briser tous les fils invisibles que les génies du mal tendent sur notre chemin. Nous pleurons comme des femmes, nous souffrons comme des martyrs; il nous semble, dans notre désespoir, qu’un monde s’est écroulé sur notre tête, et nous nous asseyons dans nos larmes comme Adam aux portes d’Eden. Et pour guérir une blessure plus large que le monde, il suffit de faire un petit mouvement de la main et d’humecter notre poitrine.

Quelles misères sont donc nos chagrins, puisqu’on les console ainsi? Nous nous étonnons que la Providence, qui les voit, n’envoie pas ses anges nous exaucer dans nos prières; elle n’a pas besoin de se tant mettre en peine, elle a vu toutes nos souffrances, tous nos désirs, tout notre orgueil d’esprits déchus, et l’océan de maux qui nous environne; et elle s’est contentée de suspendre un petit fruit noir au bord de nos routes. Puisque cet homme dort si bien sur ce banc, pourquoi ne dormirais-je pas de même sur le mien? Mon rival passe peut-être la nuit chez ma maîtresse; il en sortira au point du jour; elle l’accompagnera demi-nue jusqu’à la porte, et ils me verront endormi.

Leurs baisers ne m’éveilleront pas; ils me frapperont sur l’épaule: je me retournerai sur l’autre flanc et me rendormirai.

Ainsi, plein d’une joie farouche, je me mis en quête d’un cabaret. Comme il était minuit passé, presque tous se trouvaient fermés; cela me mettait en fureur. Eh quoi!

pensais-je, cette consolation même me sera refusée? Je courais de tous côtés, frappant aux boutiques et criant: Du vin! du vin!

Enfin je trouvai un cabaret ouvert; je demandai une bouteille, et, sans regarder si elle était bonne ou mauvaise, je l’avalai coup sur coup; une seconde suivit, puis une troisième. Je me traitais comme un malade et je buvais par force, comme s’il se fût agi d’un remède ordonné par un médecin, sous peine de la vie.

Bientôt les vapeurs de la liqueur épaisse, qui sans doute était frelatée, m’environnèrent d’un nuage. Comme j’avais bu précipitamment, l’ivresse me prit tout à coup; je sentis mes idées se troubler, puis se calmer, puis se troubler encore. Enfin la réflexion m’abandonnant, je levai les yeux au ciel, comme pour me dire adieu à moi-même, et m’étendis les coudes sur la table.

Alors seulement je m’aperçus que je n’étais pas seul dans la salle. A l’autre extrémité du cabaret était un groupe d’hommes hideux, avec des figures hâves et des voix rauques. Leur costume annonçait qu’ils n’étaient pas du peuple, sans être des bourgeois; en un mot, ils appartenaient à cette classe ambiguë, la plus vile de toutes, qui n’a ni état, ni fortune, ni même une industrie, sinon une industrie ignoble, qui n’est ni le pauvre, ni le riche, et qui a les vices de l’un et la misère de l’autre.

Ils disputaient sourdement sur des cartes dégoûtantes; au milieu d’eux était une fille très jeune et très jolie, proprement mise, et qui ne paraissait leur ressembler en rien, si ce n’est par la voix, qu’elle avait aussi enrouée et aussi cassée, avec un visage de rose, que si elle avait été crieuse publique pendant soixante ans. Elle me regardait attentivement, étonnée sans doute de me voir dans un cabaret; car j’étais élégamment vêtu et presque recherché dans ma toilette. Peu à peu elle s’approcha; en passant devant ma table, elle souleva les bouteilles qui s’y trouvaient, et, les voyant toutes trois vides, elle sourit. Je vis qu’elle avait des dents superbes et d’une blancheur éclatante; je lui pris la main et la priai de s’asseoir près de moi; elle le fit de bonne grâce, et demanda, pour son compte, qu’on lui apportât à souper.

Je la regardais sans dire un mot et j’avais les yeux pleins de larmes; elle s’en aperçut et me demanda pourquoi. Mais je ne pouvais lui répondre; je secouais la tête, comme pour faire couler mes pleurs plus abondamment, car je les sentais ruisseler sur mes joues. Elle comprit que j’avais quelque chagrin secret, et ne chercha pas à en deviner la cause; elle tira son mouchoir, et, tout en soupant fort gaiement, elle m’essuyait de temps en temps le visage.

Il y avait dans cette fille je ne sais quoi de si horrible et de si doux, et une impudence si singulièrement mêlée de pitié, que je ne savais qu’en penser. Si elle m’eût pris la main dans la rue, elle m’eût fait horreur; mais il me paraissait si bizarre qu’une créature que je n’avais jamais vue, quelle qu’elle fût, vînt, sans me dire un mot, souper en face de moi et m’essuyer mes larmes avec son mouchoir, que je restais interdit, à la fois révolté et charmé. J’entendis que le cabaretier lui demandait si elle me connaissait; elle répondit qu’oui, et qu’on me laissât tranquille. Bientôt les joueurs s’en allèrent; et le cabaretier ayant passé dans son arrièreboutique après avoir fermé sa porte et ses volets au-dehors, je restai seul avec cette fille.

Tout ce que je venais de faire était venu si vite, et j’avais obéi à un mouvement de désespoir si étrange, que je croyais rêver et que mes pensées se débattaient dans un labyrinthe. Il me semblait, ou que j’étais fou, ou que j’avais obéi à une puissance surnaturelle.

Qui es-tu? m’écriai-je tout d’un coup, que me veux-tu? d’où me connais-tu? qui t’a dit d’essuyer mes larmes? Est-ce ton métier que tu fais et crois-tu que je veuille de toi? Je ne te toucherais pas seulement du bout du doigt. Que fais-tu là? réponds. Est-ce de l’argent qu’il te faut? Combien vends-tu cette pitié que tu as? Je me levai et voulus sortir; mais je sentis que je chancelais. En même temps, mes yeux se troublèrent, une faiblesse mortelle s’empara de moi, et je tombai sur un escabeau.

Vous souffrez, me dit cette fille en me prenant le bras; vous avez bu comme un enfant que vous êtes, sans savoir ce que vous faisiez. Restez sur cette chaise et attendez qu’il passe un fiacre dans la rue; vous me direz où demeure votre mère, et il vous mènera chez vous; puisque vraiment, ajouta-t-elle en riant, puisque vraiment vous me trouvez laide.

Comme elle parlait, je levai les yeux. Peut-être fut-ce l’ivresse qui me trompa; je ne sais si j’avais mal vu jusqu’alors ou si je vis mal en ce moment; mais je m’aperçus tout à coup que cette malheureuse portait sur son visage la ressemblance fatale de ma maîtresse. Je me sentis glacé à cette vue. Il y a un certain frisson qui prend l’homme aux cheveux; les gens du peuple disent que c’est la mort qui vous passe sur la tête, mais ce n’était pas la mort qui passait sur la mienne.

C’était la maladie du siècle, ou plutôt cette fille l’était ellemême, et ce fut elle qui, sous ces traits pâles et moqueurs, avec cette voix enrouée, vint s’asseoir devant moi au fond du cabaret.

Chapitre X

Au moment où je m’étais aperçu que cette fille ressemblait à ma maîtresse, une idée affreuse, irrésistible, s’était emparée de mon cerveau malade et je l’exécutai tout à coup.

Durant les premiers temps de nos amours, ma maîtresse était venue quelquefois me visiter à la dérobée. C’étaient alors des jours de fête pour ma petite chambre; les fleurs y arrivaient, le feu s’allumait gaiement, les rayons poudreux voyaient se préparer un bon souper; le lit avait aussi sa parure de noces pour recevoir la bienaimée. Souvent, assise sur mon canapé, sous la glace, je l’avais contemplée durant les heures silencieuses où nos cœurs se parlaient. Je la regardais, pareille à la fée Mab, changer en paradis ce petit espace solitaire où tant de fois j’avais pleuré. Elle était là, au milieu de tous ces livres, de tous ces vêtements épars, de tous ces meubles délabrés, entre ces quatre murs si tristes; elle brillait comme une pièce d’or dans toute cette pauvreté. Ces souvenirs, depuis que je l’avais perdue me poursuivaient sans relâche; ils m’ôtaient le sommeil. Mes livres, mes murs me parlaient d’elle; je ne pouvais les supporter. Mon lit me chassait dans la rue; je l’avais en horreur quand je n’y pleurais pas.

J’amenai donc là cette fille; je lui dis de s’asseoir en me tournant le dos; je la fis mettre demi-nue; puis j’arrangeai ma chambre autour d’elle comme autrefois pour ma maîtresse. Je plaçai les fauteuils là où ils étaient un certain soir que je me rappelais. En général, dans toutes nos idées de bonheur il y a un certain souvenir qui domine; un jour, une heure qui a surpassé tous les autres, ou, sinon, qui en a été comme le type, comme le modèle ineffaçable; un moment est venu, au milieu de tout cela, où l’homme s’est écrié comme Théodore, dans Lope de Véga: «Fortune! mets un clou d’or à ta roue.»

Ayant ainsi tout disposé, j’allumai un grand feu, et, m’asseyant sur mes talons, je commençai à m’enivrer d’un désespoir sans bornes. Je descendais jusqu’au fond de mon cœur, pour le sentir se tordre et se serrer. Cependant je murmurais dans ma tête une romance tyrolienne que ma maîtresse chantait sans cesse:

Altra volta gieri biele, Blanch’e rossa com’ un’ fiore; Ma ora no. Non son più biele Consumatis dal’ amore.

J’écoutais l’écho de cette pauvre romance résonner dans le désert de mon cœur. Je disais: Voilà le bonheur de l’homme; voilà mon petit paradis; voilà ma fée Mab: c’est une fille des rues. Ma maîtresse ne vaut pas mieux. Voilà ce qu’on trouve au fond du verre où on a bu le nectar des dieux; voilà le cadavre de l’amour.

Назад Дальше