«Vivé la Frantzé!»
La musique joua la Marseillaise. Petit à petit l'auberge s'emplit. Il y avait là aussi des femmes. Alors, on dansa. Laquedem saisit la jolie fille de l'hôte, et les voir me fut un ravissement. Tous deux dansaient comme des anges, selon ce qu'en dit le Talmud qui appelle les anges maîtres de danse. Soudain, il empoigna sa danseuse, la souleva et balla ainsi aux applaudissements de tous. Quand la fille fut de nouveau sur ses pieds, elle était sérieuse et quasi pâmée. Laquedem lui donna un baiser qui claqua juvénilement. Il voulut payer son écot dont le montant était d'un florin. À cet effet il tira sa bourse, sœur de celle de Fortunatus et jamais vide des cinq sous légendaires.
Nous sortîmes de l'auberge et traversâmes la grande place rectangulaire nommée Wenzelplatz, Viehmarkt, Rossmarkt ou Vàclavské Nàmesti. Il était dix heures. À la lueur des réverbères rôdaient des femmes qui, au passage, nous murmuraient des mots tchèques d'invite. Laquedem m'entraîna dans la ville juive en disant:
–Vous allez voir: pour la nuit, chaque maison s'est transformée en lupanar.
C'était vrai. À chaque porte se tenait, debout ou assise, tête couverte d'un châle, une matrone marmonnant l'appel à l'amour nocturne. Tout d'un coup, Laquedem dit:
–Voulez-vous venir au quartier des Vignobles Royaux? On y trouve des fillettes de quatorze à quinze ans, que des philopèdes eux-mêmes trouveraient de leur goût.
Je déclinai cette offre tentante. Dans une maison proche, nous bûmes du vin de Hongrie avec des femmes en peignoir, allemandes, hongroises ou bohémiennes. La fête devint crapuleuse, mais je ne m'en mêlai pas.
Laquedem méprisa ma réserve. Il entreprit une Hongroise tétonnière et fessue. Bientôt débraillé, il entraîna la fille, qui avait peur du vieillard. Son sexe circoncis évoquait un tronc noueux, ou ce poteau de couleurs des Peaux-Rouges, bariolé de terre de Sienne, d'écarlate et du violet sombre des ciels d'orage. Au bout d'un quart d'heure, ils revinrent. La fille lasse, amoureuse, mais effrayée, criait en allemand:
–Il a marché tout le temps, il a marché tout le temps!
Laquedem riait; nous payâmes et partîmes. Il me dit:
–J'ai été fort content de cette fille et je suis rarement satisfait. Je ne me souviens de pareilles jouissances qu'à Forli, en 1267, où j'eus une pucelle. Je fus heureux aussi à Sienne, je ne sais plus en quelle année du XIV
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–Vous vivez! dis-je.
–Oui! je vis une vie quasi divine, pareil à un Wotan, jamais triste. Mais, je le sens, il faut que je parte. J'en ai assez de Prague! Vous tombez de sommeil. Allez dormir. Adieu!
Je pris sa longue main sèche:
–Adieu, Juif Errant, voyageur heureux et sans but! Votre optimisme n'est pas médiocre, et qu'ils sont fous ceux qui vous représentent comme un aventurier hâve et hanté de remords.
–Des remords? Pourquoi? Gardez la paix de l'âme et soyez méchant. Les bons vous en sauront gré. Le Christ! je l'ai bafoué. Il m'a fait surhumain. Adieu!…
Je suivis des yeux, tandis qu'il s'éloignait dans la nuit froide, les jeux de son ombre, simple, double ou triple selon les lueurs des réverbères.
Soudain, il agita les bras, poussa un cri lamentable de bête blessée et s'abattit sur le sol.
Je me précipitai en criant. Je m'agenouillai et déboutonnai sa chemise. Il tourna vers moi des yeux égarés et parla confusément:
–Merci. Le temps est venu. Tous les quatre-vingt-dix ou cent ans, un mal terrible me frappe. Mais je me guéris, et possède alors les forces nécessaires pour un nouveau siècle de vie.
Et il se lamenta, disant:
–Oï! oï, ce qui signifie «hélas!» en hébreu.
Durant ce temps, toute la puterie du quartier juif, attirée par les cris, était descendue dans la rue. La police accourut. Il y eut aussi des hommes à peine vêtus qui s'étaient levés en hâte de leur lit. Des têtes paraissaient aux fenêtres. Je m'écartai et regardai s'éloigner le cortège des agents de police emportant Laquedem, suivis de la foule des hommes sans chapeau et des filles en peignoir blanc empesé.
Bientôt il ne resta dans la rue qu'un vieux juif aux yeux de prophète. Il me regarda avec défiance et murmura en allemand:
–C'est un juif. Il va mourir.
Et je vis qu'avant d'entrer dans sa maison, il ouvrait son manteau et déchirait sa chemise, diagonalement.
LE SACRILÈGE
Le Père Séraphin, dont le nom monastique remplaçait celui d'une illustre famille bavaroise, était grand et maigre. Il avait une peau bistrée, des cheveux blonds et des yeux d'un bleu de ruisseau. Il parlait le français sans aucun accent étranger, et, seuls, ceux qui l'entendaient dire la messe pouvaient se douter de son origine franconienne, car le père prononçait le latin à la façon des Allemands.
D'abord destiné pour l'état militaire, il avait porté l'uniforme des chevau-légers pendant un an, au sortir du Maximilianeum de Munich, où se trouve l'École des cadets.
La vie l'ayant déçu de bonne heure, l'officier s'était retiré en France dans un couvent de la Règle de saint François, et, peu de temps après, il reçut les Ordres.
Personne ne connaissait l'aventure qui avait poussé le Père Séraphin à se réfugier chez les moines. On savait seulement qu'un nom était tatoué sur son avant-bras droit. Des enfants de chœur l'avaient lu pendant que le père prêchait, et que les manches larges de son froc, couleur carmélite, retombaient. C'était un nom de femme: Elinor, qui est aussi un nom de fée dans les anciens romans de chevalerie.
Quelques années après les événements qui avaient changé un officier bavarois en un Franciscain français, la réputation du Père Séraphin comme prédicateur, théologien et casuiste parvint à Rome, où on l'appela pour le charger de la fonction délicate et ingrate d'avocat du diable.
Le Père Séraphin prit son rôle au sérieux, et, pendant son advocature, il n'y eut point de canonisation. Avec une passion que, n'eût été la sainteté du personnage, on aurait pu croire satanique, le Père Séraphin mit un tel acharnement à combattre la canonisation du Bienheureux Jérôme de Stavelot, qu'elle est abandonnée depuis ce temps-là. Il démontra aussi que les extases de la Vénérable Marie de Bethléem étaient des crises d'hystérie. Les Jésuites retirèrent d'eux-mêmes, par peur du terrible avocat du diable, la cause de béatification du Père Jean Saillé, déclaré vénérable dès le XVIII
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Irrités à cause du fanatisme avec lequel le Père Séraphin salissait les mérites des défunts qu'ils honoraient, les Ordres qui avaient des intérêts dans ces saintes causes intriguèrent pour qu'il cessât son office. Et quelle victoire! Il dut retourner en France. Sa réputation étrange d'avocat du diable l'y suivit. On frémissait en l'écoutant prêcher sur la mort ou sur l'enfer. S'il élevait le bras, sa main droite, où il n'y avait que le majeur et l'annulaire, car les autres doigts manquaient, on ne sait par quelle aventure, semblait la tête cornue d'un diable nain. Les lettres bleuâtres du nom d'Elinor, illisibles de loin, paraissaient une brûlure infernale, et, s'il prononçait à la gothique quelque phrase latine, les dévots se signaient en tremblant.
En fouillant dans la vie des futurs saints, le Père Séraphin avait pris en mésestime tout ce qui est humain; il méprisait tous les saints, se rendant compte qu'ils ne l'eussent point été, s'il eût rempli son office à l'époque de leur procès de canonisation. Bien qu'il ne l'avouât pas, le culte de dulie qu'on leur rend lui paraissait presque hérétique; aussi n'invoquait-il, autant que possible, que les personnes de la Sainte Trinité…
On ne méconnaissait point ses hautes vertus, et il était devenu le confesseur ordinaire de l'archevêque. Vivant à une époque d'anticléricalisme, le Père Séraphin ne pouvait manquer de chercher des moyens pour remédier à l'irréligion universelle. Ses méditations l'amenèrent à penser que l'intervention des saints n'avait que peu d'action auprès de la Divinité:
–Pour que le monde revienne à Dieu, se disait-il, il faut que Dieu lui-même revienne parmi les hommes.
Une nuit, s'étant éveillé, il s'étonna:
–Comment ai-je pu blasphémer? N'avons-nous pas sans cesse Dieu parmi nous? N'avons-nous pas l'Eucharistie qui, si tous les hommes s'en nourrissaient, détruirait l'impiété sur la terre?
Et le moine se leva, déjà vêtu de son froc de bure; il traversa le cloître endormi, réveilla le frère portier et quitta le couvent.
Les rues étaient sombres, les chiffonniers y semblaient des feux follets à cause de leur lanterne, et des éteigneurs de réverbères se hâtaient vers les flammes de gaz dansant encore aux carrefours.
Parfois luisait le soupirail d'une boulangerie; le Père Séraphin s'en approchait, étendait les mains et prononçait les paroles sacramentelles:
–Ceci est mon corps, ceci est mon sang…, consacrant ainsi les fournées entières.
Après l'aurore, il sentit qu'il était las et reconnut qu'il avait consacré une quantité de pain suffisante pour donner à communier à près d'un million d'hommes. Cette multitude se rassasierait de l'Eucharistie le jour même. Grâce à elle, les hommes redeviendraient bons, et, dès après midi, le règne de Dieu arriverait sur terre. Quel miracle et quelle jubilation!
Le moine passa toute la matinée dans les belles rues et se trouva vers midi près de l'archevêché. Très content de soi, il alla trouver l'archevêque, qui, justement, était à table:
–Prenez place, mon Père, dit le prélat, vous déjeunerez avec moi et vous êtes venu fort à propos.
Le Père Séraphin s'était assis, et, attendant qu'on le servît, regardait le pain qui s'allongeait sur la nappe. L'archevêque en avait coupé un quignon et le côté tranché apparaissait rond et blanc comme une hostie. L'archevêque porta à sa bouche un morceau de viande et du pain, puis il continua:
–Vous êtes venu fort à propos, j'avais besoin de votre ministère et n'ai point dit la sainte messe ce matin. Je me confesserai après ce repas.
Le moine tressaillit et regarda l'archevêque en demandant d'une voix rauque:
–Monseigneur! un péché mortel?
Mais le domestique arrivait, portant des plats fumants qu'il déposa devant le moine, auquel le prélat recommanda le silence en portant un doigt à ses lèvres. Le domestique sorti, le Père Séraphin se leva et répéta:
–Un péché mortel, Monseigneur?… et vous avez mangé du pain!
L'archevêque étonné le regardait, en roulant de petites boulettes de mie qu'il lançait vers le plafond. Il pensait:
–Quel fanatique! Je changerai de confesseur.
Le moine reprit:
–Un péché mortel, Monseigneur, et vous avez mangé du pain eucharistique?
Le prélat nia:
–Vous avez mal compris, mon Père, je vous l'ai dit, je n'ai point célébré la sainte messe ce matin.
Mais le Père Séraphin se jeta à genoux, les bras en croix, en criant:
–Je suis un grand pécheur, Monseigneur, j'ai consacré ce matin tous les pains dans toutes les boulangeries de notre ville. Vous avez mangé du pain consacré. Tant d'hommes dont beaucoup étaient en état de péché mortel ont mangé le corps de Notre-Seigneur! Le mets divin a été profané à cause de moi, prêtre sacrilège…
L'archevêque s'était dressé, terrible. Il s'écria:
–Anathème sur toi, moine!
Puis, l'ancienne fonction du Père se mêlant dans son esprit à des réminiscences classiques, il déclama:
—Advocat infame vatem dici
en prononçant spirituellement à la façon des Français du XVI
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—Avocat infâme va-t-en d'ici!
Et là-dessus, il éclata de rire.
Mais le moine ne riait pas:
–Confessez-moi, Monseigneur, dit-il, je vous confesserai ensuite.
Ils s'absolvirent mutuellement. Ensuite, sur l'avis du Franciscain coupable, les carrosses de l'archevêché furent attelés, et les domestiques, les petits abbés qui peuplent les palais épiscopaux, allèrent dans toutes les boulangeries, acheter le pain qu'ils devaient déposer au couvent du moine sacrilège.
Là, les moines étaient réunis, le Père gardien parlait:
–Qu'est devenu le Père Séraphin? Il était vertueux. Peut-être, au semblant de nos frères de jadis qui furent égarés par des oiseaux célestes et restèrent pendant des siècles en extase, reviendra-t-il dans cent ans…
Les moines se signèrent et chacun d'eux avait à citer une histoire:
–L'un des moines de Heisterbach, qui avait douté de l'éternité, suivit un écureuil dans la forêt. Il pensa y être demeuré dix minutes. Mais en revenant au couvent, il vit qu'au bord du chemin les petits cyprès étaient devenus de grands arbres…
Un autre dit:
–Un moine italien pensa n'avoir écouté qu'une minute un rossignol chanteur, mais en retournant au monastère…
Un jeune moine ergoteur ricana:
–On cite quelques aventures de cette espèce chez les Grecs, et qui sait? en ces oiseaux, au Moyen-Âge, était peut-être passée l'âme des antiques Sirènes…
À ce moment on frappa à la porte du couvent, et les petits abbés de l'archevêché entrèrent, portant, avec des précautions infinies, les pains consacrés, qui étaient de diverses formes. Il y avait des flûtes longues et minces, des pains polkas pareils à des écus ronds—fuselés d'or à cause de la croûte, et d'argent à cause de la farine saupoudrée—qu'avaient pétris des gindres ignorant l'art du blason; des petits pains viennois, pareils à des oranges pâles, des pains de ménage appelés bouleau ou fendu, selon leur aspect.
Et devant les moines chantant le Tantum ergo, les petits abbés portèrent leur fardeau dans la chapelle et empilèrent les pains sur l'autel…
En expiation du sacrilège, les prêtres et les moines passèrent la nuit en adoration. Le matin ils communièrent, et aussi les jours suivants jusqu'à consommation des Saintes-Espèces, qui les derniers jours, craquaient sous les dents, car le pain s'était rassis…
Le Père Séraphin ne reparut pas au couvent. Personne ne pourrait dire ce qu'il devint, si les journaux n'avaient rapporté la mort, à l'assaut de Pékin, d'un soldat anonyme de la Légion étrangère, sur l'avant-bras droit duquel était tatoué un nom de femme: Elinor, qui est aussi un nom de fée dans les anciens romans de chevalerie…
LE JUIF LATIN
Un matin, je dormais, vivant en un beau songe. Un violent coup de sonnette m'éveilla. Je me dressai, jurant en latin, en français, en allemand, en italien, en provençal et en wallon. Je passai un pantalon, mis des savates et allai ouvrir. Un monsieur que je ne connaissais pas, mais d'apparence correcte, me demanda un instant d'entretien…
Je fis entrer l'inconnu dans la chambre qui me sert de cabinet de travail, salon, et salle à manger, le cas échéant. Il s'empara de l'unique fauteuil. Pendant ce temps, dans la chambre à coucher, je précipitais une toilette sommaire en regardant mon réveille-matin, qui marquait onze heures. Je plongeai ma tête dans la cuvette, et, tandis que je frottais mes cheveux mouillés, le monsieur s'écria:
–Je ne suis pas un poireau!
Les cheveux en désordre, je pénétrai dans la pièce où je vis ce monsieur, penché sur un restant de pâté que j'avais oublié de cacher. Je m'excusai, demandai la permission de passer un veston, et portai le plat dans la chambre à coucher.
Lorsque je revins, le monsieur me dit en souriant:
–J'ai lu le Passant de Prague, et j'y ai vu que vous m'aimiez.
Je balbutiai sans oser nier, à cause que je m'imaginai avoir affaire à un éditeur original qui, séduit par ma littérature, venait m'en demander contre espèces. Il continua:
–Je me nomme Gabriel Fernisoun, né en Avignon. Vous ne me connaissez pas, mais vous aimez les juifs, donc vous m'aimez, car je suis juif, monsieur!
Je ris en disant que, par conséquent, il était vrai que je l'aimasse, mais Fernisoun m'interrompit, s'écriant:
–Halte-là, ne m'aimez pas. Vous êtes indécent, mon ami. Vous avez la gueule de bois, ce matin, mon pauvre, et vous osez parler d'amour!