Les trois Don Juan - Гийом Аполлинер 5 стр.


–Vous êtes père, et vos inquiétudes se comprennent, commandeur, mais remarquez que vous m'offensez!

–Vous ignorez qui est don Juan!

–Si pervers que vous le peigniez, je vous dis que Doña Inès est en sûreté tant qu'elle sera ici, Don Gonzalo.

–Je le crois, mais allons au fait. Remettez-moi cette duègne et excusez mes idées mondaines.

–On se conformera à vos exigences.»

Sur ce la mère abbesse appelle la tourière.

«Sœur tourière, lui dit-elle, allez donc quérir Doña Inès et sa duègne. Elles ont quitté la chambre.»

La tourière sortit.

«Elles ont quitté la chambre? reprit Don Gonzalo avec inquiétude.

–Oui, elles sont sorties l'une et l'autre, je ne sais pourquoi.»

À cet instant, Don Gonzalo aperçut la lettre qui traînait à terre. Il la prit et l'examina:

«Malédiction! s'écria-il soudain… Mes inquiétudes me le criaient! Lisez, ma mère: Inès de mon âme.» Signé Don Juan. Voici la preuve écrite. Tandis que vous priiez Dieu pour elle, le Diable est venu qui l'a enlevée!

La tourière accourait à ce moment.

«Madame! madame! Je n'ai pas retrouvé Doña Inès. Mais tout à l'heure un homme a escaladé avec une échelle le mur du jardin.

–C'est bien lui! fit le commandeur. Je pars… Malheur à moi!

–Où allez-vous, commandeur?

–Sotte! À la poursuite de mon honneur que vous avez laissé voler!»

Avec l'aide de son valet Ciutti, Don Juan avait fait transporter Inès dans sa maison de campagne, aux proches environs de Séville, dans un paysage enchanteur. C'est là que la jeune fille reprit ses sens. Brigitte était auprès d'elle.

«Où suis-je? dit-elle.

–Dans la maison de Don Juan.

–La maison de Don Juan n'est pas un lieu convenable pour moi: Je suis noble! Brigitte. Viens. Il faut partir d'ici.

–Don Juan va revenir, Don Juan qui vous a sauvée de la mort du cloître…

–Oui, mais il m'a empoisonné le cœur.

–Vous l'aimez donc?

–Je ne sais; mais, par pitié, fuyons, fuyons au plus vite cet homme au seul nom duquel je sens se dérober mon cœur…

–Vous l'aimez?

–Certes, si cela est de l'amour, je l'aime, mais je sais aussi que cette passion me déshonore. Si mon faible cœur m'entraîne vers Don Juan, mon honneur et mon devoir m'éloignent de lui. Partons donc d'ici avant qu'il ne revienne: la force me manquerait si je le voyais à mes côtés. Partons. Mon père, Don Gonzalo, me recevra.

–Mais Juan s'est rendu auprès de Don Gonzalo pour lui demander son pardon et sa parole.

–Est-ce vrai?

–Du reste, voici un bruit de rames sur le Guadalquivir. N'entendez-vous point? C'est la barque de Don Juan.»

C'était lui en effet. Il sauta légèrement du frêle bateau et, en un instant, fut auprès d'Inès. Minuit venait de sonner. Le silence était tombé sur la campagne et sur le fleuve…

«Où est Don Gonzalo? lui dit Inès.

–À cette heure, répondit Juan, il dort tranquillement. Je n'ai pu le joindre, mais l'ai rassuré par un message.

–Que lui avez-vous dit?

–Que vous étiez en sûreté sous ma garde, respirant les saines brises de la campagne…»

Don Juan prit la main d'Inès.

«Calme-toi donc, ma vie. Repose ici et pour un instant oublie la sombre prison de ton couvent. Ah! n'est-il pas vrai, ange d'amour, que sur ce rivage solitaire l'air est meilleur, la lune brille d'un éclat plus pur? Ces bises qui passent, pleines des doux parfums des fleurs champêtres, ces eaux calmes et limpides, ces forêts qui chantent doucement en attendant l'aurore, ne respirent-elles point l'amour?

«Écoute mes paroles, Inès. Elles respirent aussi l'amour. De tes yeux coulent deux perles liquides. Permets-moi de les boire, agenouillé devant toi. Oui, vois, ce cœur inconstant est devenu à jamais ton esclave.

–Taisez-vous, pour Dieu, Don Juan, reprit Inès… par pitié, taisez-vous… En vous écoutant, il me semble que la folie trouble mon cerveau et que mon pauvre cœur à moi brûle. Oh! dites-moi seulement que vous ne m'avez pas donné à boire un philtre infernal…

–Je t'ai donné la sincérité de mon âme.

–Assez, assez, Don Juan… Je ne pourrais plus résister. Oh! je sens que je vais à vous comme ce fleuve va à la mer. Pitié! pitié! Don Juan! Arrache-moi le cœur ou aime-moi parce que je t'adore!

–Mon cœur, cette parole change mon être au point de me laisser espérer que l'Éden s'ouvrira pour moi. Non, Doña Inès, ce n'est pas Satan qui m'inspire cet amour, c'est Dieu qui veut sans doute par toi me gagner à lui… Bannis toute inquiétude, à tes pieds je me sens capable de vertu. Oui, mon orgueil, je te le promets, s'inclinera devant le bon commandeur. Il m'accordera ta main ou n'aura qu'à me tuer.

–Don Juan de mon cœur!

–Silence! Avez-vous entendu… Une barque vient d'aborder. Je vois des hommes qui se dirigent vers la maison. Veuillez m'attendre quelques instants.»

Mais le valet de Don Juan, Ciutti, accourait. Il rencontra son maître qui descendait au grand salon d'entrée, mal éclairé aux chandelles.

«Seigneur, sauvez votre vie, lui dit-il.

–Qu'y a-t-il?

–Le commandeur arrive avec des gens armés.

–Laisse-le entrer, lui seulement…

–Mais, seigneur…

–Obéis-moi…»

Mais déjà Don Gonzalo, bousculant violemment la porte, venait de pénétrer dans la salle.

«Où est-il ce traître?» criait-il, agitant son épée.

Don Juan s'avança:

«Me voici, dit-il, mais faites attendre, je vous prie, ces gens à la porte!»

Le commandeur, étonné de ce calme, fit signe à sa troupe de demeurer au dehors. Alors Don Juan s'avança et poliment mit un genou à terre devant Don Gonzalo.

«Me voici à tes pieds.

–Tu es donc vil jusque dans tes crimes, Don Juan?

–Retiens ta langue, vieillard, et écoute-moi un instant.

–Comment les paroles pourraient-elles effacer ce que la main a écrit sur ce papier? Aller surprendre, infâme, l'extrême candeur de celle qui ne pouvait soupçonner le poison contenu dans ces lignes! Verser traîtreusement dans son âme chaste le fiel qui déborde de ton âme sans foi ni vertu. Vouloir ainsi ternir l'éclatante pureté de mon blason comme s'il était une guenille dédaignée d'un marchand. Est-ce là, Tenorio, le courage dont tu te vantes? Est-ce là cette audace proverbiale que t'attribue le vulgaire craintif? Avec les vieillards et les jeunes filles tu en fais étalage, et pourquoi? vive Dieu! pour venir ensuite lécher leurs pieds et prouver ainsi que tu manques à la fois de courage et d'honneur.

–Commandeur!

–Misérable! Tu as volé ma fille Inès dans son couvent, et je viens, moi, prendre ta vie ou mon bien.

–Jamais mon front ne s'est incliné devant aucun homme; jamais je n'ai supplié ni père ni roi, et je reste à tes pieds dans la position où tu me vois. Juge, Gonzalo, de la puissance du motif qui m'y retient.

–Ce qui t'y retient, c'est la peur de ma justice.

–Par Dieu! Écoute-moi, commandeur, ou je ne saurai me contenir. Je redeviendrai ce que j'ai toujours été et ce qu'à cette heure je ne voudrais plus être.

–Vive Dieu!

–Commandeur, j'idolâtre Doña Inès. Je suis convaincu que le ciel me l'a réservée pour ramener mes pas dans le droit chemin. Ce n'est pas sa beauté que j'aime ni sa grâce que j'adore, mais, Don Gonzalo, j'adore la vertu personnifiée en Doña Inès. Ce que ni juges ni évêques n'ont obtenu de moi par les cachots et les sermons, sa candeur l'a obtenu. Son amour fait de moi un autre homme; il régénère mon être. Elle peut transformer en un ange celui qui était un démon. Comprends-tu enfin, Don Gonzalo, ce que t'offre l'audacieux Don Juan Tenorio, agenouillé devant toi? Je serai l'esclave de ta fille; je vivrai dans ta maison; tu gouverneras mes biens et me diras: Voilà ce qui doit être. Indique-moi le temps de ma réclusion. Je me soumets à toutes les épreuves que tu exigeras de mon audace et de ma fierté. Je les subirai dans la forme que tu me prescriras; et quand ta conscience jugera que j'ai su la mériter, je lui donnerai un bon mari, et elle me donnera le paradis.

–Assez, Don Juan. Je ne sais comment j'ai pu me contenir en entendant les honteuses preuves de ton infâme effronterie. Don Juan, tu es un lâche. Quand tu te sens pris, il n'y a pas de bassesses que tu ne tentes pour te tirer d'affaire.

–Don Gonzalo!

–J'ai honte de te voir ainsi à mes pieds. Ce que tu voulais gagner par la force, tu cherches à l'obtenir par la prière.

–Tout se règle ainsi du même coup.

–Jamais, jamais. Toi, son époux! Je te connais depuis trop longtemps. Je la tuerai avant. Allons! rends-la-moi de suite. Autrement ta vile posture ne m'empêchera pas de te traverser la poitrine.

–Réfléchis bien, Don Gonzalo; avec elle tu me feras perdre peut-être jusqu'à l'espoir de mon salut.

–Que m'importe ton salut!

–Commandeur, tu me perds!

–Ma fille? Où est ma fille?

–Remarque que j'ai tenté par tous les moyens de te donner satisfaction. Les armes à la ceinture j'ai toléré tes outrages; à genoux, je t'ai proposé la paix.»

Don Juan se releva. Don Gonzalo tenait son épée en avant.

«Ma fille! ma fille! te dis-je, lâche qui m'as frappé par derrière…

–Ah! ce supplice a trop duré, reprit Don Juan avec un rire qui sonna étrangement. L'enfer triomphe!»

Mais Don Gonzalo avait ouvert la porte.

«A moi, mes gens!» cria-t-il.

Juan avait saisi son pistolet.

«Ulloa, dit-il, tandis que la foule des soldats faisait irruption, si mon âme va à nouveau se plonger dans le vice, tu répondras pour moi quand Dieu m'appellera devant son tribunal de justice.»

Il fit feu. Le commandeur tomba raide mort entre les bras de ses soldats.

CHAPITRE V

DONA ELVIRE

Mort d'Inès.—Débordements de Don Juan.—Sa profession de foi.—Arrivée de Doña Elvire.—Sanglants reproches.—Piteuses explications.—Vive querelle de famille.

C'est par miracle que Don Juan, après cette terrible aventure, échappa à la justice. Mais il reçut plusieurs coups d'épée des soldats, en sorte qu'il put plaider la légitime défense. Doña Inès s'enfuit au couvent; mais quelques jours après sa rentrée, elle commença de dépérir et mourut rongée par le terrible mal intérieur qui la dévorait. Les uns prétendent que l'affreuse mort de son père fut cause du trépas de cette belle enfant; ceux qui la connaissaient mieux affirment que ce fut sa passion inassouvie pour Don Juan qui la conduisit au tombeau.

Don Juan, à la vérité, ne fut pas le même dès ce jour. Il semblait qu'il voulût exercer une sorte de vengeance contre cette humanité féminine que cependant il avait déjà tant fait souffrir. Le sens de l'amour qu'il avait possédé si fort, si beau, parut émoussé en lui. Jadis, il avait été sincère dans ses séductions; ce ne fut plus désormais pour lui que jeu et comédie. C'est ainsi qu'il contracta plusieurs mariages qui furent rompus par la triste mort de ses épouses, la rupture prononcée à Rome avec l'appui des cardinaux qu'impressionnait le grand nom des Tenorio ou encore par le simple abandon. Fiancé avec Doña Elvire, il la séduisit quelques jours avant la date du mariage, puis partit dans une campagne retirée, abandonnant là la noce.

Le cynisme de Don Juan était tel que son fidèle valet, Ciutti, maître ès canailleries, en prit lui-même dégoût et se permit à diverses reprises d'en faire reproche à son maître.

«Quoi, lui répondait Don Juan, tu veux qu'on se lie à demeurer au premier objet qui nous prend, qu'on renonce au monde pour lui et qu'on n'ait plus d'yeux pour personne! La belle chose de vouloir se piquer d'un faux honneur d'être fidèle, de s'ensevelir pour toujours dans une passion et d'être mort dès sa jeunesse à toutes les autres beautés qui nous peuvent frapper les yeux! Non, non, la constance est bonne pour des êtres ridicules: toutes les belles ont droit de nous charmer, et l'avantage d'être rencontrée la première ne doit point dérober aux autres les justes prétentions qu'elles ont toutes sur nos cœurs. Pour moi, la beauté me ravit partout où je la trouve, et je cède facilement à cette douce violence qui nous entraîne. J'ai beau être engagé, l'amour que j'ai pour une belle n'engage point mon âme à faire injustice aux autres; je conserve des yeux pour voir le mérite de toutes et rends à chacune les hommages et les tributs où la nature nous oblige. Quoi qu'il en soit, je ne puis refuser mon cœur à tout ce que je vois d'aimable, et dès qu'un beau visage me le demande, si j'en avais dix mille, je les donnerais tous. Les inclinations naissantes, après tout, ont des charmes inexplicables, et tout le plaisir de l'amour est dans le changement. On goûte une douceur extrême à séduire par cent hommages le cœur d'une jeune beauté; à voir de jour en jour les petits progrès qu'on y fait; à combattre par des transports, des larmes et des soupirs l'innocente pudeur qui a peine à rendre les armes; à forcer pied à pied toutes les petites résistances qu'elle nous oppose; à vaincre les scrupules dont elle se fait un honneur et à la mener doucement où nous avons envie de la faire venir. Mais lorsqu'on en est maître une fois, il n'y a plus rien à souhaiter; tout le beau de la passion est fini, et nous nous endormons dans la tranquillité d'un tel amour si quelque objet nouveau ne vient réveiller nos désirs et présenter à nos cœurs les charmes attrayants d'une conquête à faire. Enfin il n'est rien de si doux que de triompher de la résistance d'une belle personne, et j'ai sur ce sujet l'ambition des conquérants qui volent perpétuellement de victoire en victoire et ne peuvent se résoudre à borner leurs souhaits. Il n'est rien qui puisse arrêter l'impétuosité de mes désirs; je me sens un cœur à aimer toute la terre et, comme Alexandre, je souhaiterais qu'il y eût d'autres mondes pour y pouvoir étendre mes conquêtes amoureuses.

–Hélas! seigneur, tant que vous ne vous en prîtes qu'aux hommes!… mais cette fille que vous avez osé disputer à Dieu! Et ne craignez-vous rien de ce commandeur que vous avez tué d'un coup de pistolet?

–J'ai eu ma grâce en cette affaire.»

Sur ces entrefaites, on sonna. Don Juan crut que c'était une charmante fillette dont, en cette campagne, il avait entrepris la conquête à défaut de plus riche morceau. Il fit donc entrer. Mais sa déconvenue fut grande quand, sous ses voiles noirs, il aperçut la fiancée qu'il avait abandonnée, Elvire, maigre maintenant, et sur les traits de laquelle se lisait une infinie désolation. Il eut un geste d'impatience.

«Me ferez-vous la grâce, Don Juan, lui dit Elvire, de vouloir bien me reconnaître, et puis-je au moins espérer que vous daigniez tourner le visage de ce côté?

–Madame, je vous avoue que je suis surpris et que je ne vous attendais pas ici.

–Oui, je vois bien que vous ne m'attendiez pas, et vous êtes surpris, à la vérité, mais tout autrement que je ne l'espérais, et la manière dont vous le paraissez me persuade pleinement de ce que je refusais de croire. J'admire la simplicité et la faiblesse de mon cœur à douter d'une trahison que tant d'apparences me confirmaient… Mes justes soupçons chaque jour avaient beau me parler, j'en rejetais la voix qui vous rendait criminel à mes yeux et j'écoutais avec plaisir mille chimères ridicules qui vous peignaient innocent à mon cœur; mais enfin cet abord ne me permet plus de douter, et le coup d'œil qui m'a reçue m'apprend bien plus de choses que je ne voudrais en savoir. Je serais bien aise pourtant d'ouïr de votre bouche les raisons de votre départ… Parlez, Don Juan, je vous prie, et voyons de quel air vous saurez vous justifier.

–Madame, voilà Ciutti qui sait pourquoi je suis parti.»

Ciutti fut fort inquiet de se voir mis en cause.

«Moi, seigneur, glissa-t-il à son maître à l'oreille, je n'en sais rien, s'il vous plaît.

–Eh bien! Ciutti, parlez, faisait à haute voix Don Juan qui n'avait pas l'air d'entendre…

–Parlez, Ciutti, reprit Doña Elvire, il n'importe de quelle bouche j'entende ces raisons.

–Allons, parle, maraud…»

Pressé de questions et voyant que, de toutes façons, l'affaire tournerait mal pour lui, Ciutti se décida à prendre une mine innocente:

Назад Дальше