Clara le regardait en souriant, elle avait lâair de sâintéresser à cette conversation. Il avait entre-temps terminé sa soupe, ils passèrent donc tous au plat suivant.
Le patron réfléchissait à la question posée par son hôte. Après avoir bu quelques gorgées de bière, il se décida à donner des détails supplémentaires.
â Voyez-vous, le maire précédent était un homme instruit ; plus jeune, il était parti en Californie chez un de ses oncles qui était installé là -bas. Il paraît quâil avait fait plusieurs années dâétudes dans une université prestigieuse. Puis il est rentré au village en disant quâil y revenait le temps de donner un coup de main, et il assuma ainsi la charge de maire.
â Quâa-t-il fait de bien dans cette période ? demanda Oskar.
â La seule chose quâil ait achevée est justement ce téléphérique que vous avez vu sur lâesplanade cet après-midi. Bon, certains dâentre nous ont pensé quâil allait permettre un grand développement touristique, et on a donc fait des investissements. Pour ma part, avec lâargent que jâavais de côté, jâai agrandi lâhôtel qui ne tournait que pour quelques rares représentants et pour les chasseurs, en saison.
â Que pensez-vous de ce projet, alors ? Je nâai pas lâimpression que la situation ait tellement changé depuis.
â Précisément, comme je vous le disais, le maire a fait construire cette installation, puis il a disparu de Valle Chiara. Ãa remonte à quelques semaines. Plus exactement, il est parti dès que les essais ont été finis. Je me souviens quâil était fatigué de son travail dâorganisation. Avant de partir, il a dit quâil était satisfait, et que son rôle était achevé.
Oskar sâadressa alors à Clara :
â Que dis-tu de ce quâa fait cet étrange maire, toi ?
â Câest difficile à dire comme ça, en quelques mots. Jâestimais beaucoup cet homme, il était instruit, il passait des nuits entières à lire. Je faisais mes études en ville quand il est arrivé, mais à Valle Chiara, tout le monde sentait sa présence. Il travaillait toute la journée, et le soir, on le voyait se promener tout seul dans le bois. Toujours à la même heure.
Oskar avait chaud, maintenant. Il enleva son blouson. Il se souvint un instant de la première, horrible impression que lui avait faite lâatmosphère glaciale de lâhôtel. Même si la conversation était étrange dans cette cuisine, il ressentit pour la première fois depuis son arrivée au village une vague atmosphère de vacances.
â Essayons dây comprendre quelque chose, reprit-il avec assurance, maintenant détendu. Valle Chiara a donc toujours été isolée. Il y a quelques années, un monsieur plein dâidées, qui a fait ses études en Californie, revient par ici. Cet homme projette de construire quelque chose qui soit en mesure de développer la vallée, pour rendre service à ses anciens concitoyens, peut-être. En premier lieu, il examine les possibilités touristiques et décide dâinstaller un téléphérique pour attirer les skieurs en saison. Il élabore son projet, et quand lâinitiative a pris forme, il quitte le village. Câest bien ça ?
â Eh bien, je crois que toute lâaffaire est un peu plus compliquée, répondit le patron ; au début, moi aussi je croyais que les choses sâétaient passées de la façon que vous avez si bien reconstruite.
Clara secoua la tête :
â Je crois que vous interprétez mal le projet du maire.
â Tu veux dire quâil ne voulait pas développer le tourisme ? à quoi peut servir un téléphérique, alors ? dit Oskar.
â Je ne le sais pas exactement, mais le maire nâa jamais parlé de tourisme, il parlait dâune connexion -Clara avait un peu de mal à répondre- tout ce que je peux dire, au-delà des bruits qui courent au village, câest que le maire voulait relier Valle Chiara à quelque chose. Une fois, je lâai entendu parler de connexion expérimentale. Câest pour ça quâil a fait construire lâinstallation et quâil voulait que tout fonctionne au mieuxâ¦
â Mais alors ce téléphérique nâest pas du tout abandonné ! sâécria Oskar. Il existe peut-être une entreprise qui lâexploite.
â Mais bien sûr ! Lâinstallation fonctionne, tout le monde peut lâutiliser. Si tu veux, demain matin, je tâemmènerai voir le directeur, comme ça tu pourras tout savoir sur son utilisation par les clients.
Il ne restait plus quâOskar et Clara dans la salle, les autres étaient allés se coucher. Pendant quâil fumait un cigare offert par Ignazio, la jeune femme mettait de lâordre dans la cuisine. Pour finir, elle passa très rapidement la serpillière dans toute la cuisine.
â Nous, on a lâhabitude de tout remettre en ordre avant dâaller nous coucher. Mes parents se lèvent tôt le matin, et puis les odeurs du dîner pourraient gêner les clients, même si en ce moment tu es le seul client de lâhôtel.
Lâhumidité laissée par la serpillère sâévapora presque immédiatement et la cuisine fut parfaitement en ordre. Exactement comme dans un dessin animé quâil avait vu quand il était petitâ¦
â Excuse-moi, je voudrais te poser une question personnelle : jâai remarqué que tu tâexprimes très bien. Où as-tu fait tes études ? demanda Oskar.
â En ville. Je suis rentrée à Valle Chiara lâan dernier, après lâAcadémie. Mais je nâai pas envie de parler de moi.
Elle se passa une main sur le front, et demanda, sur un autre ton :
â Alors câest ton ami qui tâa conseillé cet endroit ? Tu as dit quâil est passionné de montagne et quâil tâa parlé du Grand Ski-lift.
â Oui, câest ça. Câest quelquâun de particulier, qui nâaime pas les endroits à la mode, une personne qui est toujours à la recherche de mondes non fréquentés. Moi, je suis sceptique sur le fait quâon puisse encore trouver aujourdâhui des lieux préservés -il respira profondément et ajouta- cette fois-ci je lâai écouté, mais je crois que câest une erreur, vu ce que jâai trouvé sur lâesplanade du téléphérique.
â A quoi tâattendais-tu ?
â Jâimaginais que jâallais arriver dans un endroit plus haut en couleurs. Je ne voudrais pas dénigrer ton village, mais tu dois reconnaître que ce nâest pas un endroit adapté au grand ski alpin ! Jâimaginais trouver des chalets de bois, une place illuminée et ensevelie sous la neige, une atmosphère de fête, en somme, et puis, à lâhorizon, des chaînes de montagnes enneigées.
â Ce que tu dis est vrai, à première vue. Même si je suis née ici, jâadmets très bien quâil nây a rien dâattrayant à Valle Chiara. Ce nâest dâailleurs pas un village alpin. Je pensais comme toi, jusquâà ce que je rencontre le maire. Lui, il avait étudié la question à fond, et il pensait que le véritable paysage de cet endroit était caché par une espèce de « Muraille ». Câest pour ça quâil voulait construire le téléphérique, pour aller au-delà dâune zone sans intérêt et arriver jusquâaux plateaux. Mais ne me demande pas où se trouvent précisément ces plateaux, parce que je ne suis jamais montée en altitude.
â Tu veux dire que tu ne connais pas le territoire où tu es née ?
â Je connais le village, et quelques circuits de promenades jusquâà la première clairière dans le bois. Et ce nâest pas quâune question de paresse personnelle, parce que les gens dâici ont tous plus ou moins la même connaissance limitée que moi.
â Tu veux dire que les habitants de la vallée ne bougent pas ? Excuse-moi, mais un tel manque dâintérêt est incroyable.
â Câest tout à fait ça ! Il nây a que quelques habitants qui savent tout du territoire alentour. Des gens qui sâéloignent du village pour leur travail, les bergers ou les bûcherons, par exemple. Mais leur expérience est sans valeur pour ce qui tâintéresse. Toi, tu es un citadin à la recherche de visions enchantées, qui ont dâune certaine manière quelque chose à voir avec les histoires quâon tâa racontées quand tu étais petit. Les citadins imaginent toujours des paysages fantastiques quâun berger de métier ne peut pas voir.
Oskar se versa un peu de la bière que Clara avait laissée sur la table.
â Jâai compris. Câest la question de la « Reconnaissance », un gros problème, jâen ai entendu parler. Tu sais, je suis ingénieur, et à une certaine période, je me suis intéressé aux modèles et aux programmes de calcul. Jâai même lu plusieurs ouvrages sur lâintelligence artificielle -il respira profondément- mais je crois que la discussion deviendrait trop difficile, dâautant plus que je ne peux vraiment pas dire que je sois expert en la matière.
Il se passa nerveusement une main dans les cheveux, comme sâil avait été troublé par un mauvais souvenir. Pourquoi avoir évoqué lâintelligence artificielle ? Il lui sembla que câétait une expression inappropriée, mieux valait changer de sujet tout de suite.
â Excuse mes divagations, et revenons-en au téléphérique. Il a été construit pour passer au-delà dâune muraille, alors. Câest une image bien mystérieuse, je trouve.
â On mâa dit que lâinstallation passe au-dessus de la Tour en arrivant à un pâturage dâaltitude. Je ne sais rien dâautre -elle semblait irritée- je te lâai déjà dit, je ne suis jamais arrivée jusquâaux plateaux !
â Et la neige commencerait à ces pâturages ? Un skieur pourrait donc monter jusque là -haut, puis redescendre à lâesplanade du téléphérique en suivant une piste quelconque. Alors câest que ce nâest pas la bonne saison⦠à moins que la neige ne soit en retard, cette année ?
â Non, on est en plein hiver, et il fait même froid, pour nous. En réalité, il ne neige que rarement dans la vallée, il nây a souvent quâune boue un peu claire. En hiver, le ciel est presque toujours couvert, en général on a du grésil. Si, quelquefois, il neige la nuit, mais ça ne tient pas, la neige fond en deux ou trois jours.
â Alors il faudrait utiliser ce téléphérique en été, pour monter faire des randonnées dans les pâturages ! sâexclama-t-il en riant.
â Non, tu te trompes. Le maire lâavait vraiment fait construire pour se connecter au Grand Ski-lift, mais câest le directeur de lâexploitation qui connaît tous les détails. Je te le présenterai demain matin.
Ils changèrent de sujet et discutèrent encore quelques instants, puis elle accompagna Oskar dans une chambre qui devait faire partie de la construction ancienne, où il pourrait dormir au chaud.
Câétait une vieille chambre quâon utilisait également comme grenier : il y avait des meubles et des objets de famille. Clara lui dit que câétait la pièce des souvenirs. Elle était sûre quâil nây aurait pas froid. Un peu comme dans la cuisine.
à Valle Chiara
Oskar se réveilla en sursaut. Il avait du mal à se souvenir des événements de la veille. Comment avait-il échoué dans cette chambre inconnue ? Par la fenêtre, une faible luminescence blanchâtre révélait une lumière hivernale. Il regarda sa montre et découvrit, surpris, quâil était dix heures du matin. Il allait se lever dâun bond, mais se recoucha de nouveau : il nâavait rien à faire. Il était en vacances. Il se trouvait dans une pièce pleine dâobjets anciens ; quand ses yeux se furent habitués à la pénombre, il observa tranquillement les objets du passé, lâun après lâautre.
Aimait-il donc tant le passé ? Le passé est une obsession, les indices que livre le présent remontent toujours à lâenfance. Câest désormais lâhypothèse classique à laquelle presque tout le monde a recours. Il fallait donc repartir en arrière et retrouver le fil coupé⦠et ensuite ? Ensuite, émerger à nouveau dans le présent, changé. Mais en cet instant, cette éventualité lui sembla irréalisable.
Il avait parfois réfléchi à la façon dont, enfant, il percevait le monde. Il sâagissait dâun monde agréable, alors quâil attendait lââge adulte avec impatience. Peut-être que les événements désagréables, qui existaient déjà , ne le touchaient pas de près. à cette époque, il était détaché du Mal. Il avait atteint lâHarmonie sans sâen rendre compte, puis tout sâétait désagrégé, à cause des désirs. Personne nâa jamais pu expliquer de quelle façon commence la séparation dâavec lâharmonie. Il suffit dâune banalité quelconque, du fait de désirer quelque chose avec une certaine intensité, peut-être⦠Quand le désir survient, un Centre se forme et prend une masse énorme, quelque chose se déforme, et câest ainsi que lâharmonie sâen va pour toujours, avec le Présent, laissant lâÃtre au milieu des scories éparses de la réalité.
Après, « les choses ne sont plus ce quâelles sont ».
Cela sâétait sûrement passé ainsi. Il avait été jeté dâun train merveilleux, et forcé à errer dans une toundra gelée en ramassant des fragments. Ce train devait aller à la vitesse de la lumière.
On frappa à la porte et Clara entra avec le plateau du petit déjeuner.
â Bonjour ! Bien dormi ? Je tâai apporté le petit déjeuner au lit parce que tu es un hôte important pour nous. Mon père mâa chargée de prendre soin de toi, dit-elle dâun air malicieux.
Il fut surpris de cet accueil. Il repensa à la mélancolie du paysage de la veille, à lâesplanade désolée du téléphérique sous le grésil. Sans savoir pourquoi, il pensa au premier jour dâécole dâun enfant pauvreâ¦
Il avait été accueilli à lâhôtel comme un parent dans le besoin. Ce quâil vivait nâétait pas une situation qui pourrait durer pendant toute sa période de vacances. Il avait déjà ressenti ces sensations de froid et chaud ailleurs, auprès dâautres. Mais il était arrivé dans cet endroit dans un état dâesprit particulier, qui était dâune certaine façon lié au Changement. Oskar resta au lit en savourant son petit déjeuner.
â Tu me parlais hier dâun directeur des installations à qui je pourrais demander des informations.
â Oui, bien sûr, je tâemmènerai le voir ce matin.
Le ciel était couvert, on ne voyait que de rares passants en chemin. Certains transportaient du foin, dâautres nettoyaient, ou réparaient un outil. Mais ils faisaient tout avec lenteur. Oskar pensa à certains automates que lâon trouve sur les horloges des clochers gothiques.
Le bureau du directeur se trouvait à lâautre bout du village. Câétait une construction récente dâun seul étage, sans attrait particulier. Clara frappa à la porte, et on vint aussitôt ouvrir.
â Bonjour Monsieur Franchi ! Mon père vous transmet ses salutations -dit-elle, avant dâajouter en regardant Oskar- je vous présente un de nos clients qui est ici en vacances. Il connaît lâexistence du téléphérique et souhaitait obtenir quelques informations.
Les présentations terminées, la jeune femme salua, annonça quâelle devait faire quelques courses au village et sortit rapidement.
Le directeur était dâapparence timide. Il fit installer Oskar dans un fauteuil face à son bureau et demanda à un employé, qui travaillait dans la pièce à côté, de préparer du café.
â Vous prendrez une tasse de café ? demanda-t-il avec un sourire. Dites-moi, Monsieur, comment avez-vous connu notre petite installation de montagne ?
â Je voudrais dâabord me présenter, je mâappelle Oskar Zerbi. Câest un de mes amis, passionné de montagne, qui mâa parlé de cette installation. à vrai dire, il mâa parlé dâune station de ski, ici à Valle Chiara, qui serait reliée au circuit du Grand Ski-lift.
Il hocha la tête et ajouta :
â Voyez-vous, Monsieur le directeur, je suis arrivé hier et la curiosité mâa poussé vers lâesplanade dâoù devraient partir les remontées. Croyez-moi, jâai été impressionné par lâétat dâabandon. Je peux même vous dire que jâai du mal à croire que ce que jâai vu puisse être une station de ski.
Le directeur avait écouté en faisant des signes dâapprobation continus. Dès quâOskar eut fini, il lui dit avec un demi-sourire :