Le Grand Ski-Lift - Maïa Rosenberger 2 стр.


Clara le regardait en souriant, elle avait l’air de s’intéresser à cette conversation. Il avait entre-temps terminé sa soupe, ils passèrent donc tous au plat suivant.

Le patron réfléchissait à la question posée par son hôte. Après avoir bu quelques gorgées de bière, il se décida à donner des détails supplémentaires.

— Voyez-vous, le maire précédent était un homme instruit ; plus jeune, il était parti en Californie chez un de ses oncles qui était installé là-bas. Il paraît qu’il avait fait plusieurs années d’études dans une université prestigieuse. Puis il est rentré au village en disant qu’il y revenait le temps de donner un coup de main, et il assuma ainsi la charge de maire.

— Qu’a-t-il fait de bien dans cette période ? demanda Oskar.

— La seule chose qu’il ait achevée est justement ce téléphérique que vous avez vu sur l’esplanade cet après-midi. Bon, certains d’entre nous ont pensé qu’il allait permettre un grand développement touristique, et on a donc fait des investissements. Pour ma part, avec l’argent que j’avais de côté, j’ai agrandi l’hôtel qui ne tournait que pour quelques rares représentants et pour les chasseurs, en saison.

— Que pensez-vous de ce projet, alors ? Je n’ai pas l’impression que la situation ait tellement changé depuis.

— Précisément, comme je vous le disais, le maire a fait construire cette installation, puis il a disparu de Valle Chiara. Ça remonte à quelques semaines. Plus exactement, il est parti dès que les essais ont été finis. Je me souviens qu’il était fatigué de son travail d’organisation. Avant de partir, il a dit qu’il était satisfait, et que son rôle était achevé.

Oskar s’adressa alors à Clara :

— Que dis-tu de ce qu’a fait cet étrange maire, toi ?

— C’est difficile à dire comme ça, en quelques mots. J’estimais beaucoup cet homme, il était instruit, il passait des nuits entières à lire. Je faisais mes études en ville quand il est arrivé, mais à Valle Chiara, tout le monde sentait sa présence. Il travaillait toute la journée, et le soir, on le voyait se promener tout seul dans le bois. Toujours à la même heure.

Oskar avait chaud, maintenant. Il enleva son blouson. Il se souvint un instant de la première, horrible impression que lui avait faite l’atmosphère glaciale de l’hôtel. Même si la conversation était étrange dans cette cuisine, il ressentit pour la première fois depuis son arrivée au village une vague atmosphère de vacances.

— Essayons d’y comprendre quelque chose, reprit-il avec assurance, maintenant détendu. Valle Chiara a donc toujours été isolée. Il y a quelques années, un monsieur plein d’idées, qui a fait ses études en Californie, revient par ici. Cet homme projette de construire quelque chose qui soit en mesure de développer la vallée, pour rendre service à ses anciens concitoyens, peut-être. En premier lieu, il examine les possibilités touristiques et décide d’installer un téléphérique pour attirer les skieurs en saison. Il élabore son projet, et quand l’initiative a pris forme, il quitte le village. C’est bien ça ?

— Eh bien, je crois que toute l’affaire est un peu plus compliquée, répondit le patron ; au début, moi aussi je croyais que les choses s’étaient passées de la façon que vous avez si bien reconstruite.

Clara secoua la tête :

— Je crois que vous interprétez mal le projet du maire.

— Tu veux dire qu’il ne voulait pas développer le tourisme ? À quoi peut servir un téléphérique, alors ? dit Oskar.

— Je ne le sais pas exactement, mais le maire n’a jamais parlé de tourisme, il parlait d’une connexion -Clara avait un peu de mal à répondre- tout ce que je peux dire, au-delà des bruits qui courent au village, c’est que le maire voulait relier Valle Chiara à quelque chose. Une fois, je l’ai entendu parler de connexion expérimentale. C’est pour ça qu’il a fait construire l’installation et qu’il voulait que tout fonctionne au mieux…

— Mais alors ce téléphérique n’est pas du tout abandonné ! s’écria Oskar. Il existe peut-être une entreprise qui l’exploite.

— Mais bien sûr ! L’installation fonctionne, tout le monde peut l’utiliser. Si tu veux, demain matin, je t’emmènerai voir le directeur, comme ça tu pourras tout savoir sur son utilisation par les clients.

Il ne restait plus qu’Oskar et Clara dans la salle, les autres étaient allés se coucher. Pendant qu’il fumait un cigare offert par Ignazio, la jeune femme mettait de l’ordre dans la cuisine. Pour finir, elle passa très rapidement la serpillière dans toute la cuisine.

— Nous, on a l’habitude de tout remettre en ordre avant d’aller nous coucher. Mes parents se lèvent tôt le matin, et puis les odeurs du dîner pourraient gêner les clients, même si en ce moment tu es le seul client de l’hôtel.

L’humidité laissée par la serpillère s’évapora presque immédiatement et la cuisine fut parfaitement en ordre. Exactement comme dans un dessin animé qu’il avait vu quand il était petit…

— Excuse-moi, je voudrais te poser une question personnelle : j’ai remarqué que tu t’exprimes très bien. Où as-tu fait tes études ? demanda Oskar.

— En ville. Je suis rentrée à Valle Chiara l’an dernier, après l’Académie. Mais je n’ai pas envie de parler de moi.

Elle se passa une main sur le front, et demanda, sur un autre ton :

— Alors c’est ton ami qui t’a conseillé cet endroit ? Tu as dit qu’il est passionné de montagne et qu’il t’a parlé du Grand Ski-lift.

— Oui, c’est ça. C’est quelqu’un de particulier, qui n’aime pas les endroits à la mode, une personne qui est toujours à la recherche de mondes non fréquentés. Moi, je suis sceptique sur le fait qu’on puisse encore trouver aujourd’hui des lieux préservés -il respira profondément et ajouta- cette fois-ci je l’ai écouté, mais je crois que c’est une erreur, vu ce que j’ai trouvé sur l’esplanade du téléphérique.

— A quoi t’attendais-tu ?

— J’imaginais que j’allais arriver dans un endroit plus haut en couleurs. Je ne voudrais pas dénigrer ton village, mais tu dois reconnaître que ce n’est pas un endroit adapté au grand ski alpin ! J’imaginais trouver des chalets de bois, une place illuminée et ensevelie sous la neige, une atmosphère de fête, en somme, et puis, à l’horizon, des chaînes de montagnes enneigées.

— Ce que tu dis est vrai, à première vue. Même si je suis née ici, j’admets très bien qu’il n’y a rien d’attrayant à Valle Chiara. Ce n’est d’ailleurs pas un village alpin. Je pensais comme toi, jusqu’à ce que je rencontre le maire. Lui, il avait étudié la question à fond, et il pensait que le véritable paysage de cet endroit était caché par une espèce de « Muraille ». C’est pour ça qu’il voulait construire le téléphérique, pour aller au-delà d’une zone sans intérêt et arriver jusqu’aux plateaux. Mais ne me demande pas où se trouvent précisément ces plateaux, parce que je ne suis jamais montée en altitude.

— Tu veux dire que tu ne connais pas le territoire où tu es née ?

— Je connais le village, et quelques circuits de promenades jusqu’à la première clairière dans le bois. Et ce n’est pas qu’une question de paresse personnelle, parce que les gens d’ici ont tous plus ou moins la même connaissance limitée que moi.

— Tu veux dire que les habitants de la vallée ne bougent pas ? Excuse-moi, mais un tel manque d’intérêt est incroyable.

— C’est tout à fait ça ! Il n’y a que quelques habitants qui savent tout du territoire alentour. Des gens qui s’éloignent du village pour leur travail, les bergers ou les bûcherons, par exemple. Mais leur expérience est sans valeur pour ce qui t’intéresse. Toi, tu es un citadin à la recherche de visions enchantées, qui ont d’une certaine manière quelque chose à voir avec les histoires qu’on t’a racontées quand tu étais petit. Les citadins imaginent toujours des paysages fantastiques qu’un berger de métier ne peut pas voir.

Oskar se versa un peu de la bière que Clara avait laissée sur la table.

— J’ai compris. C’est la question de la « Reconnaissance », un gros problème, j’en ai entendu parler. Tu sais, je suis ingénieur, et à une certaine période, je me suis intéressé aux modèles et aux programmes de calcul. J’ai même lu plusieurs ouvrages sur l’intelligence artificielle -il respira profondément- mais je crois que la discussion deviendrait trop difficile, d’autant plus que je ne peux vraiment pas dire que je sois expert en la matière.

Il se passa nerveusement une main dans les cheveux, comme s’il avait été troublé par un mauvais souvenir. Pourquoi avoir évoqué l’intelligence artificielle ? Il lui sembla que c’était une expression inappropriée, mieux valait changer de sujet tout de suite.

— Excuse mes divagations, et revenons-en au téléphérique. Il a été construit pour passer au-delà d’une muraille, alors. C’est une image bien mystérieuse, je trouve.

— On m’a dit que l’installation passe au-dessus de la Tour en arrivant à un pâturage d’altitude. Je ne sais rien d’autre -elle semblait irritée- je te l’ai déjà dit, je ne suis jamais arrivée jusqu’aux plateaux !

— Et la neige commencerait à ces pâturages ? Un skieur pourrait donc monter jusque là-haut, puis redescendre à l’esplanade du téléphérique en suivant une piste quelconque. Alors c’est que ce n’est pas la bonne saison… À moins que la neige ne soit en retard, cette année ?

— Non, on est en plein hiver, et il fait même froid, pour nous. En réalité, il ne neige que rarement dans la vallée, il n’y a souvent qu’une boue un peu claire. En hiver, le ciel est presque toujours couvert, en général on a du grésil. Si, quelquefois, il neige la nuit, mais ça ne tient pas, la neige fond en deux ou trois jours.

— Alors il faudrait utiliser ce téléphérique en été, pour monter faire des randonnées dans les pâturages ! s’exclama-t-il en riant.

— Non, tu te trompes. Le maire l’avait vraiment fait construire pour se connecter au Grand Ski-lift, mais c’est le directeur de l’exploitation qui connaît tous les détails. Je te le présenterai demain matin.

Ils changèrent de sujet et discutèrent encore quelques instants, puis elle accompagna Oskar dans une chambre qui devait faire partie de la construction ancienne, où il pourrait dormir au chaud.

C’était une vieille chambre qu’on utilisait également comme grenier : il y avait des meubles et des objets de famille. Clara lui dit que c’était la pièce des souvenirs. Elle était sûre qu’il n’y aurait pas froid. Un peu comme dans la cuisine.

À Valle Chiara

Oskar se réveilla en sursaut. Il avait du mal à se souvenir des événements de la veille. Comment avait-il échoué dans cette chambre inconnue ? Par la fenêtre, une faible luminescence blanchâtre révélait une lumière hivernale. Il regarda sa montre et découvrit, surpris, qu’il était dix heures du matin. Il allait se lever d’un bond, mais se recoucha de nouveau : il n’avait rien à faire. Il était en vacances. Il se trouvait dans une pièce pleine d’objets anciens ; quand ses yeux se furent habitués à la pénombre, il observa tranquillement les objets du passé, l’un après l’autre.

Aimait-il donc tant le passé ? Le passé est une obsession, les indices que livre le présent remontent toujours à l’enfance. C’est désormais l’hypothèse classique à laquelle presque tout le monde a recours. Il fallait donc repartir en arrière et retrouver le fil coupé… et ensuite ? Ensuite, émerger à nouveau dans le présent, changé. Mais en cet instant, cette éventualité lui sembla irréalisable.

Il avait parfois réfléchi à la façon dont, enfant, il percevait le monde. Il s’agissait d’un monde agréable, alors qu’il attendait l’âge adulte avec impatience. Peut-être que les événements désagréables, qui existaient déjà, ne le touchaient pas de près. À cette époque, il était détaché du Mal. Il avait atteint l’Harmonie sans s’en rendre compte, puis tout s’était désagrégé, à cause des désirs. Personne n’a jamais pu expliquer de quelle façon commence la séparation d’avec l’harmonie. Il suffit d’une banalité quelconque, du fait de désirer quelque chose avec une certaine intensité, peut-être… Quand le désir survient, un Centre se forme et prend une masse énorme, quelque chose se déforme, et c’est ainsi que l’harmonie s’en va pour toujours, avec le Présent, laissant l’Être au milieu des scories éparses de la réalité.

Après, « les choses ne sont plus ce qu’elles sont ».

Cela s’était sûrement passé ainsi. Il avait été jeté d’un train merveilleux, et forcé à errer dans une toundra gelée en ramassant des fragments. Ce train devait aller à la vitesse de la lumière.

On frappa à la porte et Clara entra avec le plateau du petit déjeuner.

— Bonjour ! Bien dormi ? Je t’ai apporté le petit déjeuner au lit parce que tu es un hôte important pour nous. Mon père m’a chargée de prendre soin de toi, dit-elle d’un air malicieux.

Il fut surpris de cet accueil. Il repensa à la mélancolie du paysage de la veille, à l’esplanade désolée du téléphérique sous le grésil. Sans savoir pourquoi, il pensa au premier jour d’école d’un enfant pauvre…

Il avait été accueilli à l’hôtel comme un parent dans le besoin. Ce qu’il vivait n’était pas une situation qui pourrait durer pendant toute sa période de vacances. Il avait déjà ressenti ces sensations de froid et chaud ailleurs, auprès d’autres. Mais il était arrivé dans cet endroit dans un état d’esprit particulier, qui était d’une certaine façon lié au Changement. Oskar resta au lit en savourant son petit déjeuner.

— Tu me parlais hier d’un directeur des installations à qui je pourrais demander des informations.

— Oui, bien sûr, je t’emmènerai le voir ce matin.

Le ciel était couvert, on ne voyait que de rares passants en chemin. Certains transportaient du foin, d’autres nettoyaient, ou réparaient un outil. Mais ils faisaient tout avec lenteur. Oskar pensa à certains automates que l’on trouve sur les horloges des clochers gothiques.

Le bureau du directeur se trouvait à l’autre bout du village. C’était une construction récente d’un seul étage, sans attrait particulier. Clara frappa à la porte, et on vint aussitôt ouvrir.

— Bonjour Monsieur Franchi ! Mon père vous transmet ses salutations -dit-elle, avant d’ajouter en regardant Oskar- je vous présente un de nos clients qui est ici en vacances. Il connaît l’existence du téléphérique et souhaitait obtenir quelques informations.

Les présentations terminées, la jeune femme salua, annonça qu’elle devait faire quelques courses au village et sortit rapidement.

Le directeur était d’apparence timide. Il fit installer Oskar dans un fauteuil face à son bureau et demanda à un employé, qui travaillait dans la pièce à côté, de préparer du café.

— Vous prendrez une tasse de café ? demanda-t-il avec un sourire. Dites-moi, Monsieur, comment avez-vous connu notre petite installation de montagne ?

— Je voudrais d’abord me présenter, je m’appelle Oskar Zerbi. C’est un de mes amis, passionné de montagne, qui m’a parlé de cette installation. À vrai dire, il m’a parlé d’une station de ski, ici à Valle Chiara, qui serait reliée au circuit du Grand Ski-lift.

Il hocha la tête et ajouta :

— Voyez-vous, Monsieur le directeur, je suis arrivé hier et la curiosité m’a poussé vers l’esplanade d’où devraient partir les remontées. Croyez-moi, j’ai été impressionné par l’état d’abandon. Je peux même vous dire que j’ai du mal à croire que ce que j’ai vu puisse être une station de ski.

Le directeur avait écouté en faisant des signes d’approbation continus. Dès qu’Oskar eut fini, il lui dit avec un demi-sourire :

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