Le Grand Ski-Lift - Maïa Rosenberger 5 стр.


Oskar et Clara passèrent quelques jours ensemble. La nuit, ils parlaient longuement dans la chambre des souvenirs, puis ils s’endormaient, enlacés. Un jour ils allèrent jusqu’à l’esplanade du téléphérique. C’était le matin, la lumière était forte, Oskar regarda les câbles d’acier monter au-dessus de la forêt : on voyait les petites cabines émerger après une deuxième crête, puis, de plus en plus haut, les câbles s’enfiler dans un passage qui disparaissait contre le ciel. On devinait que l’installation continuait ensuite à monter pour atteindre une altitude invisible de là. Mais, aussi loin que portaient les yeux, on n’apercevait aucune trace de neige, à l’exception de quelques taches blanches près des buissons.

Il n’éprouva aucune répulsion, cette fois-ci, et observa même avec curiosité la chaîne interminable de pylônes qui s’étirait le long des pentes de la montagne. De leur point d’observation, l’existence des plateaux semblait invraisemblable...L’installation ressemblait à une échelle magique pour s’élever vers le Ciel, et Oskar émit l’hypothèse que son promoteur avait peut-être voulu ouvrir une espèce de trappe vers un autre Monde.

Il pensa qu’en cet instant, il aurait pu monter seul sur les plateaux ; mais au village, il avait rencontré Clara, la fille du propriétaire de l’hôtel.

Il la prit dans ses bras :

— Clara, je t’aime.

— Tu vas rester encore quelques jours ? demanda la jeune femme en souriant.

— Tu sais, maintenant que je te connais, j’aime cet endroit. Mais oui, Valle Chiara est un endroit magnifique ! s’exclama-t-il.

Ce soir-là, le coucher du soleil le surprit alors qu’il était derrière l’hôtel, à fendre du bois. Les eaux d’un étang tout proche s’étaient teintées de rouge. En levant les yeux, il vit les murs de la maison, les fenêtres, les pots de fleurs et les tuiles s’envelopper d’une lumière feutrée. À l’est, le ciel mourait dans des langues de feu, et de l’autre côté, là où le soleil se couchait, le paysage hivernal s’était illuminé de façon presque impérieuse. Il entendit un par un les bruits de la vallée : les aboiements d’un chien, le cri d’un enfant, des coups de marteau sur une planche de bois, une charrette qui s’éloignait… il pensa alors qu’elle devait déjà être ailleurs. Elle devait s’être arrêtée, à certains bruits. C’était le monde, quoi qu’il en soit, et il tournait. Ce qu’il voyait et entendait était-il le résultat d’un fonctionnement ? Oui, il se souvenait parfaitement qu’un jour il avait écrit quelque part :

Le Monde existe parce qu’il fonctionne.

Ce n’était pas le vers d’une poésie, mais un aphorisme par lequel il avait commencé une recherche scientifique, peut-être révolutionnaire, qu’il avait bizarrement oubliée. Il ne se rappela de rien d’autre.

Il voyait peu les propriétaires à l’hôtel, il mangeait en général avec Clara après que le patron et sa femme étaient allés se coucher.

Il était sûr qu’ils en avaient parlé entre eux et qu’ils avaient décidé d’encourager l’idylle. Oskar présentait bien, il était citadin, il travaillait dans un cadre professionnel. Tout était en règle.

Ce soir-là aussi, en entrant dans la cuisine, Oskar remarqua que les propriétaires l’avaient déjà quittée. La jeune femme mettait la table avec une expression concentrée, trop sérieuse.

— L’autre jour, tu m’as dit que tu m’aimes.

Oskar s’approcha, lui prit les deux mains en murmurant :

— Avec toi, je suis heureux.

— Qu’est-ce que tu veux dire ? Tu crois que tu pourrais vivre avec moi ?

— Pendant les quelques jours passés ici, j’ai pensé à rester dans la vallée pour toujours, parce que je suis serein ici. Ce soir, j’ai vu le coucher du soleil. Dans la Ville, il n’y en a pas.

La jeune femme ne dit rien, mit le couvert, et tous deux s’assirent pour manger.

— Je pense que je pourrais être heureux avec toi, répéta enfin Oskar.

Quand il eut fini de manger, il se versa à boire. Il resta absorbé dans ses pensées, sans rien dire. Clara l’avait écouté attentivement, mais avec une expression qui ne lui était pas habituelle.

— Alors tu serais prêt à rester à Valle Chiara ? lui demanda-t-elle, et, hochant la tête, elle ajouta :

— Je ne te demande pas de quitter la Ville et ton travail.

Il vit une forte détermination dans son regard. Clara acceptait donc l’idée de se mettre avec lui, mais l’idée de rester dans la vallée ne lui plaisait pas.

— Je croyais que ta vie ici te plaisait bien.

— Oui, c’est vrai, dans un certain sens. Tu vois, seule, je préfère rester là où je suis née. Mais dans le cas d’un mariage, c’est différent… je ne trouve pas ça bien de vivre ici, isolés.

Il sourit un instant à l’idée que Clara pensait au mariage, puis s’écria :

— Tu m’as dit que quand tu m’as vu la première fois j’avais un air abattu... Eh bien, je suis arrivé ici épuisé, parce que je vivais mal en Ville.

— Mais moi je te tiendrais compagnie !

Les façons directes de la jeune femme troublaient Oskar.

Ils restèrent silencieux quelques minutes. Il se sentit comme quand il était arrivé sur l’esplanade de l’installation, le premier soir : un paysage désolé s’était formé dans cette cuisine.

— Qu’est-ce que tu trouves d’étrange à ma proposition ? Tu es un homme mûr, maintenant, tu as peur de la solitude, et moi, je te tiendrais compagnie. Quand je t’ai vu dans la salle à manger, tu avais l’air perdu, et j’ai décidé de t’aider, je t’ai introduit dans ma famille, je t’ai même logé dans la chambre de mes grands-parents. Tu ne vois pas que je t’ai aidé en te faisant vivre dans une atmosphère chaleureuse ? Avec des objets familiers qui t’ont aidé à ne pas te sentir seul. Eh bien, j’ai été utile ! Tu ne crois pas ? J’ai joué un rôle important, que seules les femmes peuvent jouer, avec leur douceur innée.

Ce discours sembla logique à Oskar, mais il eut cependant la sensation que quelque chose d’important y manquait. Elle sourit, et ajouta :

— Tu vois, c’est bien d’être sincère dans les rapports humains. Il n’y a rien de magique dans la vie en commun. Je crois que j’ai présenté la situation sous ses aspects concrets.

Il dut reconnaître que Clara avait correctement posé le problème, mais il relevait de la Tradition, qu’il fuyait.

— Ce que tu as dit sur la solitude est vrai, et je te félicite d’avoir compris mon état d’esprit. Ce n’est malheureusement pas qu’une question de solitude, il s’agit de quelque chose de pire : je vis dans l’isolement.

— De quoi t’occupes-tu en Ville ? Si je ne suis pas trop indiscrète…

Oskar réfléchit avant de répondre. Il n’avait jamais été lucide sur ce sujet. D’une voix mal assurée, il essaya de l’expliquer d’une phrase :

— Je crois que je fais un travail inutile.

Il se leva pour prendre la chope de bière posée sur le buffet, retourna à sa place, et ajouta :

— Quelques fois, j’ai été jusqu’à penser que mon travail n’était même pas utilisé. Des feuilles de papier qu’on pose sur des étagères et qu’on brûle quelques mois après.

Oskar remarqua des signes de fatigue sur le visage de la jeune femme, et dit alors :

— Quand je suis arrivé sur l’esplanade du téléphérique je me suis rendu compte que j’avais commis une erreur… et je me suis senti perdu. Mais quand je t’ai vue ici, à l’hôtel, j’ai cru que tu allais pouvoir me sauver.

— Te sauver de quoi ?

— C’est difficile à expliquer. Peut-être que j’ai pensé que tu avais la solution à portée de main…

— C’est étrange, j’ai pensé la même chose ! s’exclama Clara.

La connexion

Oskar était sur l’esplanade du téléphérique, avec un sac à dos de montagne et ses skis. Un léger vent froid, qui soufflait du nord, avait balayé les nuages pendant la nuit.

Le directeur avait accueilli sa demande avec satisfaction ; après lui avoir remis une carte pluriannuelle du Grand Ski-lift, il n’avait demandé que quelques heures pour effectuer les derniers contrôles sur l’installation. Oskar monterait sur les plateaux avec un guide qui l’accompagnerait en altitude, jusqu’en bordure des pistes : c’était un homme de la vallée, jeune, trapu, qui avait lui aussi un sac à dos sur les épaules, et un bonnet de laine.

— Bonjour, Monsieur l’ingénieur, je m’appelle Mario. Le directeur m’a chargé de vous accompagner jusqu’aux plateaux.

— Bien. Quand penses-tu que nous pourrons partir ?

— Le machiniste a téléphoné au bureau pour dire que tout était prêt. On peut déjà entrer dans la cabine.

D’une petite fenêtre de la baraque du départ, un homme fit un signe de la main. On entendit les moteurs électriques se mettre en marche. L’installation ressemblait à un manège qui s’étirait vers le haut, à perte de vue. Les deux hommes montèrent dans une cabine ovale et s’assirent l’un en face de l’autre, sur deux strapontins de plastique. Le guide ferma la porte d’une secousse, et la cabine commença son ascension.

— Si j’ai bien compris, cette installation arrive jusqu’aux plateaux, fit Oskar, pour dire quelque chose.

— Oui, Monsieur.

— Et le circuit du Grand Ski-lift est encore loin, après ?

— Il faut traverser le plateau jusqu’à un col, puis on descend dans une cuvette : une des pistes périphériques du Grand Ski-lift passe de l’autre côté. Disons qu’il faudra partir demain à l’aube pour arriver en bordure du Circuit après midi.

Oskar regardait vers le haut, vers le dernier pylône visible qui brillait d’une lumière particulière. Au fur et à mesure que la cabine montait, le panorama du fond de la vallée se dévoilait dans son immensité. De cette hauteur, le village n’était déjà plus qu’une tache de maisons marron d’où montaient des rubans de fumée. Une fumée qui, en altitude, semblait se fondre dans une auréole évanescente qui flottait sur la vallée tout entière. Lentement, une forêt de conifères émergea, s’étendant à perte de vue, envahissant presque tout le champ de vision ; le village était maintenant de la dimension d’un petit rectangle irrégulier. Un cadre d’une beauté remarquable, qui devait avoir frappé son ami, redescendant dans la vallée après avoir laissé le Grand Ski-lift derrière lui.

La cabine arriva au dernier pylône visible, et la nuée disparut, révélant un monde vierge aux couleurs vives. Oskar était entré dans un univers à haute résolution, incroyablement lumineux. On apercevait, encore plus haut, le ruban blanc des glaces éternelles.

En bas, Valle Chiara était condensée en une tache rougeâtre entourée d’une énorme forêt à la parure d’hiver ; de l’autre côté, alors que la cabine montait toujours, les grands massifs de la Sierra apparaissaient lentement sur la ligne de l’horizon. Une étendue de neige de plus en plus uniforme courait sous la cabine, alors que les conifères se clairsemaient avec l’altitude, jusqu’à ce que la végétation ne disparaisse complètement pour céder la place à un manteau blanc. Un manteau blanc absolu.

Oskar vit enfin les plateaux. Il s’agissait probablement d’alpages de haute montagne qui s’élevaient doucement jusqu’aux pieds de deux cimes pointues, entre lesquelles on apercevait un autre pylône, peut-être le dernier. Il montra à son guide le point sur l’horizon :

— C’est l’arrivée ?

— Pas encore. Nous traversons le premier plateau, qui finit sous ces sommets. Puis le deuxième plateau commence après ce pylône, et la baraque d’arrivée est au bout de celui-là, répondit le guide.

Oskar était curieux de voir le type de paysage qui allait apparaître derrière le col, dont ils s’approchaient rapidement. Ils quittèrent le premier plateau dans une secousse, puis la cabine passa au-dessus d’une espèce de cuvette ensevelie sous la neige ; le ciel était d’un bleu extrême, irréel. Il sentit une distance impossible à combler entre lui et la Ville, les lieux de la peine, les visages souffreteux de ses relations. L’image de Clara s’était entièrement résorbée dans une immense tache verte qui s’aplatissait contre la ligne d’horizon.

Du monde de l’hôtel, de la fille de son propriétaire, il ne restait que des figurines imaginaires, qui rejoignaient un paysage enfantin, animé d’une vache qui paissait, d’un cochon, de poules, et de la fumée qui sortait des cheminées des maisons aux balcons fleuris… Il ne restait rien d’autre.

Le trajet en téléphérique, interminable, s’acheva enfin ; le froid était pénétrant, l’air léger. Un homme, le machiniste, probablement, vint à leur rencontre.

— Bonjour, Monsieur Zerbi. On m’a averti par téléphone que vous arriveriez avec un guide.

— Bonjour, répondit Oskar.

Puis, regardant autour de lui, il ajouta :

— Vous êtes vraiment tranquille, dirait-on !

Le machiniste hocha la tête :

— Ça, pour la tranquillité, je ne peux pas me plaindre. Mais je préfèrerais être au village avec ma famille. L’hiver, les nuits sont longues, ici.

Oskar pensa que dans le fond, les gens simples disent toujours les mêmes choses. Ces phrases élémentaires dans lesquelles les mots sont liés par le bon sens, une espèce de barrière de protection de l’espèce.

L’arrivée était une construction de béton armé, protégée par une ligne de sommets. Vers l’ouest, à quelques centaines de mètres de la construction, il y avait un autre col d’où on accédait au dernier plateau ; il s’agissait probablement de la cuvette mentionnée par le guide, celle qu’ils traverseraient à pied le lendemain, jusqu’aux pistes périphériques du Grand Ski-lift.

Le machiniste actionna une sonnette et le bruit des moteurs de l’installation cessa aussitôt. Un grand silence tomba.

— Je vous accompagne à vos chambres, dit le machiniste en indiquant un escalier de bois qui conduisait à un long couloir. Ce n’est pas vraiment un refuge, ici, mais le directeur a fait aménager deux petites chambres pour les skieurs de passage.

La chambre attribuée à Oskar était chauffée par un poêle électrique sûrement allumé depuis peu ; la petite pièce était encore glacée. Le plafond bas reposait presque sur le mobilier composé de lits superposés en fer, de deux chaises et d’une table supportant une bougie.

La vitre de la petite fenêtre était couverte d’une mince couche de glace transparente qui déformait la vue que l’on avait de l’extérieur : on aurait dit qu’un océan bleu ondoyait, chaotique.

— Mettez-vous à l’aise, il n’y a pas grand-chose à faire, ici. La salle à manger est en bas, il y a une cheminée. On mangera tôt, si ça ne vous dérange pas, mettons à sept heures.

Oskar pensa que le machiniste devait être aigri par la vie solitaire qu’il menait. Peut-être l’homme aurait-il été encore plus malheureux au village, aux côtés d’une vieille épouse. Il n’avait vu personne de gai, à Valle Chiara, les gens marchaient en général en silence, l’air brisé. Il se rappela des Mangeurs de pommes de terre de Van Gogh.

Il faisait froid dans la pièce, aussi posa-t-il ses bagages pour sortir aussitôt ; le soleil brillait encore. Derrière la construction de béton, au nord, le paysage était borné par les cimes des montagnes, qui empêchaient de voir les territoires du Grand Ski-lift. Au sud, par contre, un demi-cercle blanc s’étendait, coupé en deux par les câbles d’acier du téléphérique qui arrivaient en faisant une saillie de la vallée qu’il avait quittée.

Il se rendait compte que, de l’esplanade de Valle Chiara, il n’aurait jamais pu imaginer trouver en altitude un spectacle naturel aussi imposant. Il était sans aucun doute entré dans un autre monde. Il n’aurait pas été étonné si, au coucher du soleil, deux lunes s’étaient levées.

Il se trouvait dans le territoire des monts de la Sierra, en bordure du Grand Circuit. Un endroit encore vierge. Oskar n’avait qu’une connaissance vague de la géographie, et il n’était encore jamais venu dans cette région. Cela faisait d’ailleurs plusieurs années qu’il n’allait plus à la montagne : c’était une activité exigeante, pour laquelle il fallait un état d’esprit favorable. Enfant, il allait souvent skier, mais c’était une autre époque, antérieure aux grands Attachements au sein desquels la Chaleur lui montrait les traces qu’il devait suivre. C’était comme si, à cette époque, sa conscience n’avait été sensible qu’aux infrarouges. En fait, face aux mystérieux champs de neige, il avait toujours ressenti une sensation d’égarement, se demandant, en proie à une sensation de mystère : « Que peut-il y avoir derrière ces sommets ? »

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