à trois heures du matin on me réveille avec délicatesse : il faut y aller. Pas de lune, mais beaucoup dâétoiles. Une demi-heure de marche pour arriver dans une cabane. Je devine à lâintérieur la présence de trois hommes. Tout est noir, comme leurs passe-montagnes. Dans la note diffusée par le gouvernement, Marcos est un professeur de philosophie, titulaire dâune thèse sur Althusser, et dâune formation post doctorat à la Sorbonne. En français, une voix rompt le silence de la cabane : « Nous nâavons que vingt minutes. Je préfère parler en espagnol, si ça ne pose pas de problèmes. Je suis le sous-commandant Marcos. Mieux vaut ne pas utiliser lâenregistreur, parce que si lâenregistrement était saisi tout le monde aurait des problèmes, et vous le premier. Même si nous sommes officiellement en période de trêve, en réalité on me recherche par tous les moyens. Posez-moi les questions que vous voulez ».
Pourquoi vous faites-vous appeler sous-commandant ?
On dit de moi : « Marcos est le chef ». Ce nâest pas vrai. Les chefs, ce sont eux, le peuple zapatiste, moi je nâai de responsabilités quâau niveau militaire. Ils mâont chargé de parler parce que je suis hispanophone. Mais ce sont les camarades qui parlent à travers moi. Moi, je ne fais quâobéir.
Dix ans de clandestinité, câest beaucoup⦠Comment vivez-vous dans la montagne ?
Je lis. Parmi les douze livres que jâai emportés avec moi dans la Selva, jâai le Chant Général , de Pablo Neruda. Et le Don Quichotte ...
Et puis ?
Et puis les jours, les années passent, à lutter. à voir tous les jours la même pauvreté, la même injustice⦠On ne peut pas rester ici sans que lâenvie de lutter, de changer les choses, nâaugmente. Sauf si on est un cynique, ou un fils de pute. Et puis il y a les choses que les journalistes ne me demandent pas, en général. Comme le fait que parfois, dans la Selva, on doit manger des rats et boire lâurine de nos compagnons pour ne pas mourir de soif pendant nos longs déplacements⦠câest tout.
Quâest-ce qui vous manque ? Quâavez-vous laissé derrière vous ?
Ce qui me manque, câest le sucre. Et une paire de chaussettes sèches. Je ne souhaite à personne dâavoir toujours les pieds mouillés, jour et nuit, dans le froid. Et puis le sucre : câest la seule chose que la Selva ne donne pas, il faut le faire venir de loin, nous en aurions besoin pour les efforts physiques. Pour ceux dâentre nous qui viennent de la ville, certains souvenirs sont une forme de masochisme. On se répète : « Tu te souviens des glaces de Coyoacà n ? Et des tacos de Division del Norte ?» Des souvenirs. Ici, si on attrape un faisan ou un autre animal, il faut attendre trois ou quatre heures avant quâil ne soit prêt, et si la faim tourmente les hommes et quâils le mangent cru, le lendemain câest diarrhée pour tout le monde. Ici la vie est différente, on voit tout sous une autre formeâ¦Ah, oui, vous mâavez demandé ce que jâai laissé en ville. Un ticket de métro, une montagne de livres, un cahier plein de poésies⦠et quelques amis. Pas énormément, mais quelques-uns.
Quand montrerez-vous votre visage ?
Je ne sais pas. Je crois que le passe-montagne a aussi une signification idéologique positive, il correspond à la conception de notre révolution, qui nâest pas individuelle, qui nâa pas de chef. Avec le passe-montagne, nous sommes tous Marcos.
Mais pour le gouvernement, vous cachez votre visage parce que vous avez quelque chose à cacherâ¦
Eux, ils nâont rien compris. Mais le vrai problème, ce nâest même pas le gouvernement, câest plutôt les forces réactionnaires du Chiapas, les éleveurs et les grands propriétaires terriens de la région, avec leurs âgardes blanchesâ privées. Je ne crois pas quâil y ait une grosse différence entre le comportement raciste classique dâun Blanc Sud-Africain vis à vis dâun Noir et celui dâun propriétaire terrien du Chiapas avec un Indien. Ici, lâespérance de vie dâun Indien est de 50-60 ans pour les hommes et de 45-50 pour les femmes.
Et les enfants ?
La mortalité infantile est très élevée. Je vais vous raconter lâhistoire de Paticha, à vous aussi. Il y a un moment de ça, en nous déplaçant dâune zone à lâautre de la Selva, il nous arrivait parfois de traverser une petite communauté, très pauvre, où un compagnon zapatiste nous accueillait à chaque fois. Il avait une petite fille de trois-quatre ans, qui sâappelait Patricia, mais elle, elle prononçait son nom âPatichaâ. Je lui demandais ce quâelle voudrait faire quand elle serait grande et elle me répondait toujours : « la guérillera ». Une nuit, nous lâavons vue, elle avait beaucoup de fièvre. Nous nâavions pas dâantibiotiques et elle devait déjà avoir quarante de fièvre, ou plus. Les linges mouillés séchaient sur elle comme sur un poêle. Elle est morte dans mes bras. Patricia nâavait pas dâacte de naissance. Et elle nâa pas eu dâacte de décès. Pour le Mexique, elle nâa jamais existé, même sa mort nâa jamais existé. Voilà , câest ça, la réalité des Indiens du Chiapas.
Le Mouvement Zapatiste a mis en crise le système politique mexicain tout entier, mais il nâa pas vaincu.
Le Mexique a besoin de démocratie et de personnes au-dessus de la mêlée qui puissent la garantir. Si notre lutte permet dâatteindre ce but, elle nâaura pas été vaine. Mais lâArmée Zapatiste ne deviendra jamais un parti politique. Elle disparaîtra. Et quand ça arrivera, ça voudra dire que nous aurons la démocratie.
Et si ça nâarrive pas ?
Militairement, nous sommes encerclés. La vérité est que le gouvernement ne voudra pas céder facilement parce que le Chiapas, et la selva Lacandona en particulier, flottent littéralement sur une mer de pétrole. Et le pétrole du Chiapas est la garantie que lâÃtat mexicain a donnée aux Ãtats-Unis pour les milliards de dollars que les Usa lui ont prêtés. Il ne peut pas montrer aux Américains quâil ne contrôle pas la situation.
Et vous ?
Nous, par contre, nous nâavons rien à perdre. Notre lutte est une lutte pour la survie et pour une paix digne.
Notre lutte est une lutte juste.
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Peter Gabriel
Le lutin du Rock
à chacune de ses (rares) apparitions sur scène, le mythique fondateur et leader de Genesis confirme que son appétit pour toutes les formes dâexpérimentations musicale, culturelle et technologique ne connaît réellement pas de limites.
Pour cet entretien exclusif, jâai rencontré Peter Gabriel au cours de « Sonoria », manifestation musicale milanaise de trois jours, entièrement consacrée au rock. En deux heures de grande musique, Peter Gabriel a chanté, dansé et sauté comme un ressort, entraînant le public dans un spectacle qui, comme toujours, est allé bien au-delà dâun simple concert de rock.
à la fin du concert, il mâa invité à monter avec lui dans la limousine qui lâemmenait, et pendant nous filions vers lâaéroport, il mâa parlé de lui, de ses projets, de son engagement social contre le racisme et lâinjustice aux côtés dâAmnesty International, de sa passion pour les technologies multimédia et des secrets de son nouvel album, « Secret World Live », qui allait sortir dans le monde entier.
La fin du racisme en Afrique du Sud, la fin de lâapartheid ; câest aussi une victoire du rock ?
Ãa a été une victoire du peuple sud-africain. Mais je crois que le rock a contribué à ce résultat, quâil y a aidé dâune façon ou dâune autre.
De quelle façon ?
Je pense que les musiciens ont fait beaucoup pour élever le niveau de conscience des opinions publiques européenne et américaine vis-à -vis de ce problème. Jâai moi-même écrit des chansons comme "Biko", pour faire en sorte que les politiciens de nombreux pays soutiennent les sanctions contre lâAfrique du Sud, et exercent une pression. Ce sont de petites choses qui ne changeront pas le monde, câest sûr, mais ça fait une différence, une petite différence qui nous implique tous. Ce ne sont pas toujours les grandes manifestations, les gestes démonstratifs, qui viennent à bout de lâinjustice.
En quel sens ?
Je vous donne un exemple. Aux Ãtats-Unis, il y a deux petites vieilles du Midwest qui sont la terreur de tous les bourreaux dâAmérique latine. Elles passent leur temps à écrire aux directeurs des prisons, sans relâche. Et comme elles sont bien informées, leurs lettres sont souvent publiées dans les journaux américains, avec un fort impact. Et il arrive tout aussi souvent que les prisonniers politiques dont elles ont fait connaître les noms commencent, comme par miracle, à être laissés tranquilles. Câest ça que je veux dire, quand je parle de petites différences. Dans le fond, notre musique, câest la même chose quâune de leurs lettres !
Votre engagement contre le racisme est étroitement lié à lâactivité de votre label, Real World, qui promeut la musique ethniqueâ¦
Absolument. Câest une grande satisfaction pour moi de réunir des musiciens aussi différents, originaires de pays aussi lointains, de la Chine à lâIndonésie, de la Russie à lâAfrique. Nous avons produit des artistes comme les Chinois Guo Brothers, ou le Pakistanais Nusrat Fateh. Jâai senti une grande inspiration dans leur travail, comme chez tous les autres musiciens de Real World. Le rythme, les harmonies, les voix⦠Dâailleurs, jâavais commencé dès 1982 à mâinvestir dans ce sens, en organisant le festival de Bath, qui était aussi, dans le fond, la première apparition publique dâune association que je venais tout juste de fonder et qui sâappelait âWomad - World of Music Arts and Danceâ. Là -bas, les gens pouvaient participer activement à lâévénement, en jouant sur plusieurs scènes avec des groupes africains. Bref, ce fut une expérience exaltante et significative, qui, par la suite, a été reprise ailleurs dans le monde : au Japon, en Espagne, à Tel Aviv, en Franceâ¦
Câest pour ça que vous êtes considéré comme lâinventeur de la World Music ?
Real World et la World Music sont surtout une étiquette commerciale, qui publie la musique dâartistes du monde entier pour que cette musique puisse arriver dans le monde entier, dans les magasins de disques, aux stations de radios⦠Mais moi, jâespère que cette étiquette va vite disparaître, dès que les artistes qui enregistrent pour moi deviendront célèbres. En fait, je voudrais quâil se passe ce qui sâest déjà passé avec Bob Marley et le reggae : les gens ne disent plus « câest du reggae », ils disent « câest du Bob Marley ». Jâespère que petit à petit, personne ne demandera plus pour mes artistes : « Câest de la World ? »
Dernièrement, vous avez manifesté beaucoup dâintérêt pour les technologies multimédia. Votre cd-rom « Xplora 1 » a suscité un énorme intérêt. Comment tout cela sâarticule-t-il à lâactivité de Real World ?
On peut faire plein de choses avec ce cd-rom, comme choisir les morceaux de chaque artiste en cliquant sur la pochette du disque. Moi je voudrais faire beaucoup dâautres choses de ce genre, parce que lâinteractivité est un moyen pour amener vers la musique des personnes qui nâen connaissent pas grand chose. Finalement, ce que Real World essaie de faire, câest de combiner la musique traditionnelle, faite à la main, si on peut dire, et les nouvelles possibilités quâoffre la technologie.
Cela veut dire que pour vous, le rock ne se suffit plus à lui-même, maintenant, quâil a besoin dâune intervention de lâauditeur. Vous auriez envie que chacun puisse intervenir dans le produit-rock ?
Pas toujours. Par exemple, moi, la plupart du temps, jâécoute de la musique en voiture, et je ne veux pas avoir besoin dâun écran ou dâun ordinateur pour pouvoir le faire. Mais quand un artiste mâintéresse, ou que je veux en savoir plus sur son histoire, dâoù il vient, ce quâil pense, qui câest, le multimédia me propose un matériel visuel qui me convient. En fait, je voudrais que tous les cd aient, dans le futur, ces deux niveaux dâentrée : être écoutés, simplement, ou être âexplorésâ, littéralement. Avec âXplora1â, nous avons voulu construire un petit monde dans lequel les gens puissent se déplacer et décider, prendre des initiatives et interagir avec lâenvironnement et la musique. On peut faire un tas de choses dans ce cd, comme faire une visite virtuelle des studios dâenregistrement de Real World, assister à de nombreux événements (la remise des Grammy Awards ou le Womad Festival, entre autres), écouter des extraits de concert, reparcourir ma carrière de Genesis jusquâà aujourdâhui, et, enfin, remixer mes chansons autant quâon veut.
Et aussi fouiller dans votre garde-robe, toujours de façon virtuelle, sâentendâ¦
Câest vrai ( il rit ). On peut même fouiller dans la garde-robe de Peter Gabriel !
Tout ça semble être à des années-lumière de lâexpérience de Genesis. Que reste-t-il de ces années-là ? Vous nâavez jamais eu envie de refaire un opéra-rock comme « The lamb lies down on Broadway », par exemple ? Tout ça est derrière vous ?
Ce nâest pas facile de répondre. Je pense que certaines de ces idées mâintéressent encore, mais de façon différente. Dâune certaine manière, ce que jâessayais de faire dans ma dernière période avec Genesis était lié au multimédia. à cette époque, la sensibilité du son était limitée par la technologie dâalors. Maintenant, je voudrais aller encore bien plus loin dans cette directionâ¦
Pour revenir à votre engagement politique et humanitaire, après la fin de lâapartheid, quels sont vos autres projets en ce sens, les causes dâinjustice contre lesquelles lutter dans le monde ?
Il y en a beaucoup. Mais actuellement, je pense que le plus important est dâaider les gens à produire des témoignages. De donner à tout le monde la possibilité de filmer avec une caméra, par exemple, ou de disposer dâinstruments de communication, comme le fax, lâordinateur, etc. Je crois, en somme, quâil existe aujourdâhui la possibilité dâutiliser la technologie des réseaux de communication pour renforcer la défense des droits humains.
Câest très intéressant. Vous pouvez me donner un exemple concret ?
Je veux atteindre de petits objectifs tangibles. Par exemple transformer la vie dâun village par des moyens de communication : des lignes téléphoniques, vingt ou trente ordinateurs, et ainsi de suite. On peut installer des âpaquetsâ de ce genre dans nâimporte quel village du monde, en Inde, en Chine, sur une montagne⦠Comme ça, dans un délai de trois à cinq ans, on pourrait apprendre aux gens de ces villages à devenir des créateurs dâinformations, à les gérer, à les traiter. Ãa permettrait, avec un effort modeste, de transformer lâéconomie de nombreux pays en leur donnant la possibilité de passer de lâéconomie agraire à une économie basée sur lâinformation. Ce serait très positif.
Quels sont vos projets immédiats ?
Des vacances ( il rit ). Ãa fait des mois et des mois que nous sommes en tournée. On sâest arrêtés une fois, mais je crois que jâai besoin de décrocher. Dans une tournée, on est toujours stressé, par le temps, le voyage⦠et lâimpossibilité de faire du sport. Je joue beaucoup au tennis, par exemple. En ce qui concerne le travail, je suis en train de penser à une nouvelle chose du type du cd-rom. Pour lâinstant, jâai fini mon nouvel album âSecret World Liveâ, un double cd enregistré en public au cours de cette très longue tournée, justement. En fait, il sâagit dâun résumé de tout ce que jâai fait jusquâà aujourdâhui, une sorte dâanthologie, avec un seul morceau quâon pourrait définir comme semi-inédit, âAcross the Riverâ. Dans le fond, cet album est aussi une manière de remercier tous ceux qui ont joué avec moi sur cette tournée éreintante. Des âhabituésâ comme Tony Levin ou David Rhodes à Billy Cobham et Paula Cole, qui mâont aussi accompagné à Milan, le premier à la batterie et la seconde comme choriste.