— En tant que John Johnson ?
— Non, ma vie heureuse a été sous le nom de Thomas Anderson, bibliothécaire. John Johnson était mon alter égo, facilitateur de kidnapping. Quand je me suis fait arrêté, je me suis tourné vers quelqu’un que nous connaissons tous les deux pour m’assurer que John Johnson serait exonéré et que Thomas Anderson ne serait jamais relié à lui. C’était presque dix ans auparavant. Notre ami n’a pas voulu le faire. Il a dit qu’il représentait seulement ceux maltraités par le système, et que j’étais, et c’est amusant d’y repenser maintenant, un cancer dans ce système.
— C’est amusant, lui accorda Keri sans rire.
— Mais comme vous le savez, je peux être convaincant. Je l’ai persuadé que je prenais des enfants à des familles aisées et qui ne les méritaient pas et les donnait à des familles aimantes n’ayant pas les mêmes ressources. Puis je lui ai offert un énorme paquet d’argent pour qu’il me fasse acquitter. Je pense qu’il savait que je mentais. Après tout, comment ces familles aux faibles revenus pouvaient se permettre de me payer ? Et les parents qui perdaient leurs enfants était-ils tous si terribles ? Notre ami est très intelligent. Il devait savoir. Mais ça lui apportait quelque chose à quoi se raccrocher, quelque chose pour se rassurer quand il a accepté un montant à six chiffres de ma part.
— Six chiffres ? répéta Keri qui n’en croyait pas ses oreilles.
— Comme je le disais, c’était un commerce très lucratif. Et ce paiement n’était que le premier. Pendant la durée du procès, je lui ai versé environ un demi-million de dollars. Et avec ça, il était engagé. Après avoir été acquitté et après avoir repris le travail sous mon propre nom, il a même commencé à m’aider à faciliter les enlèvements pour ces familles « plus méritantes ». Tant qu’il trouvait un moyen de justifier les transactions, il était à l’aise avec elles, enthousiaste, même.
— Alors, vous lui avez fait mordre dans cette première bouchée du fruit défendu ?
— En effet. Et il s’est avéré qu’il en aimait le goût. En fait, il a découvert qu’il prenait goût à un grand nombre de choses qu’il ne pensait pas pouvoir aimer.
— Que voulez-vous dire exactement ? demanda Keri.
— Disons simplement que quelque part en chemin, il a perdu le besoin de justifier les transactions. Vous savez, cet événement demain soir ?
— Oui ?
— C’était son invention, dit Anderson. Attention, il ne participe pas. Mais il a réalisé qu’il y avait un marché pour ce genre de choses et pour toutes les festivités plus petites similaires tout au long de l’année. Il a comblé cette niche. Il contrôle essentiellement la version haut de gamme de ce… marché dans la région de Los Angeles. Et dire qu’avant moi, il travaillait dans un bureau d’une pièce à côté d'un magasin de beignets, représentant des immigrants illégaux accusés au hasard de crimes sexuels par des policiers qui cherchaient à établir des quotas.
— Alors, vous avez développé une conscience ? demanda Keri à travers ses dents serrées. Elle était dégoutée, mais elle voulait des réponses et craignait que montrer un dégoût trop manifeste amènerait Anderson à se refermer. Il sembla détecter ce qu’elle ressentait mais continua tout de même.
— Pas encore. Ce n’est pas ce que j’ai fait. C’est arrivé bien plus tard. J’ai vu cette histoire aux infos il y a environ un an et demi à propos d’une détective et son partenaire qui avaient sauvé cette petite fille qui avait été enlevée par le copain de la baby-sitter, un vrai monstre.
— Carlo Junta, dit Keri par automatisme.
— Exact. Enfin bref, dans l’histoire, ils ont mentionné que cette détective était la même femme qui avait rejoint l’école de police quelques années plus tôt. Et ils ont montré un bout d’une vidéo prise juste après sa remise de diplôme. Elle disait avoir rejoint les forces de l’ordre parce que sa fille avait été enlevée. Elle disait que même si elle n’avait pas pu sauver sa propre fille, peut-être qu’en étant dans la police, elle pourrait aider à sauver les filles d’autres familles. Cela vous semble familier ?
— Oui, dit Keri d’une voix basse.
— Donc, continua Anderson, comme je travaillais dans une bibliothèque et que j’avais accès à toutes sortes de vieilles vidéos des infos, je suis remonté en arrière et j’ai trouvé l’histoire du moment où la fille de cette femme avait été enlevée et sa conférence de presse juste après dans laquelle elle demandait que sa fille lui soit rendue saine et sauve.
Keri se revit à la conférence de presse, qui était un grand brouillard. Elle se rappela parler dans une douzaine de micros balancés dans son visage, suppliant l’homme qui lui avait arraché sa fille au milieu d’un parc et qui l’avait jetée dans son fourgon, de lui rendre.
Elle se rappelait le cri « S’il te plaît, maman, aide-moi » et les nattes blondes qui s'éloignaient de plus en plus loin tandis qu’Evie, huit ans seulement à l'époque, disparaissait à travers le parterre vert. Elle se souvenait du gravier encore enfoncé dans ses pieds pendant la conférence de presse, piégé là lorsqu’elle avait couru pieds-nus à travers le parking, pourchassant le fourgon jusqu’à ce qu’il la laisse dans la poussière. Elle se rappelait de tout.
Anderson s’était arrêté de parler. Elle le regarda et vit que ses yeux étaient bordés de larmes, comme l’étaient les siens. Il continua.
— Après ça, j’ai vu une autre histoire quelques mois plus tard dans laquelle cette détective avait sauvé un autre enfant, cette fois un garçon enlevé alors qu’il se rendait à l’entraînement de baseball.
— Jimmy Tensall.
— Et un mois après, elle a retrouvé une petite fille qui avait été enlevée d'un porte-bébé au supermarché. La femme qui l’avait enlevée avait fait faire un faux certificat de naissance et prévoyait de s’envoler au Pérou avec le bébé. Vous l’avez arrêtée à la porte d’embarquement alors qu’elle était sur le point de monter à bord de l’avion.
— Je me souviens.
— C’est à ce moment-là que j’ai décidé que je ne pouvais plus le faire. Chaque transaction me rappelait cette conférence de presse pendant laquelle vous suppliez qu’on vous rende votre fille. Je ne pouvais plus porter ça à bout de bras. Je m’étais adouci, j’imagine. Et juste à ce moment-là, notre ami a fait une erreur.
— Quelle était cette erreur ? demanda Keri qui eut une sensation de picotement qui n’arrivait que lorsqu’elle sentait que quelque chose d’énorme était sur le point d’être révélé.
Thomas Anderson la regarda et elle put le voir lutter avec un genre d’importante décision intérieure. Puis ses sourcils se décontractèrent et ses yeux s’éclairèrent. Il semblait avoir pris sa décision.
— Vous me faites confiance ? demanda-t-il à voix basse.
— Qu’est-ce que c’est que ce genre de question ? Je ne vois p…
Mais avant qu’elle n’ait pu finir sa phrase, il repoussa la table qui les séparait, enroula les menottes à ses poignets autour du cou de Keri et la tira au sol, glissant et reculant dans un coin de la salle d’interrogation.
Alors que l’officier Kiley se ruait dans la pièce, Anderson utilisa son corps comme un bouclier et la garda devant lui. Elle sentit une piqûre pointue dans son cou et jeta un coup d'œil vers le bas pour voir ce que c'était. Cela ressemblait à un manche de brosse à dent taillé en pointe. Et c’était pressé cotre sa jugulaire.
CHAPITRE 7
Keri était complètement déconcertée. Un instant plus tôt, Anderson était en larmes à l'idée de sa fille disparue. À présent, il tenait un morceau de plastique tranchant comme un rasoir contre sa gorge.
Son premier réflexe était de faire un mouvement pour lui faire lâcher sa prise. Mais elle sut que cela ne marcherait pas. Elle n’avait aucun moyen de tenter quoi que ce soit avant qu’il ne parvienne à planter le pic en plastique dans sa veine.
De plus, il y avait quelque chose qui ne lui semblait pas normal. Anderson ne lui avait jamais donné l’impression qu’il ressentait de la malveillance envers elle. Il semblait en fait l’apprécier. Il semblait vouloir l’aider. Et s’il avait vraiment le cancer, c’était un exercice vain. Il avait dit lui-même qu’il serait bientôt mort.
Et si c’était sa façon d’éviter une agonie, sa version du suicide par police interposée ?
— Lâchez ça, Anderson ! cria l’officier Kiley, son arme pointée dans leur direction générale.
— Baissez votre arme, Kiley, dit Anderson étonnamment calmement. Vous allez tirer accidentellement sur l’otage et ensuite votre carrière sera finie avant même d’avoir commencée. Suivez la procédure. Alertez votre supérieur. Ramenez un négociateur. Cela ne devrait pas prendre trop de temps. Le département en a toujours un en veille. Quelqu’un peut sans doute venir dans cette salle en dix minutes.
Kiley resta planté là, sans savoir comment procéder. Ses yeux faisaient des allers-retours entre Anderson et Keri. Ses mains tremblaient.
— Il a raison officier Kiley, dit Keri qui essaya de refléter le ton apaisant d’Anderson. Suivez simplement les procédures standards et tout ira bien. Le prisonnier ne va nulle part. Sortez et assurez-vous que la porte soit verrouillée. Passez vos coups de fils. Je vais bien. Monsieur Anderson ne va pas me faire de mal. Il veut clairement négocier. Alors vous devez ramener quelqu’un qui à l’autorisation de le faire, d’accord ?
Kiley hocha la tête mais ses pieds restèrent ancrés au sol.
— Officier Kiley, dit Keri, cette fois plus fermement, sortez et appelez votre supérieur. Maintenant !
Cela sembla sortir Kiley de sa torpeur. Il sortit de la pièce à reculons, ferma et verrouilla la porte, puis saisit le téléphone au mur, sans jamais les perdre de vue.
— Nous n’avons pas beaucoup de temps, murmura Anderson à l’oreille de Keri tandis qu’il relâchait légèrement la pression du plastique contre sa chaire. Je m’excuse pour cela mais c’était le seul moyen pour moi d’être sûr que nous pouvions parler en toute confiance.
— Vraiment ? murmura à son tour Keri, mi furieuse, mi soulagée.
— Cave a des gens partout, dedans et dehors. Après ça, je suis fini. Je ne passerai pas la nuit. Je ne passerai peut-être pas l’heure. Mais je m’inquiète plus pour vous. S’il pense que vous savez tout ce que je sais, il se peut qu’il vous fasse simplement éliminer, peu importe les conséquences.
— Alors que savez-vous ? demanda Keri.
— Je vous ai dit que Cave avait fait une erreur. Il est venu me voir et m’a dit qu’il s’inquiétait à propos de vous. Il avait fait des vérifications et avait découvert que l’un de ses gars avait kidnappé votre fille. Comme vous l’avez découvert, c’était Brian Wickwire, Le Collectionneur. Cave ne l’avait pas ordonné et n’en savait rien. Wickwire opérait beaucoup de son propre chef et Cave aidait souvent à faciliter le déplacement des filles après les faits. C’est ce qu’il a fait avec Evie et il n’y a jamais réfléchi.
— Alors, il ne la visait pas ? demanda Keri. C’était ce qu’elle avait soupçonné mais elle voulait en être sûre.
— Non. Elle était juste une mignonne fille blonde dont Wickwire pensait pouvoir retirer un bon prix. Mais après que vous ayez commencé à sauver des filles et à faire les gros titres, Cave a passé en revue ses dossiers et il a vu qu’il était relié à son enlèvement via Wickwire. Il craignait que vous ne parveniez finalement jusqu’à lui et il m’a demandé de l’aider à planquer Evie dans un lieu bien caché et de ne pas l’impliquer. Il ne voulait pas savoir.
— Il couvrait déjà ses arrières avant même que je suspecte son implication ? demanda Keri, s'émerveillant de la prévoyance de Cave.
— C’est un type intelligent, lui accorda Anderson. Mais ce qu’il n’a pas réalisé, c’est qu’il demandait de l’aide à la plus mauvaise personne. Il n’aurait pas pu savoir. Après tout, je suis le premier à l’avoir corrompu. Pourquoi m’aurait-il soupçonné ? Mais je me suis décidé à vous aider. Bien sûr, je l’ai fait d’une façon qui, je le pensais, me garderait protégé.
Juste à ce moment-là, Kiley entrouvrit la porte.
— Le négociateur est en route, dit-il d’une voix tremblotante. Il sera là dans cinq minutes. Restez calme. Ne faites rien de fou, Anderson.
— Ne me poussez pas à faire quelque chose de fou ! lui cria Anderson qui remonta la brosse à dent dans le cou de Keri et perça sa peau par inadvertance. Kiley referma rapidement la porte à nouveau.
— Aïe, dit-elle. Je pense que vous avez fait couler le sang.
— Désolé pour ça, dit-il d’un air penaud surprenant. C’est difficile de manœuvrer au sol comme ça.
— Retenez-vous juste un peu, ok ?
— Je vais essayer. C’est juste qu’il se passe beaucoup de chose, vous savez ? Enfin, j’ai parlé à Wickwire et lui ait dit de placer Evie dans un lieu quelque part à Los Angeles, où on prendrait bien soin d’elle, au cas où on aurait besoin d’elle plus tard. Je voulais m’assurer qu’elle ne quitterait pas la ville. Et je ne voulais pas qu’elle souffre… plus qu’elle ne le devait.
Keri ne répondit pas, mais ils savaient tous deux qu’il n’y avait rien qu’il pouvait faire pour les années avant cela, et les horreurs que sa fille avait dû subir à l’époque. Anderson continua rapidement, ne désirant clairement pas s’attarder sur cette pensée plus longtemps qu’elle-même.
— Je ne sais pas ce qu’il a fait d’elle, mais il s’est avéré qu’il l’avait mise avec ce vieux type que vous avez fini par retrouver, chez qui elle était retenue.
— Si vous aviez décidé de m’aider, pourquoi ne pas avoir simplement découvert sa localisation et être allé la chercher vous-même ?
— Deux raisons, dit Anderson. La première, Wickwire ne comptait pas me révéler son emplacement. C’était une information de valeur qu’il gardait jalousement. La deuxième, et je n’en suis pas fier, je savais que je serais arrêté si je venais à vous avec votre fille.
— Mais vous avez finalement été arrêté intentionnellement quelques mois plus tard pour enlèvement d’enfants, protesta Keri.
— J’ai fait cela après coup, quand j’ai réalisé que je devais prendre des mesures drastiques. Je savais que vous finiriez par faires des recherches sur des kidnappeurs d’enfants et des trafiquants et que vous me trouveriez. Et je savais que je pouvais vous orienter dans la bonne direction sans éveiller les soupçons de Cave. Quant à se faire arrêter intentionnellement, c’est vrai. Mais vous vous rappelez peut-être que je me suis défendu moi-même au tribunal. Et si vous regardez attentivement le rapport du tribunal, vous découvrirez que le procureur et le juge ont commis plusieurs erreurs, des erreurs dans lesquelles je les ai attirés, ce qui mènerait presque certainement à l'annulation de ma condamnation. J'attendais juste le bon moment pour faire appel. Bien sûr, tout cela n'a plus de raison d'être maintenant.
Keri leva les yeux et vit un remue-ménage de l’autre côté de la fenêtre de la pièce. Elle vit de nombreux officiers passer devant, dont au moins l’un d’eux portait une longue arme. C’était un sniper.
— Je ne veux pas paraître froide, mais on doit boucler ça, dit-elle. Rien ne nous dit que l’un d’eux n’est pas un fou de la gâchette ou si Cave a ordonné à l’un de ses mignons de vous abattre par précaution.
— Vous avez bien raison, détective, acquiesça Anderson. Voilà que je me mets à déblatérer à propos de ma reconversion morale alors que ce que vous voulez savoir, c’est comment récupérer votre fille. N’ai-je pas raison ?
— Vous avez raison. Alors dites-moi. Comment je la récupère ?
— Je ne sais sincèrement pas. Je ne sais pas où elle est. Je ne pense pas que Cave sache où elle est. Il connaît peut-être l’emplacement de la Vista demain soir mais il n’y a aucune chance qu’il s’y rende. Alors il est inutile de le faire suivre.