« Tu as la tête d’une femme qui ne rêve que de l’océan et d’un verre de whiskey, fit-il.
– Ça se voit tant que ça ?
– Je suis bon détective. Mes capacités d’observation sont sans pareille. En plus, tu as déjà évoqué deux fois ta palpitante soirée à venir…
– Que veux-tu, je suis acharnée dans mes projets, Raymond ».
Il sourit. Son œil trahissait la tendresse que son attitude cachait. Keri était la seule autorisée à l’appeler par son vrai prénom, et il lui arrivait d’abuser de sa prérogative en accolant au prénom des épithètes peu flatteuses. Il lui rendait sans hésiter la monnaie de sa pièce.
« Bon, écoute, Princesse Sourire, tu ferais mieux de passer les dernières minutes de ta journée de travail à vérifier le rapport de la police scientifique, pour le dossier Sanders… au lieu de rêver de ton whiskey alors qu’il fait encore jour !
– Boire la journée ? » Elle fit semblant de se vexer. « C’est acceptable si je commence après 17 heures, M. Hulk. »
Il allait répliquer quand le téléphone sonna. Keri décrocha avant que Ray ne puisse riposter. Elle lui tira la langue, taquine.
« Police de Los Angeles, service des personnes disparues. Agent Locke à l’appareil. »
Ray décrocha son combiné pour écouter, sans intervenir. La femme à l’autre bout de la ligne semblait jeune, fin de la vingtaine ou début de la trentaine. Avant même qu’elle ait expliqué pourquoi elle appelait, Keri sentit l’inquiétude dans sa voix.
« Je m’appelle Mia Penn. J’habite près de Dell Avenue, dans le quartier de Venice, du côté des canaux. Je m’inquiète pour ma fille, Ashley. Elle aurait du arriver à la maison à trois heures et demie, et elle savait qu’on devait aller à un rendez-vous chez le dentiste à 16h45. Elle m’a envoyé un message juste avant de partir de l’école à 15h mais elle n’est jamais arrivée à la maison, et elle ne répond pas aux appels et aux messages. Ça ne lui ressemble pas ! Elle est très responsable.
– Mme Penn, Ashley rentre-t-elle à la maison à pied ou en voiture ? demanda Keri.
– À pied, elle n’a que quinze ans. Elle n’a même pas commencé à préparer le code de la route ! »
Keri jeta un coup d’œil à Ray. Elle savait ce qu’il allait dire, et elle savait qu’il aurait raison. Mais quelque chose, dans la voix de Mia Penn, l’interpellait. Elle devinait que cette femme ne maîtrisait qu’à grand-peine sa panique, qui bouillonnait sous la surface. Elle voulait demander à Ray de passer outre le protocole habituel, mais elle ne parvenait pas à trouver une bonne justification.
« Mme Penn, je suis l’agent Ray Sands. Je me joins à la discussion. Je voudrais que vous respiriez calmement et que vous me disiez s’il est déjà arrivé que votre fille arrive en retard à la maison. »
Mia Penn se hâta de répondre, oubliant de respirer : « Oui, bien sûr » admit-elle, tentant de cacher son exaspération. « Comme je vous ai dit, elle a quinze ans. Mais elle a toujours appelé ou envoyé un message si elle avait plus d’une heure de retard. Et ça n’est jamais arrivé alors que nous avions un rendez-vous prévu ! ».
Ray répondit sans tenir compte du regard désapprobateur de Keri.
« Mme Penn, votre fille est mineure. En conséquent, les dispositions sur les personnes portées disparues sont différentes que s’il s’agissait d’un adulte. Nous avons plus de marge pour enquêter. Mais pour être honnête, une adolescente qui ne répond pas aux appels de sa mère et qui n’est pas rentrée deux heures après la sortie des cours, cela ne va pas provoquer une réaction immédiate, comme vous l’espérez. À ce stade, nous ne pouvons pas faire grand-chose. Dans une situation comme celle-ci, le mieux que vous puissiez faire serait de venir au commissariat et faire un rapport. Ça serait une très bonne idée, ça ne coûte rien et ça pourrait accélérer les choses au cas où nous aurions besoin de mobiliser plus de moyens. »
Il y eut un long silence. Lorsque Mia Penn répondit, sa voix avait un accent tranchant qu’elle n’avait pas auparavant.
« Et dans combien de temps aurons-nous besoin de mobiliser plus de moyens, Monsieur l’agent ? demanda-t-elle. Est-ce que deux heures de plus suffiront ? Dois-je attendre qu’il fasse nuit ? Qu’elle ne soit pas rentrée demain matin ? Je parie que si c’était… »
Elle s’interrompit. Quoi qu’elle ait eu l’intention de dire, elle semblait savoir que ce serait contreproductif. Ray s’apprêtait à répondre mais Keri lui fit signe et lui adressa un regard signifiant « laisse-moi faire ».
« Écoutez, Mme Penn, c’est de nouveau l’agent Locke. Vous avez dit que vous habitez dans le quartier des canaux de Venice ? C’est sur mon chemin pour rentrer chez moi. Donnez-moi votre adresse email, je vous enverrai le formulaire pour déclarer une disparition. Vous pouvez commencer à le remplir et je m’arrêterai chez vous pour vous aider à le finir et pour le faire traiter plus vite. Ça vous va ?
– Oui, c’est très bien, agent Locke. Je vous remercie.
– Pas de problème. Et peut-être qu’Ashley sera rentrée d’ici là et je pourrai lui passer un savon sur la nécessité de répondre aux appels de sa mère. »
Keri ramassa ses clés et son sac, prête à se rendre chez les Penn. Ray n’avait pas dit un mot. Elle savait qu’il fulminait, mais elle ne voulait pas croiser son regard. S’il croisait son regard, il allait lui faire la leçon, et elle n’en avait aucune envie.
Mais apparemment, Ray avait bien l’intention de la sermonner :
« Les canaux de Venice ne sont pas sur ton chemin.
– C’est juste un petit détour, fit-elle sans le regarder. Je serai à la maison un peu plus tard que prévu, et alors ? Mon épisode de Scandal peut attendre. »
Ray se renfonça dans sa chaise.
« Et alors ? Alors, Keri, ça fait un an que tu es enquêtrice ici. Je suis content de t’avoir pour collègue, et tu as fait du super boulot, même avant d’obtenir ton insigne. Le dossier Gonzales, par exemple – je ne pense pas que j’aurais pu l’élucider tout seul, et pourtant ça fait dix ans que je travaille ici. Tu as un instinct pour ces choses, et c’est pour ça qu’on faisait appel à toi. C’est pour ça que tu as le potentiel pour être une grande enquêtrice.
– Merci… fit-elle, tout en sachant qu’il n’en avait pas fini.
– Mais tu as une faiblesse, et elle va te détruire si tu ne la maîtrises pas. Tu dois laisser le système de la police faire son travail. C’est pour ça qu’il existe. 75% de notre travail se résout tout seul dans les vingt-quatre heures, sans notre intervention. Nous devons laisser ces 75% de côté et se concentrer sur les 25% restants. Sinon, on va s’épuiser, et on risquerait de devenir improductifs, ou pire : contreproductifs. Et ce serait trahir les gens qui ont réellement besoin de nous. Notre travail, c’est aussi de choisir quels combats mener et lesquels abandonner.
– Ray, je ne demande pas qu’on déclenche une alerte enlèvement au niveau national. Je veux juste aider une maman inquiète à remplir un formulaire, et, je t’assure, c’est juste un petit détour pour moi.
– Et … ? demanda-t-il.
– Et il y avait quelque chose d’inquiétant dans sa voix. Elle a omis de nous dire quelque chose. C’est pour ça que je veux lui parler face à face. Il se peut que je me trompe, et dans ce cas, je m’en irai. »
Ray secoua la tête. Il tenta une dernière fois :
« Combien d’heures est-ce que tu as perdues à enquêter sur ce jeune sans-abri dont tu étais certaine qu’il avait disparu ? Quinze heures ? »
Keri haussa les épaules.
« Mieux vaut être trop prudent, murmura-t-elle.
– Mieux vaut être salariée que d’être virée pour mauvaise utilisation des ressources du département, rétorqua-t-il.
– Il est 17h passées.
– Et alors ?
– Ça veut dire que j’ai fini ma journée de travail. Et cette mère m’attend.
– On dirait que tes journées de travail ne finissent jamais. Appelle-la, Keri. Dis-lui de t’envoyer par email le formulaire, ou de t’appeler si elle a des questions. Mais tu dois rentrer à la maison. »
Elle avait atteint les limites de sa patience. « On se voit demain, M. Propre », lui dit-elle avec une tape sur l’épaule.
Elle se dirigea vers le parking, où l’attendait sa Toyota Prius. Elle essayait déjà de visualiser le trajet le plus court pour se rendre dans le quartier des canaux de Venice. Elle avait un sentiment d’urgence inexplicable.
Un sentiment très désagréable.
CHAPITRE 2
Lundi, en fin d’après-midi
Keri, au volant de sa Prius argentée, se faufila dans le trafic jusqu’à la périphérie ouest du quartier de Venice. Elle conduisait plus vite que nécessaire. Un pressentiment la dirigeait, qui enflait dans sa poitrine, un pressentiment qui ne lui plaisait pas le moins du monde.
Les canaux se trouvaient non loin de plusieurs hauts lieux touristiques tels que le Boardwalk ou Muscle Beach, la plage des bodybuilders. Elle dut parcourir plusieurs fois Pacific Avenue avant de trouver une place pour se garer. Elle sauta de sa voiture et se laissa guider par son téléphone.
Les canaux de Venice sont un entrelacs de canaux creusés par l’homme au début du 20
ème
Celle où se rendait Keri était parmi les plus impressionnantes. Elle s’élevait sur trois étages, dont seul le dernier était visible de la rue, à cause des hauts murs recouverts de stucs qui ceignaient la propriété. Elle en fit le tour pour arriver à l’entrée principale, remarquant de nombreuses caméras de sécurité fixées au mur d’enceinte et sur la maison elle-même. Plusieurs d’entre elles semblaient pivoter pour suivre ses mouvements.
Pourquoi est-ce qu’une mère ayant la vingtaine habite ici avec sa fille adolescente ? Et pourquoi tant de caméras de sécurité ?
Elle parvint au portail en fer forgé et fut surprise de le trouver ouvert. Elle s’engagea dans le jardin et la porte d’entrée de la maison s’ouvrit avant qu’elle ait le temps de toquer.
Une femme s’avança pour l’accueillir. Elle portait une paire de jeans délavée et un débardeur blanc, et avait une longue chevelure châtain. Elle était pieds nus. Comme Keri l’avait deviné en l’entendant au téléphone, elle avait l’air d’avoir moins de trente ans. Elle faisait la même taille que Keri, bien que plus mince, et était bronzée et svelte. De plus, malgré l’expression anxieuse sur son visage, elle était belle.
La première chose qui vint à l’esprit de Keri fut qu’elle avait en face d’elle une femme-trophée.
« Mia Penn ? demanda Keri.
– Oui, rentrez, je vous prie, agent Locke. J’ai rempli le formulaire que vous m’avez envoyé. »
À l’intérieur, l’entrée était imposante, avec un double escalier en marbre menant à l’étage. Il semblait y avoir plus d’espace que sur un terrain de football. La décoration était impeccable : les murs recouverts de tableaux, et l’espace ponctué de sculptures posées sur des guéridons ouvragés. L’ensemble aurait pu sortir du magazine Maisons et jardins pour démoraliser les pauvres mortels.
Keri reconnut un tableau bien placé comme étant un Delano, ce qui en faisait un objet plus coûteux que la misérable péniche qu’elle habitait depuis vingt ans.
Mia Penn conduisit Keri vers un salon plus modeste, et lui offrit un siège et une eau minérale. Dans un coin de la pièce se tenait debout un homme bâti comme une armoire à glace, vêtu de vêtements de sport. Il ne dit rien, mais ses yeux ne quittaient pas Keri. Elle remarqua un renflement sur sa hanche droite, sous la veste.
Un flingue. Ça doit être un garde du corps.
Dès que Keri fut assise, son hôte se lança. « Ashley ne répond toujours pas à mes appels et messages. Elle n’a rien posté sur les réseaux sociaux depuis la sortie des cours. Rien sur Twitter, ni Facebook, ni Instagram. » Elle expira et ajouta : « Merci d’être venue. Vous ne pouvez pas savoir à quel point ça me touche. »
Keri acquiesça. Elle détaillait Mia Penn, tentant de prendre sa mesure. Tout comme lors de leur conversation téléphonique, elle semblait véritablement affolée.
Elle a l’air d’être vraiment inquiète pour sa fille. Mais elle cache quelque chose.
« Vous êtes plus jeune que je ne le pensais, dit-elle finalement.
– J’ai trente ans. J’ai eu Ashley quand j’avais quinze ans.
– Ouah…
– Oui, c’est la réaction de la plupart des gens. J’ai l’impression que, parce que nous sommes si proches en âge, nous avons un lien particulier. Je vous jure que parfois, je sais ce qu’elle ressent avant même de la voir. Je sais que ça semble absurde mais nous avons un lien spécial. Et je sais que ça ne prouve rien pour vous, mais je sens qu’il y a un problème.
– Ne commençons pas à paniquer » fit Keri.
Elles passèrent en revue les informations qu’elles avaient. Mia avait vu sa fille pour la dernière fois le matin même. Tout allait bien. Au petit-déjeuner, elles avaient mangé du yaourt avec du muesli et des fraises. Ashley était partie à l’école de bonne humeur.
La meilleure amie d’Ashley était Thelma Gray. Mia l’avait appelée quand elle avait constaté qu’Ashley ne revenait pas à l’heure prévue. D’après Thelma, Ashley était bien allée au dernier cours de la journée, un cours de mathématiques, et elle l’avait vue pour la dernière fois autour de 14h. Thelma n’avait aucune idée de la raison pour laquelle Ashley n’était pas rentrée.
Mia avait aussi parlé au petit copain d’Ashley, un garçon sportif nommé Denton Rivers. Denton déclarait avoir vu Ashley à l’école le matin seulement. Il lui avait envoyé quelques messages après les cours, sans réponse.
Ashley ne prenait pas de médicaments, n’avait aucun problème de santé. Mia dit qu’elle avait inspecté la chambre de sa fille et n’avait rien trouvé d’anormal.
Keri notait tout cela sur son carnet, soulignant les noms de ceux qu’elle contacterait ensuite.
« Mon mari devrait rentrer du travail d’un instant à l’autre. Je sais qu’il veut vous parler également. »
Keri leva les yeux. Quelque chose avait changé dans la voix de Mia. Elle semblait mesurée, plus prudente.
Quoi qu’elle cache, je parie que ça a à voir avec lui.
« Et comment s’appelle votre mari ? demanda-t-elle d’un ton enjoué.
– Stafford.
– Attendez un peu, s’écria Keri. Votre mari est Stafford Penn ? Le sénateur Stafford Penn ?
– Oui.
– C’est une information importante, Mme Penn. Vous auriez du le mentionner plus tôt.
– Stafford m’a demandé de ne pas le dire, s’excusa-t-elle.
– Pourquoi ?
– Il dit qu’il veut voir ça avec vous quand il arrive.
– Et quand est-ce qu’il va arriver, déjà ?
– Dans moins de dix minutes, certainement. »
Keri la dévisagea, sans arriver à décider si elle devait insister. Finalement, elle choisit de s’abstenir.
« Vous avez des photos d’Ashley ? »
Mia Penn lui tendit son téléphone. Son fond d’écran était une photo d’une adolescente en robe d’été. On aurait dit la petite sœur de Mia. Excepté les cheveux blonds d’Ashley, elles se ressemblaient en tous points. Ashley était légèrement plus grande, plus athlétique et plus bronzée. La robe ne cachait pas ses jambes musclées et ses épaules puissantes. Keri devina qu’elle faisait régulièrement du surf.
« Se pourrait-il qu’Ashley ait oublié le rendez-vous et soit allée à la plage faire un peu de surf ? »
Mia sourit pour la première fois.
« Je suis impressionnée, agent Locke. Vous avez deviné ça grâce à une seule photo ? En tout cas, non, Ashley ne fait du surf que le matin – les vagues sont plus belles et il y a moins de chahuteurs. J’ai vérifié dans le garage et sa planche de surf est à sa place.
– Pouvez-vous m’envoyer cette photo ainsi que d’autres photos de son visage, avec et sans maquillage ? »
Alors que Mia s’exécutait, Keri lui demanda : « Où est-ce qu’elle va à l’école ?
– Au lycée de West Venice. »
Keri fut incapable de masquer sa surprise. West Venice était un grand établissement public, un mélange métissé de milliers de jeunes, avec tout ce que cela implique. Elle avait déjà interpellé de nombreux lycéens fréquentant West Venice.