“Merci d’être venue, Mlle Hunt”, dit-il en tenant une main.
“Appelez-moi Jessie, s’il vous plaît”, dit-elle.
“OK, Jessie. Allons dans mon bureau et je vais vous expliquer ce que j’ai en tête.”
Jessie se sentit plus soulagée qu’elle ne s’y était attendue quand il ne lui proposa pas d’aller dans une salle d’interrogatoire mais réussit à ne pas le montrer. Pendant qu’elle le suivait vers le bureau, il lui parla doucement.
“J’ai suivi votre cas”, admit-il, “ou, plus précisément, celui de votre mari.”
“Qui sera bientôt mon ex”, précisa-t-elle.
“Exact. Je suis aussi au courant de ça. Vous ne prévoyez pas de rester avec le gars qui a essayé de vous faire accuser de meurtre puis de vous tuer, hein ? Les gens n’ont aucune fidélité à notre époque.”
Il sourit pour lui indiquer qu’il plaisantait. Jessie ne put s’empêcher d’être impressionnée par un gars qui acceptait de plaisanter sur un meurtre face à la personne qui avait failli en mourir.
“La culpabilité me terrasse”, dit-elle en jouant le jeu.
“J’imagine. Je dois dire que les choses ne sont pas brillantes pour votre mari, bientôt ex-mari. Même si les procureurs ne demandent pas la peine de mort, à mon avis, il écopera de la perpétuité.”
“Pourvu que …”, marmonna Jessie sans avoir besoin de finir sa phrase.
“Passons à un sujet plus joyeux, d’accord ?” proposa Hernandez. “Comme vous vous souvenez peut-être m’avoir entendu dire le jour où je suis venu participer à votre cours, je travaille pour une unité spéciale dans la section vol-homicide. On l’appelle la Section Spéciale Homicide, ou SSH en abrégé. Nous sommes spécialisés dans les enquêtes connues, celles qui intéressent beaucoup les médias ou sur lesquelles le public nous pose beaucoup de questions. Cela peut inclure les incendies criminels, les meurtres à plusieurs victimes, les meurtres des individus célèbres et, bien sûr, les tueurs en série.”
“Comme Bolton Crutchfield, le gars que vous avez aidé à capturer.”
“Exactement”, dit-il. “Notre unité emploie aussi des profileurs. Ils ne travaillent pas que pour nous. Le département entier a accès à eux mais nous avons la priorité. Vous avez peut-être entendu parler notre profileur senior, Garland Moses.”
Jessie hocha la tête. Moses était une légende dans la communauté des profileurs. Il avait été agent du FBI puis il avait déménagé sur la côte ouest pour y prendre sa retraite dans les années 1990 après avoir passé des décennies à parcourir le pays entier à la poursuite de tueurs en série. Cependant, la Police de Los Angeles lui avait fait une offre et il acceptait d’être son consultant. Il était payé par le département mais, comme il n’était pas un employé officiel, il était libre de ses mouvements.
À présent, il avait plus de soixante-dix ans mais il venait encore travailler presque tous les jours. De plus, au moins trois ou quatre fois par an, Jessie lisait un article qui expliquait comment il avait résolu une enquête qui avait confondu tous ses collègues. On disait que, au deuxième étage de ce bâtiment, on lui avait emménagé un bureau dans ce qui, d’après les rumeurs, avait été un placard à balais.
“Vais-je le rencontrer ?” demanda Jessie en essayant de contrôler son enthousiasme.
“Pas aujourd’hui”, dit Hernandez. “Si vous acceptez le poste, cela arrivera peut-être au bout de quelque temps. Je vous présenterai. Il n’est pas très sociable.”
Jessie savait que Hernandez idéalisait les choses pour être diplomate. Garland Moses avait la réputation d’être un connard taciturne au caractère exécrable. S’il n’avait pas été un excellent chasseur de criminels, il aurait probablement été inemployable.
“Donc, Moses est en quelque sorte le profileur émérite du département”, continua Hernandez. “Il n’intervient que dans les enquêtes vraiment importantes. Pour les enquêtes impliquant des personnes moins célèbres, le département a plusieurs autres intervenants et des profileurs indépendants. Malheureusement, notre profileur le plus jeune, Josh Caster, a démissionné hier.”
“Pourquoi ?”
“Officiellement ?” dit Hernandez. “Il voulait déménager dans une ville plus familiale. Il a une femme et deux enfants qu’il ne voit jamais. Donc, il a accepté un poste à Santa Barbara.”
“Et officieusement ?”
“Il ne supportait plus ce travail. Il a travaillé à la section vol-homicide pendant six ans, est allé au programme de formation du FBI, est revenu tout feu tout flamme et a vraiment été un profileur d’exception pendant deux ans après ça. Soudain, un jour, il s’est effondré.”
“Que voulez-vous dire ?” demanda Jessie.
“C’est une histoire très moche, Jessie. Je pense que, après ce qui vous est arrivé avec votre mari, je ne devrais pas vous la raconter. Cependant, frôler la violence ou la mort, ce n’est pas pareil que la voir tous les jours, voir les choses affreuses que les êtres humains se font parfois les uns aux autres. Quand on est exposé à ça, on a du mal à garder son humanité. Ça use peu à peu. Si vous n’arrivez pas à penser à autre chose à la fin de la journée, cela peut vraiment vous bousiller. Quand vous entendrez la proposition que j’ai à vous faire, n’oubliez pas de tenir compte de cet aspect des choses.”
Jessie décida que ce n’était pas le moment de dire à l’inspecteur Hernandez que son expérience avec Kyle n’était pas la première fois où elle avait frôlé la mort de près. Elle ne savait pas si le fait d’avoir vu son père assassiner plusieurs personnes, dont sa mère, pendant qu’elle était enfant risquait de mettre en péril ses perspectives professionnelles.
“En quoi consiste exactement votre proposition ?” demanda-t-elle pour changer complètement de sujet.
Ils avaient atteint le bureau d’Hernandez, qui fit signe à Jessie de s’asseoir en face de lui avant de continuer.
“Vous devez remplacer Caster, au moins de façon provisoire. Le département n’est pas encore prêt à embaucher de nouveau profileur à plein temps. Ils ont consacré beaucoup de ressources à Caster et ils ont été échaudés. Ils veulent effectuer une grande recherche de candidat avant d’embaucher un remplaçant permanent. Entre temps, ils cherchent une personne qui acceptera de ne pas travailler à plein temps et d’être sous-payée.”
“Ça va sûrement attirer les meilleurs candidats”, dit Jessie.
“Je suis d’accord et c’est ce que je crains. Pour ne pas avoir à payer trop cher, ils risquent d’embaucher quelqu’un d’inadéquat. Personnellement, je préférerais essayer un bleu qui a du talent qu’embaucher un amateur qui ne sait pas profiler comme il faut.”
“Vous pensez que j’ai du talent ?” demanda Jessie en espérant qu’elle ne donnait pas l’impression de demander qu’on la complimente.
“Je pense que vous avez un potentiel. Vous l’avez montré en résolvant le cas que j’ai présenté en cours. J’ai le plus grand respect pour votre professeur, Warren Hosta, et il me dit que vous avez un authentique talent. Il a refusé d’entrer dans les détails mais a indiqué qu’on vous avait donné l’autorisation d’interroger un détenu très dangereux et que vous aviez établi avec lui une relation qui pourrait s’avérer fructueuse dans l’avenir. Le fait qu’il n’a pas pu me confier ce que faisait une diplômée toute récente de maîtrise suggère que vous ne manquez pas tant d’expérience que ça. En outre, vous avez réussi à découvrir le meurtre soigneusement caché de votre mari sans vous faire tuer et c’est admirable. Je sais aussi que vous avez été acceptée à l’Académie Nationale du FBI sans avoir d’expérience dans la police, chose rarissime. Donc, je veux bien vous mettre à l’épreuve et proposer votre nom si vous êtes intéressée. Êtes-vous intéressée ?”
CHAPITRE CINQ
“Donc, tu ne vas pas à ce truc du FBI ?” demanda Lacy, incrédule, en prenant une autre gorgée de vin.
Elles étaient assises sur le sofa. Elles dévoraient la nourriture chinoise qu’on venait de leur livrer et avaient déjà bu la moitié d’une bouteille de vin rouge. Il était plus de vingt heures et Jessie était épuisée. C’était la journée la plus longue qu’elle ait connue depuis des mois.
“Je compte encore le faire mais pas tout de suite. Ils m’ont accordé un report unique. Je peux m’inscrire à un autre cours de l’Académie du moment que j’y vais dans les six mois. Autrement, il faudra que je postule à nouveau. Comme j’avais eu de la chance d’être admise cette fois-ci, tu peux être sûre que j’irai bientôt.”
“Et tu renonces à ça pour être flic de base à la Police de Los Angeles ?” demanda Lacy, incrédule.
“Une fois de plus, je ne renonce pas”, signala Jessie en prenant une gorgée dans son propre verre, “je remets à plus tard. J’ai déjà dû assurer la vente de la maison et ma guérison physique. Cette proposition a juste été l’élément décisif. En plus, ça a l’air cool !”
“Non”, dit Lacy, “ça a l’air complètement barbant. Même ton copain flic a dit que tu allais accomplir des tâches de routine et t’occuper des enquêtes inintéressantes dont personne ne veut.”
“Au début, oui, mais quand j’aurai un peu d’expérience, je suis sûre qu’ils me confieront quelque chose de plus intéressant. On est à Los Angeles, Lace. Ils ne pourront pas m’empêcher de m’occuper des fous.”
*
Deux semaines plus tard, quand voiture de patrouille déposa Jessie à un pâté de maisons de la scène du crime, elle remercia les agents de police et se dirigea vers la ruelle où elle avait vu qu’on avait déjà installé le cordon de police. Quand elle traversa la rue en évitant les conducteurs qui semblaient avoir plus envie de l’écraser que de l’éviter, elle se rendit compte que cela allait être sa première affaire de meurtre.
Quand elle repensa au peu de temps qu’elle avait passé à Central Station, elle comprit qu’elle avait eu tort de croire qu’ils ne pourraient pas l’empêcher de s’occuper des fous. D’une façon ou d’une autre, au moins jusque-là, ils l’avaient fait. En fait, ces jours-ci, elle passait le plus clair de son temps au poste et elle fouillait dans des caisses ouvertes pour vérifier si les papiers que Josh Caster avait remplis avant son départ étaient à jour. C’était une triste corvée.
Ce qui rendait les choses encore pires, c’était que Central Station donnait l’impression d’être une gare routière pleine de monde. Le bureau principal était immense. Elle était tout le temps noyée dans une masse de gens et elle n’était jamais tout à fait sûre si c’étaient des membres du personnel, des civils ou des suspects. Il fallait constamment qu’elle change de bureau car les profileurs qui n’avaient pas le signe “intérim” profitaient de leur ancienneté pour occuper les bureaux qu’ils préféraient. Quel que soit l’endroit où elle s’asseyait, Jessie avait toujours l’impression d’être juste au-dessous d’un néon qui clignotait.
Aujourd’hui, tout allait changer. Quand elle entra dans la ruelle qui partait de East 4th Street, elle vit l’inspecteur Hernandez à l’autre bout et espéra que cette enquête serait différente de celles qu’on lui avait attribuées jusque-là. Lors de toutes ces enquêtes, elle avait accompagné des inspecteurs mais on ne lui avait pas demandé son opinion. En fait, cela n’avait pas vraiment été nécessaire.
Des trois enquêtes sur le terrain qu’elle avait observées, deux avaient été des vols et une un incendie criminel. À chaque fois, le suspect avait avoué quelques minutes après son arrestation et l’un d’eux l’avait même fait sans qu’on l’interroge. L’agent devait déclarer ses droits au coupable et lui demander de répéter ses aveux.
Cependant, aujourd’hui, tout allait peut-être s’avérer différent. C’était le lundi d’avant Noël et Jessie espérait que l’esprit de cette période de l’année allait rendre Hernandez plus généreux que certains de ses collègues. Elle devait passer la journée avec lui et son collègue, un homme à lunettes dans les quarante ans du nom de Callum Reid. Ils devaient enquêter sur la mort d’un junkie qui avait été découvert au bout de la ruelle.
Il avait encore une seringue qui lui sortait du bras gauche et l’agent en uniforme n’avait appelé les inspecteurs que par formalité. Pendant que Hernandez et Reid parlaient à l’agent, Jessie passa sous le cordon de police et approcha du corps en faisant attention à ne pas marcher sur un endroit sensible.
Elle regarda le jeune homme, qui n’avait pas l’air plus âgé qu’elle. Il était afro-américain avec une coupe afro. Alors qu’il était allongé par terre et sans chaussures, elle voyait quand même qu’il était grand. Il lui paraissait familier.
“Devrais-je savoir qui est ce gars ?” cria-t-elle à Hernandez. “J’ai l’impression de l’avoir déjà vu quelque part.”
“Probablement”, répondit Hernandez tout aussi fort. “Vous êtes allée à l’Université de Californie du Sud, n’est-ce pas ?”
“Oui”, dit-elle.
“Il a dû y être en même temps que vous pendant une année ou deux. Il s’appelait Lionel Little. Il y a joué au basket deux ou trois ans avant de se professionnaliser.”
“OK, je crois que je me souviens de lui”, dit Jessie.
“Il avait un service de la main gauche magnifique”, se rappela l’agent Reid. “Il me rappelait un peu George Gervin. C’était un débutant très apprécié mais il a fini par s’en aller au bout de quelques années. Il ne savait pas jouer dans la défense et n’arrivait pas à vivre avec tout cet argent ou selon le style de vie de la NBA. Il n’a duré que trois saisons avant de quitter entièrement la ligue. À ce stade, les drogues ont pris le relais. À un moment, il a fini à la rue.”
“Je le voyais de temps à autre”, ajouta Hernandez. “C’était un gosse sympa. Je ne l’ai jamais cité pour autre chose que vagabondage ou pour avoir uriné en public.”
Jessie se pencha un peu plus et regarda Lionel de plus près. Elle essaya de s’imaginer dans sa position, un enfant perdu, accro mais pas vraiment embêtant, parcourant les ruelles du centre-ville Los Angeles pendant les quelques dernières années. D’une façon ou d’une autre, il avait réussi à continuer à consommer de la drogue sans avoir d’overdose ni finir en prison. Et pourtant, il était là, allongé dans une ruelle, une seringue dans le bras, sans chaussures. Quelque chose n’allait pas.
Jessie s’agenouilla pour mieux observer l’endroit où la seringue lui sortait de la peau. Elle était profondément enfoncée dans sa peau qui, autrement, était lisse.
Sa peau lisse…
“Agent Reid, vous avez bien dit que Lionel avait un beau service de la main gauche, n’est-ce pas ?”
“Magnifique”, répondit-il admirativement.
“Donc, on peut supposer qu’il était gaucher ?”
“Oh oui, il était complètement gaucher. Il avait beaucoup de mal à utiliser la main droite. Les défenseurs en profitaient pour le battre complètement. C’est aussi pour ça qu’il n’a jamais réussi à être pro.”
“C’est bizarre”, marmonna-t-elle.
“Quoi ?” demanda Hernandez.
“C’est juste que … vous pouvez venir, les gars ? Il y a quelque chose qui me trouble dans cette scène de crime.”
Les inspecteurs approchèrent et s’arrêtèrent juste derrière l’endroit où elle était agenouillée. Elle désigna le bras gauche de Lionel.
“Cette seringue a l’air d’avoir été enfoncée très profondément dans le bras et à l’écart de toutes les veines.”
“Peut-être visait-il mal ?” suggéra Reid.
“Peut-être”, concéda Jessie, “mais regardez son bras droit. Il y a une série précise de lignes qui suivent toutes ses veines. C’est très méticuleux pour un drogué et c’est logique parce qu’il était gaucher. Bien sûr, il piquait son bras droit avec sa main dominante.”
“C’est effectivement logique”, convint Hernandez.
“Donc, je me suis dit qu’il était seulement moins adroit quand il utilisait sa main droite”, poursuivit Jessie. “Comme vous l’avez dit, agent Reid, il visait peut-être mal.”