“Tu es vraiment proche, Doyle, mais ce n’est pas tout à fait ça.”
“Dans ce cas, que fais-tu ?” demanda-t-il.
“Je suis profileuse criminelle à la Police de Los Angeles.”
Elle apprécia de pouvoir le dire à voix haute, surtout quand elle le vit écarquiller les yeux, choqué.
“Comme dans Mindhunter ?”
“Oui, en quelque sorte. J’aide la police à entrer dans la tête des criminels pour qu’ils aient plus de chances de les attraper.”
“Eh bien ! Donc, tu chasses les tueurs en série et tout ça ?”
“Ça fait un moment”, dit-elle en négligeant de préciser qu’elle recherchait un tueur en série particulier et que cela n’avait aucun rapport avec son travail.
“C’est formidable. Quel boulot cool !”
“Merci”, dit Jessie, sentant qu’il avait finalement trouvé le courage de lui poser la question qui l’obsédait depuis un certain temps.
“Alors, quelle est ta situation ? Es-tu célibataire ?”
“Divorcée, en fait.”
“Vraiment ?” dit-il. “Tu as l’air trop jeune pour être divorcée.”
“Je sais, d’accord ? C’est une affaire de circonstances inhabituelles. Ça n’a pas marché.”
“Je ne veux pas être impoli mais puis-je demander… ce que ça avait d’inhabituel ? Je veux dire, tu as l’air vraiment belle. Es-tu psychopathe ou quelque chose de ce style ?”
Jessie savait qu’il ne posait pas cette question pour la faire souffrir, qu’il était vraiment intéressé aussi bien par la réponse que par sa personne et qu’il avait juste demandé la chose de façon horriblement maladroite. Pourtant, elle sentit quand même le peu d’intérêt qu’elle ressentait encore pour Doyle s’évaporer à ce moment. Au même instant, le poids de la journée et l’inconfort de ses talons hauts firent leur effet. Elle décida de conclure la soirée de manière spectaculaire.
“Je ne dirais pas que je suis une psychopathe, Doyle. Je suis complètement abîmée au point de me réveiller en hurlant la plupart des nuits, mais psychopathe ? Je ne dirais pas ça. Je dirais surtout que j’ai divorcé de mon mari parce qu’il était un sociopathe qui a assassiné une femme avec laquelle il couchait, a tenté de me faire porter le chapeau et a finalement essayé de me tuer avec deux de nos voisins. Il a entièrement suivi le principe traditionnel ‘jusqu’à ce que la mort nous sépare’.”
Doyle la regardait fixement, la bouche ouverte si grand qu’il aurait pu gober des mouches. Jessie attendit qu’il se remette, curieuse de voir s’il était capable de s’en tirer avec brio. Pas vraiment, sembla-t-il.
“Oh, c’est vraiment dommage. J’aurais bien voulu que tu m’en parles plus longuement mais je viens de me souvenir que j’ai une déposition à faire tôt demain matin. Il faudrait probablement que je rentre chez moi. J’espère qu’on se reverra bientôt.”
Il descendit de son tabouret et eut presque atteint la porte de sortie avant que Jessie ait eu le temps de marmonner “Au revoir, Doyle”.
*
Jessica Thurman remonta la couverture pour couvrir son petit corps à moitié gelé. Cela faisait maintenant trois jours qu’elle était seule dans la cabane avec le corps de sa mère. Elle délirait si gravement par manque d’eau, de chaleur et de relations humaines que, parfois, elle pensait que sa mère lui parlait, alors que son cadavre était avachi, immobile, les bras tenus en l’air par des menottes attachées aux poutres en bois du toit.
Soudain, on frappa à la porte. Quelqu’un était juste à l’extérieur de la cabane. Cela ne pouvait pas être son père. Il n’avait aucune raison de frapper. Il entrait où il voulait quand il le voulait.
Les coups à la porte recommencèrent mais, cette fois-ci, ils lui parurent différents. Il y avait aussi une sonnerie mais c’était absurde. La cabane n’avait pas de sonnette. La sonnerie se fit à nouveau entendre, cette fois-ci sans coups à la porte.
Soudain, Jessie ouvrit les yeux. Elle était allongée dans son lit et elle donna une seconde à son cerveau pour comprendre que la sonnerie qu’elle avait entendue était venue de son téléphone portable. Elle se pencha pour l’attraper et remarqua au passage que, bien que son cœur soit en train de battre à toute vitesse et que sa respiration soit superficielle, elle ne transpirait pas autant que d’habitude à la suite d’un cauchemar.
C’était l’agent Ryan Hernandez. Quand elle répondit à l’appel, elle jeta un coup d’œil à la pendule. Il était 2 h 13 du matin.
“Bonjour”, dit-elle avec une voix presque réveillée.
“Jessie ? C’est Ryan Hernandez. Désolé d’appeler à cette heure mais je viens de recevoir un appel pour enquêter sur une mort suspecte à Hancock Park. Garland Moses ne prend plus d’appels au milieu de la nuit et tous les autres sont déjà pris. Tu viens ?”
“Bien sûr”, répondit Jessie.
“Si je t’envoie l’adresse par SMS, peux-tu être là dans trente minutes ?” demanda-t-il.
“Je peux y être dans quinze minutes.”
CHAPITRE SEPT
Quand Jessie s’arrêta devant le manoir de Lucerne Blvd. à 2 h 29 du matin, il y avait déjà plusieurs voitures de police, une ambulance et le véhicule d’un médecin légiste sur place. Elle sortit et alla vers la porte de devant en essayant d’avoir l’air aussi professionnelle que possible dans ces circonstances.
Les voisins se tenaient sur le trottoir. Beaucoup d’entre eux étaient en robe de chambre pour se protéger des fraîcheurs de la nuit. Cette sorte d’événement n’était pas courante dans un quartier riche comme Hancock Park. Niché entre Hollywood au nord et le quartier Mid-Wilshire au sud, c’était une enclave traditionnelle des riches de Los Angeles ou, du moins, un quartier aussi “traditionnellement riche” que l’on puisse en trouver dans une ville aussi peu intéressée par les traditions historiques.
Les personnes qui y habitaient n’étaient pas vraiment les stars du cinéma ou les magnats d’Hollywood que l’on pouvait trouver à Beverly Hills ou à Malibu. Ces maisons appartenaient aux gens qui avaient hérité de leur richesse et qui ne travaillaient pas tous. S’ils travaillaient, ce n’était souvent que pour lutter contre l’ennui. Cependant, ils n’avaient aucune raison de craindre de s’ennuyer ce soir. Après tout, un de leurs voisins était mort et tout le monde était curieux de savoir qui.
Jessie sentit un petit frisson quand elle monta aux escaliers de la porte de devant, qui était barrée d’un cordon de police jaune. C’était la première fois qu’elle arrivait sur une scène de crime sans être accompagnée par un inspecteur et cela signifiait que c’était la première fois qu’elle allait devoir montrer patte blanche pour accéder à une zone à accès réglementé.
Elle se souvint qu’elle avait vraiment été excitée quand on lui avait donné son badge. À l’appartement, elle s’était même entraînée quelques fois à le montrer à Lacy mais, maintenant, quand elle fouilla dans la poche de son manteau pour le retrouver, elle se sentit étonnamment nerveuse.
Elle aurait pu s’épargner cette inquiétude. L’agent de police qui se tenait en haut des escaliers regarda tout juste le badge avant de défaire le cordon de police et de la laisser passer.
Jessie trouva Hernandez et un autre inspecteur juste à l’intérieur du vestibule de la maison. Le jeune homme semblait avoir joué à la courte paille et perdu. L’ancienneté de l’agent Reid avait dû lui permettre de ne pas répondre à cet appel. Jessie se demanda pourquoi Hernandez n’avait pas mis en avant son rang, lui aussi. Il vit Jessie et l’invita à entrer d’un geste.
“Jessie Hunt, je ne sais pas si vous connaissez l’agent Alan Trembley. C’est l’inspecteur qui était de garde cette nuit et il va travailler avec moi sur cette enquête.”
Quand Jessie lui serra la main, elle ne put s’empêcher de remarquer que, avec ses cheveux blonds frisés mal coiffés et les lunettes qu’il avait au milieu de l’arête du nez, il avait l’air aussi perdu qu’elle.
“Notre victime est dans l’abri de la piscine”, dit Hernandez en commençant à marcher, prenant les devants. “Elle s’appelle Victoria Missinger, trente-quatre ans, mariée, sans enfants. Elle est dans un petit coin discret situé en dehors de la pièce principale et cela pourrait aider à expliquer pourquoi il nous a fallu si longtemps pour la trouver. Son mari a appelé cet après-midi et nous a dit que cela faisait des heures qu’il n’arrivait pas à entrer en contact avec elle. Comme on a craint que ce soit un enlèvement avec demande de rançon, nous n’avons effectué de fouille complète de la maison qu’il y a quelques heures de cela. Son corps a été trouvé par un chien de détection.”
“Bon sang”, marmonna Trembley, ce qui poussa Jessie à se demander s’il avait tant d’expérience que ça pour que la simple idée d’un chien de détection suffise à lui faire peur.
“Comment est-elle morte ?” demanda-t-elle.
“Le médecin légiste est encore sur place et on n’a pas encore effectué d’analyse de sang mais notre première théorie est une overdose d’insuline. On a trouvé une seringue près du corps. Elle était diabétique.”
“On peut mourir d’une overdose d’insuline ?” demanda Trembley.
“Oui, si on ne la traite pas”, dit Hernandez pendant qu’ils parcouraient un long hall qui menait de la maison à la porte de derrière. “De plus, on dirait qu’elle est restée seule dans la pièce pendant des heures.”
“J’ai la sensation qu’on traite pas mal d’incidents dus à des seringues ces derniers temps, inspecteur Hernandez”, fit remarquer Jessie. “Vous savez, je veux bien traiter des cas de meurtre par balle de temps à autre.”
“C’est une pure coïncidence, je vous l’assure”, répondit-il en souriant.
Ils sortirent et Jessie se rendit compte que la grande maison du devant cachait une arrière-cour encore plus grande. Une énorme piscine occupait la moitié de l’espace. L’abri de la piscine se trouvait au-delà. Hernandez alla vers lui et les deux autres le suivirent.
“Qu’est-ce qui vous pousse à soupçonner que ce n’était pas un simple accident ?” lui demanda Jessie.
“Je n’ai pas encore tiré de conclusions”, répondit-il. “Le médecin légiste pourra nous en dire plus dans la matinée mais Mme Missinger a eu le diabète toute sa vie et, selon son mari, elle n’avait jamais eu ce type d’accident. On dirait qu’elle savait prendre soin d’elle-même.”
“Avez-vous parlé au mari ?” demanda Jessie.
“Non”, répondit Hernandez. “Un agent de police en uniforme a pris sa déposition initiale. Actuellement, on s’occupe de lui dans la salle de petit déjeuner. Nous lui parlerons quand je vous aurai montré la scène.”
“Que savons-nous sur lui ?” demanda Jessie.
“Michael Missinger, trente-sept ans, héritier des pétrodollars Missinger. Il a vendu sa part il y a sept ans et créé un fonds spéculatif qui investit seulement dans les technologies écologiques. Il travaille dans le centre-ville, dans l’appartement-terrasse d’un de ces immeubles dont on ne peut voir le sommet qu’en penchant la tête en arrière.”
“Des antécédents ?” demanda Trembley.
“Vous rigolez ou quoi ?” dit Hernandez en riant. “Sur le papier, ce gars est blanc comme neige. Aucun scandale personnel. Aucun problème financier. Même pas une contravention. S’il a des secrets, ils sont bien cachés.”
Ils étaient arrivés à l’abri de la piscine. Un agent de police en uniforme enleva le cordon de police pour qu’ils puissent entrer. Jessie suivit Hernandez, qui prit les devants. Trembley arriva en dernier.
Quand elle entra, Jessie essaya de se vider la tête de toute pensée extérieure. C’était sa première affaire de meurtre de haut niveau et elle voulait que rien ne l’empêche de se concentrer sur son travail actuel. Elle voulait ne penser qu’à ce qui l’entourait.
L’abri de la piscine débordait de glamour vintage discret. Il lui rappela les cabanons qu’elle avait imaginé que les stars du cinéma des années 1920 utilisaient quand ils allaient à la plage. Le sofa long qui se trouvait au fond de la pièce principale avait une armature en bois mais les coussins luxueux qui le recouvraient avaient l’air d’inviter à la sieste.
La table basse semblait avoir été fabriquée à la main avec du bois de récupération, notamment de vieilles parties de coques de bateaux. Les œuvres d’art affichées sur les murs donnaient l’impression d’être d’origine polynésienne. À l’autre bout de la pièce se trouvait une table de billard de taille exceptionnelle. Le téléviseur à écran plat était caché derrière un rideau beige épais et d’apparence soyeuse qui, soupçonna Jessie, avait dû coûter plus cher que sa Mini Cooper. Rien ne semblait indiquer qu’il s’était passé quoi que ce soit de fâcheux en cet endroit.
“Où est le coin caché ?” demanda-t-elle.
Hernandez les fit passer derrière le bar qui courait le long du mur d’à côté. Jessie vit un autre cordon de police devant ce qui ressemblait à une armoire à linge. Hernandez enleva le cordon, ouvrit la porte du placard d’une main gantée puis entra et sembla disparaître.
Jessie le suivit et vit que le placard avait en effet des étagères avec des serviettes et des produits de nettoyage. Cependant, quand elle se rapprocha, elle vit une ouverture étroite qui se trouvait à droite, entre la porte et les étagères. Il semblait y avoir une porte coulissante en bois qui disparaissait dans le mur.
Jessie mit une paire de gants personnels et ferma la porte. Si on n’y regardait pas de près, on aurait dit qu’elle n’était qu’un panneau ordinaire du mur. Elle la rouvrit et entra dans la petite pièce où Hernandez l’attendait.
La pièce ne contenait pas grand-chose, juste une petite causeuse et une petite table en bois à côté. Par terre, il y avait une lampe qui avait apparemment été renversée. Quelques éclats de verre s’en étaient détachés et étaient tombés sur le tapis blanc en peluche.
Victoria Missinger était affalée sur la causeuse en une pose détendue qui aurait pu donner l’illusion qu’elle dormait. Une seringue était posée sur le coussin à côté d’elle.
Même morte, Victoria Missinger était une belle femme. Il était difficile d’évaluer sa taille mais elle était mince et avait l’air d’une femme qui allait régulièrement voir son coach. Jessie se dit qu’il faudrait qu’elle suive cette piste.
Elle avait la peau crémeuse et dynamique alors que la rigidité cadavérique commençait à s’installer. Jessie ne pouvait qu’imaginer ce à quoi elle avait pu ressembler quand elle avait été en vie. Elle avait de longs cheveux blonds qui lui couvraient une partie du visage mais pas assez pour cacher ses pommettes saillantes parfaitement dessinées.
“Elle était belle”, dit Trembley en minimisant sa beauté.
“Pensez-vous qu’elle s’est battue ?” demanda Jessie à Hernandez en montrant d’un signe de tête la lampe cassée qui gisait sur le tapis.
“C’est difficile d’en être sûr. Elle aurait pu renverser ça en essayant de se relever. Ou alors, cela pourrait vouloir dire qu’il y a eu une sorte de bagarre.”
“J’ai l’impression que vous avez une opinion mais que vous la gardez pour vous”, insista Jessie.
“Eh bien, comme je l’ai dit, je déteste tirer des conclusions trop vite mais j’ai trouvé ça un peu bizarre”, dit-il en montrant le tapis.
“De quoi parlez-vous ?” demanda-t-elle, incapable de discerner quoi que ce soit d’intéressant mis à part l’épaisseur du tapis.
“Voyez-vous que nos pieds ont laissé des empreintes très profondes dans le tapis ?”
Jessie et l’agent Trembley hochèrent la tête.
“Quand nous sommes entrés après que le chien l’a trouvée, il n’y avait aucune empreinte de pas.”
“Pas même les siennes ?” demanda Jessie qui commençait à comprendre la situation.
“Non”, répondit Hernandez.
“Qu’est-ce que ça veut dire ?” demanda Trembley, qui ne comprenait pas encore.