Jilly sanglotait à présent.
— Continue, dit Riley.
— Une nuit, il m’a dit qu’il voulait que je parte, dit Jilly. Il m’a dit que j’étais un poids mort, que je faisais que le ralentir, et qu’il en avait marre de moi. Il m’a foutue dehors. Il a refermé les portes et je pouvais plus rentrer.
Jilly avala sa salive avec difficulté.
— J’avais jamais eu si froid de toute ma vie. Même maintenant, il fait moins froid. J’ai trouvé un tuyau dans un fossé et je me suis glissée dedans. C’est là que j’ai passé la nuit. J’ai eu tellement peur. Des gens passaient, mais je voulais pas qu’ils me trouvent. Je pense pas qu’ils m’auraient aidée.
Riley ferma les yeux, imaginant Jilly dans son tuyau, au milieu de la nuit. Elle murmura :
— Et qu’est-ce qui s’est passé ?
Jilly poursuivit :
— Je me suis fait toute petite et je suis restée toute la nuit. J’ai pas vraiment dormi. Le lendemain matin, je suis rentrée à la maison, j’ai frappé et j’ai supplié mon père de me laisser entrer. Il m’a ignorée, comme si j’étais pas là. Alors je suis allée au relais routier. Il fait chaud, là-bas, et il y a à manger. Il y a des filles qui étaient gentilles avec moi, et je me suis dit que je ferais tout mon possible pour rester. Et c’est cette nuit-là que tu m’as trouvée.
Jilly s’était calmée, à mesure qu’elle racontait son histoire, comme si elle était soulagée de laisser enfin sortir ce mauvais souvenir. C’était Riley qui pleurait, à présent. Elle arrivait à peine à croire ce que Jilly avait vécu. Elle la prit dans ses bras et la serra fort.
— Plus jamais, dit Riley entre les sanglots. Jilly, je te le promets. Tu ne vivras plus jamais ça.
C’était une grande promesse, et Riley se sentit soudain fragile, faible et toute petite. Elle espéra qu’elle serait capable de tenir cette promesse.
CHAPITRE TROIS
La femme ne cessait de penser au pauvre Cody Woods. Il devait être mort maintenant. Elle en saurait plus en lisant le journal.
L’attente était longue et la rendait de mauvaise humeur, malgré le thé et son bol de muesli.
Quand va-t-on m’apporter ce journal ? se demanda-t-elle en jetant un œil à la pendule.
La livraison passait de plus en plus tard, ces derniers jours. Bien sûr, elle n’aurait pas ce problème-là avec un abonnement électronique, mais elle n’aimait pas lire les journaux sur un écran. Elle préférait s’asseoir dans une chaise confortable et profiter du bon vieux plaisir d’ouvrir le journal. Elle aimait même quand l’encre collait aux doigts.
Le livreur avait plus d’un quart d’heure de retard. Si ça continuait, elle serait obligée d’appeler pour se plaindre. Elle détestait faire ça. Ça lui laissait un mauvais goût dans la bouche.
Et puis, le seul moyen de savoir pour Cody, c’était de lire le journal. Elle ne pouvait tout de même pas appeler le centre de rééducation. Cela éveillerait des soupçons. Et les employés la croyaient déjà au Mexique avec son mari.
Ou plutôt, Hallie Stillians était au Mexique. Elle regrettait presque de ne plus être Hallie Stillians. Elle avait commencé à s’attacher à ce nom. Les employés du centre de rééducation lui avaient même préparé un gâteau le jour de son départ.
Elle sourit en y pensant. C’était un gâteau très coloré, décoré de sombreros, avec un message :
Buen Viaje, Hallie et Rupert !
Son mari imaginaire s’appelait Rupert. Elle allait regretter toutes les charmantes histoires qu’elle racontait sur lui.
Elle termina son bol de muesli et sirota son thé. Elle faisait son thé elle-même. C’était une vieille recette de famille. Elle en avait donné une autre à Cody quand il la lui avait demandée – et, bien sûr, l’ingrédient qu’elle avait glissé dans la tasse de Cody n’y figurait pas.
Elle se mit à chantonner…
Loin de chez lui,
Si loin de chez lui,
Ce bébé est si loin de chez lui.
Tu te languis,
Jour après jour,
Trop triste pour rire ou pour jouer.
Cody adorait cette chanson ! Et tous les patients l’adoraient. Et bien d’autres l’aimeraient tout autant. Cette pensée réchauffa le cœur de la femme.
Elle entendit alors quelque chose tomber mollement sur le perron. Elle se précipita pour ouvrir la porte. Son journal gisait par terre. Les mains tremblantes d’excitation, elle le ramassa et fila dans la cuisine. Elle l’ouvrit à la rubrique nécrologique.
Oui, l’annonce était là :
SEATTLE — Cody Woods, 49, originaire de Seattle …
Elle s’arrêta une seconde. C’était étrange. Elle était pourtant certaine qu’il avait cinquante ans. Elle lut la suite :
… décédé à l’hôpital de South Hills, Seattle, Wash.; Salon funéraire Sutton-Brinks, Seattle.
C’était tout. C’était un peu brusque, même pour un avis de décès.
Elle espéra qu’un avis plus long serait publié dans les prochains jours. Mais c’était peu probable. Qui l’aurait écrit ?
Cody était seul au monde, pour ce qu’elle en savait. Une femme était décédée, l’autre l’avait quitté, et ses deux enfants ne lui parlaient plus. Il avait à peine évoqué d’autres personnes – des amis, des parents, des collègues…
Qui s’en soucie ? se demanda-t-elle.
Une colère familière lui remonta dans la gorge.
De la colère contre les gens dans la vie de Cody Woods qui se fichaient bien de savoir s’il était mort ou vivant.
De la colère contre les employés souriants du centre de rééducation qui avaient fait semblant d’apprécier Hallie Stillians.
De la colère contre les gens, partout, avec leurs mensonges, leurs secrets et leur méchanceté.
Comme souvent, elle s’imagina en train de survoler le monde avec des ailes noires, semant la mort et la destruction parmi les méchants.
Et tout le monde était méchant.
Tout le monde méritait de mourir.
Même Cody Woods était méchant et il avait mérité de mourir.
Après tout, si personne ne l’aimait, quel genre d’homme était-il ?
Un homme abominable, sans doute.
Abominable et haineux.
— Bien fait pour lui, grogna-t-elle.
Sa colère disparut aussi vite qu’elle était venue. Elle eut honte d’avoir dit ça à voix haute. Elle n’en pensait pas un mot, bien sûr. Elle se rappela qu’elle ne devait ressentir que de l’amour envers les autres.
Et puis, il était l’heure d’aller travailler. Aujourd’hui, elle serait Judy Brubaker.
En se regardant dans le miroir, elle vérifia que sa perruque auburn était bien alignée et que la frange retombait de façon naturelle sur son front. Cette perruque lui avait coûté cher et personne n’avait jamais remarqué que ce n’étaient pas ses vrais cheveux. Sous la perruque, les cheveux blonds et courts de Hallie Stillians avaient été teints en brun sombre et coupés de différente manière.
Il ne restait plus aucune trace de Hallie, ni dans sa garde-robe, ni dans ses manies.
Elle ramassa une paire de lunettes de lecture rouges et les suspendit à son cou, avec un cordon.
Elle sourit avec satisfaction. Elle avait eu raison d’investir dans de bons accessoires. Judy Brubaker méritait ce qu’il y avait de mieux.
Tout le monde aimait Judy Brubaker.
Et tout le monde adorait la chanson que Judy Brubaker chantait souvent. Une chanson qu’elle chanta à tue-tête en se préparant pour aller travailler.
Ne pleure pas,
Fais de beaux rêves,
Abandonne-toi au sommeil.
Plus de soupirs,
Ferme les yeux
Et tu seras chez toi en rêve.
Sa paix intérieure menaçait de déborder. Elle en avait assez pour la partager avec le monde entier. Elle avait apporté la paix à Cody Woods.
Et bientôt, elle apporterait la paix à quelqu’un qui en avait besoin.
CHAPITRE QUATRE
Le cœur de Riley battait fort dans sa poitrine, et sa respiration lui brûlait les poumons. Une mélodie familière lui trottait dans la tête :
« Follow the yellow brick road… »
Malgré ses efforts et son essoufflement, Riley était amusée. C’était une froide matinée, et elle faisait la course à obstacles de Quantico. On appelait cette course la « route de brique jaune ».
C’étaient les Marines qui l’avaient construite et qui l’avaient baptisée aisi. Des briques jaunes marquaient chaque mile parcouru. Quand un débutant du FBI terminait la course, on lui donnait une brique jaune en récompense.
Riley avait gagné la sienne des années plus tôt. Mais, de temps en temps, elle refaisait le parcours, pour savoir si elle en était toujours capable. Après l’émotion et le stress de ces derniers jours, elle avait bien besoin d’un peu d’exercice pour se vider la tête.
Elle venait de passer une série d’obstacles difficiles, et elle avait déjà croisé trois briques. Elle avait escaladé un mur, sauté par-dessus des barrières et elle s’était jetée à travers une fenêtre. A présent, elle était montée sur un rocher à l’aide d’une corde. Elle descendit en rappel de l’autre côté.
En sautant au sol, elle leva les yeux vers Lucy, une jeune agente avec laquelle elle aimait travailler et s’entraîner. Lucy avait joyeusement accepté d’être sa partenaire d’entraînement. Essoufflée et appuyée sur le rocher, Lucy tourna la tête vers Riley qui s’exclama :
— Tu n’arrives pas à suivre le rythme d’une vieille comme moi ?
Lucy éclata de rire.
— J’y vais doucement. Je préfère que tu te ménages… à ton âge !
— Eh, ne te retiens pas pour me faire plaisir ! s’écria Riley. Fais de ton mieux.
Riley avait quarante ans, mais elle n’avait jamais ralenti à l’entrainement. Force et rapidité étaient nécessaires sur le terrain. Cela pouvait sauver des vies, y compris celle de Riley.
Mais en voyant arriver l’obstacle suivant, Riley se renfrogna : c’était une piscine d’eau froide et boueuse surmontée de fils barbelés.
Cela commençait à se corser.
Riley portait des vêtements chauds et une parka waterproof, mais cela ne suffirait pas : elle finirait trempée et gelée.
Attention les yeux…, pensa-t-elle.
Elle se jeta dans la boue. La température de l’eau lui fit l’effet d’un choc électrique. Elle s’obligea à avancer, en s’aplatissant le plus possible quand elle sentit les barbelés effleurer son dos.
Un engourdissement familier la saisit, ainsi qu’un souvenir désagréable.
Riley rampait sous le plancher de la maison. Elle venait de s’échapper de la cage où un psychopathe armé d’un chalumeau la retenait prisonnière. Dans le noir, elle avait perdu la notion du temps.
Elle avait réussi à ouvrir la porte. A présent, elle rampait à l’aveuglette, à la recherche d’une issue. Il avait plu récemment, et la boue était froide et collante.
Tout son corps était engourdi par le froid, et un profond désespoir lui remonta dans la gorge. Elle était trop faible, à cause du manque de sommeil et de la faim.
Je ne vais pas y arriver, pensa-t-elle.
Elle devait chasser ces idées noires. Elle devait continuer à chercher. Si elle ne sortait pas d’ici, il finirait par la tuer, comme il avait tué les autres.
— Riley, ça va ?
La voix de Lucy la tira brusquement de ses pensées. C’était un de ses souvenirs les plus atroces. Elle n’oublierait jamais l’expérience traumatisante qu’elle avait vécue. C’était d’autant plus vrai qu’April avait souffert aux mains du même psychopathe. Riley se demanda si elle serait un jour débarrassée de ces étranges visions du passé.
Et April ? En serait-elle débarrassée ?
Riley réalisa qu’elle s’était arrêtée au milieu de la piscine de boue. Derrière elle, Lucy attendait qu’elle vienne à bout de l’obstacle.
— Je vais bien, dit Riley. Désolée de t’avoir fait attendre.
Elle s’obligea à avancer. Au bout de l’obstacle, elle bondit sur ses pieds et rassembla ses pensées. Puis elle s’élança sur le sentier, certaine que Lucy la suivait de près. Elle connaissait déjà l’obstacle suivant : un filet suspendu. Ensuite, il resterait deux miles à parcourir, et encore quelques obstacles difficiles.
*
Au bout des six miles, Riley et Lucy passèrent la ligne d’arrivée, bras dessus bras dessous, essoufflées, en riant et en se félicitant l’une l’autre. Riley remarqua avec surprise que son partenaire de longue date l’attendait. Bill Jeffreys était un homme de haute stature, du même âge que Riley.
— Bill ! s’exclama Riley, la respiration sifflante. Qu’est-ce que tu fais là ?
— Je te cherchais, dit-il. On m’a dit que je te trouverais là. Je n’en ai pas cru mes oreilles… En plein hiver ! Tu es maso ?
Riley et Lucy éclatèrent de rire.
Lucy dit :
— C’est peut-être moi qui suis maso. J’espère que je pourrai faire la route de brique jaune avec l’énergie de Riley quand j’aurai son grand âge.
Riley lança à Bill d’un ton taquin :
— Je suis partante pour recommencer. Tu viens avec moi ?
Bill secoua la tête, en étouffant un rire.
— Non, non, dit-il. J’ai toujours ma vieille brique jaune et je m’en sers pour caler les portes. Une seule, ça me suffit. Par contre, j’aimerais tenter la brique verte. Qui est avec moi ?
Riley éclata de rire. La fameuse brique verte, c’était une blague du FBI : on la promettait aux agents qui fumaient trente-cinq cigares pendant trente-cinq nuits d’affilée.
— Non merci, dit-elle.
Bill redevint soudain sérieux.
— Je suis sur une nouvelle affaire, Riley, dit-il. Et j’ai besoin de ton aide. J’espère que ça ne te dérange pas. Je sais que tu viens de terminer la précédente.
Bill avait raison. Riley avait l’impression d’avoir arrêté Orin Rhodes seulement la veille.
— Tu sais, je viens de ramener Jilly à la maison. J’essaye de la mettre à l’aise dans sa nouvelle vie. Nouvelle école… Tout est nouveau.
— Comment va-t-elle ? demanda Bill.
— Elle est imprévisible, mais elle fait des efforts. Elle est contente d’appartenir à une famille. Je pense qu’elle va avoir besoin d’aide.
— Et April ?
— Elle va très bien. Je n’arrive toujours pas à croire qu’elle se soit défendue comme ça face à Rhodes. Elle est devenue plus forte. Et elle aime beaucoup Jilly.
Après un bref silence, elle ajouta :
— Sur quoi tu travailles, Bill ?
Bill ne répondit pas tout de suite.
— J’allais justement voir le chef, dit-il. J’ai vraiment besoin de ton aide, Riley.
Riley dévisagea son partenaire et ami. Son désarroi était évident. Quand il disait une chose pareille, c’était qu’il le pensait vraiment. Riley se demanda ce qui se passait.
— Donne-moi le temps de prendre une douche et d’enfiler des vêtements secs, dit-elle. Je te retrouve au bureau.
CHAPITRE CINQ
Le chef d’équipe Brent Meredith n’était pas du genre à perdre du temps avec les banalités d’usage. Riley le savait d’expérience. En entrant dans son bureau après sa course, elle ne s’attendait pas à des questions polies sur sa santé, sa maison ou sa famille. Il pouvait se montrer prévenant et chaleureux, mais ces moments étaient rares. Aujourd’hui, il irait droit au but. Ce qu’il avait à dire était toujours urgent.
Bill était déjà là. Il paraissait inquiet. Elle saurait bientôt pourquoi.
Dès que Riley fut assise, Meredith se pencha vers elle, par-dessus son bureau, son anguleuse mâchoire et ses traits afro-américains plus intimidants que jamais.
— Commençons par le commencement, agent Paige, dit-il.
Riley attendit qu’il reprenne la parole, pour lui poser une question ou lui donner un ordre. Au lieu de cela, il la fixa du regard.
Riley comprit rapidement ce qu’il avait en tête.
Meredith prenait soin de ne pas poser la question à voix haute. Riley lui en fut reconnaissante. Un tueur était toujours dans la nature. Il s’appelait Shane Hatcher. Il s’était évadé de Sing Sing, et Riley avait été chargée de le retrouver. C’était même sa dernière mission.
Elle avait échoué. En vérité, elle n’y avait pas mis tout son cœur, et on avait confié le dossier à d’autres agents. Eux non plus n’avaient pas encore réussi.
Shane Hatcher était un génie criminel, devenu en prison un expert en criminologie. Riley lui avait parfois rendu visite pour lui demander son avis sur des dossiers difficiles. Elle le connaissait assez bien pour savoir qu’il ne représentait pas un danger pour la société. Hatcher suivait un code moral étrange mais très strict. Il avait tué un homme depuis son évasion – un vieil ennemi qui était également un dangereux criminel. Riley pensait qu’il ne tuerait personne d’autre.