Son père avait été colonel dans les Marines – un père sévère, rigide, incapable d’aimer ou de pardonner. Les années qui avaient suivi le meurtre, il avait reproché à Riley de n’avoir rien fait. Son jeune âge n’avait pas d’importance.
« T’aurais pu tout aussi bien tirer toi-même, pour tout le bien que ça lui a fait. » lui avait-il dit.
Il était mort l’année dernière sans jamais lui pardonner.
Riley essuya sa joue humide et regarda par le hublot le paysage se traîner lentement, des kilomètres plus bas.
Comme souvent, elle réalisa qu’elle et Bill avaient beaucoup de choses en commun. Tous deux étaient hantés par l’injustice et la tragédie. Depuis qu’ils travaillaient ensemble, ils combattaient les mêmes démons et repoussaient les mêmes fantômes.
Malgré son inquiétude de laisser Jilly et toute sa vie à la maison, Riley sut qu’elle avait pris la bonne décision. Chaque fois qu’elle travaillait avec Bill, leur relation en sortait plus solide et plus profonde. Ce ne serait pas différent, cette fois.
Ils résoudraient ces meurtres. Riley en était certaine. Mais qu’est-ce qu’ils y gagneraient ou perdraient ?
Peut-être que nous pourrons guérir un peu, pensa Riley. Ou peut-être que nous ne ferons que raviver de pénibles souvenirs.
Cela n’avait pas d’importance. Ils se soutenaient l’un l’autre pour venir à bout de tous les dossiers, même les plus difficiles.
Et maintenant, ils avaient un crime détestable sur les bras.
CHAPITRE SEPT
Quand l’avion atterrit sur le tarmac de l’aéroport international Seattle-Tacoma, une averse battait les hublots. Riley regarda sa montre. A la maison, il était deux heures de l’après-midi, mais il n’était encore que onze heures du matin à Seattle. Ils avaient le temps d’avancer sur le dossier.
Alors qu’ils se dirigeaient vers la porte, le pilote sortit de la cabine et leur donna à chacun un parapluie.
— Vous en aurez besoin, dit-il en souriant. L’hiver, c’est la pire saison dans cette région.
En sortant, Riley se dit qu’il devait avoir raison. Elle lui fut reconnaissante de lui avoir donné un parapluie. Elle aurait dû s’habiller plus chaudement. Il faisait froid et humide.
Un SUV se gara au bord de la piste d’atterrissage. Deux hommes en pardessus en sortirent et se précipitèrent vers l’avion. Ils se présentèrent comme étant les agents Havens et Trafford du bureau de Seattle.
— Nous vous emmenons chez le médecin légiste, dit l’agent Havens. Le chef de l’équipe d’investigation vous attend là-bas.
Bill et Riley montèrent dans la voiture, et l’agent Trafford démarra sous la saucée. Riley apercevait à peine des hôtels au bord de la route. Il devait y avoir beaucoup d’activité, mais on n’y voyait goutte.
Elle se demanda si elle pourrait seulement voir Seattle pendant son séjour.
*
Dès qu’ils furent assis dans la salle de conférence du département de la médecine légale, Riley sentit qu’il y avait un problème. Elle échangea un regard entendu avec Bill. Lui aussi avait senti la tension dans l’air.
Le chef d’équipe Maynard Sanderson était un homme imposant, à la mâchoire carrée. On aurait dit un croisement entre un militaire de haut-rang et un prêcheur évangélique.
Sanderson foudroyait du regard un homme corpulent, affublé d’une énorme moustache qui lui donnait l’air contrarié. On l’avait présenté à Riley et Bill sous le nom de Perry McCade. C’était le chef de la police de Seattle.
Le langage corporel des deux hommes, ainsi que la place qu’ils avaient choisie autour de la table, révélait de nombreuses informations. Pour une raison encore inconnue, les deux hommes ne voulaient pas se voir, encore moins se parler. Et Riley sentit qu’ils ne voulaient pas non plus parler aux agents de Quantico.
Elle se rappela ce que lui avait dit Brent Meredith.
« Ne vous attendez pas à un accueil chaleureux. Ni les flics du coin, ni les fédéraux ne seront contents de vous voir. »
Dans quel guêpier Bill et Riley s’étaient-ils fourrés ?
Une lutte sans merci pour le pouvoir faisait rage, dans le plus grand silence. Et dans quelques minutes, ce serait une bataille des mots.
Le chef du département de la médecine légale Prisha Shankar semblait étonnamment à l’aise. C’était une femme à la peau foncée, de l’âge de Riley, visiblement d’un tempérament stoïque et imperturbable.
Après tout, elle est sur son territoire, se dit Riley.
L’agent Sanderson prit la liberté de lancer la réunion.
— Agents Paige et Jeffreys, dit-il. Je suis ravi que vous aillez pu venir.
Le ton glacé de sa voix disait tout le contraire.
— Ravi de vous aider, dit Bill d’un ton hésitant.
Riley se contenta de sourire.
— Messieurs, reprit Sanderson, ignorant la présence de deux femmes. Nous sommes réunis pour enquêter sur deux meurtres, qui pourraient être l’œuvre d’un tueur en série basé ici, dans la région de Seattle. C’est à nous de l’arrêter avant qu’il ne fasse d’autres victimes.
Le chef de police McCade grogna assez fort pour qu’on l’entende.
— Vous avez un commentaire, McCade ? demanda froidement Sanderson.
— Ce n’est pas un tueur en série, marmonna McCade, et ce n’est pas une affaire pour le FBI. Mes policiers ont la situation sous contrôle.
Riley commençait à comprendre. Meredith leur avait dit que les autorités locales pataugeaient. La raison devenait évidente. Personne ne parvenait à se mettre d’accord.
Le chef de police McCade en voulait au FBI de s’imposer sur une affaire de meurtre. Et Sanderson était vexé que le FBI lui ait envoyé des agents de Quantico pour mettre tout le monde au pas.
Une vraie tempête, pensa Riley.
Sanderson se tourna vers le médecin et dit :
— Docteur Shankar, peut-être pourriez-vous nous résumer les informations.
Visiblement insensible à la tension ambiante, le docteur Shankar appuya sur le bouton d’une télécommande pour faire apparaître une image sur le mur du fond. C’était une photo d’identité d’une femme au physique assez banal, avec des cheveux raides de couleur châtain.
Shankar dit :
— Il y a un mois et demi, une femme nommée Margaret Jewell est morte chez elle, dans son sommeil, de ce qui semblait être une attaque cardiaque. Elle se plaignait depuis la veille de douleurs articulaires mais, selon sa conjointe, cela n’avait rien d’inhabituel. Elle souffrait de fibromyalgie
Shankar appuya à nouveau sur le bouton et fit apparaître une autre photo d’identité. Celle-ci montrait un homme d’âge mûr, au visage doux et mélancolique.
Elle dit :
— Il y a quelques jours, Cody Woods a été admis à l’hôtel de South Hills pour des douleurs à la poitrine. Il se plaignait aussi de douleurs articulaires, mais ce n’était pas non plus surprenant : il avait de l’arthrite et on l’avait opéré du genou une semaine plus tôt. Quelques heures après, il est mort à son tour de ce qui semblait être une attaque cardiaque.
— Aucun rapport entre les deux morts…, marmonna McCade.
— Alors, maintenant, vous dites que ce ne sont pas des meurtres, ni l’un, ni l’autre ? dit Sanderson.
— Margaret Jewell, sans doute, dit McCade. Cody Woods, certainement pas. Ça brouille les pistes. Si vous nous laissiez bosser, moi et mes gars, on finirait par découvrir le fin mot de l’histoire.
— Vous avez enquêté pendant un mois et demi sur le dossier Jewell, dit Sanderson.
Le docteur Shankar esquissa un sourire énigmatique devant la dispute de McCade et Sanderson. Puis elle appuya à nouveau sur le bouton. Deux photos apparurent.
Toute la salle se tut, et Riley sursauta.
Les hommes sur les photos semblaient venir du Moyen-Orient. Riley ne connaissait pas l’un d’eux, mais elle reconnaissait l’autre.
C’était Saddam Hussein.
CHAPITRE HUIT
Riley fixa du regard l’image sur l’écran. Où le médecin légiste voulait-elle en venir avec cette photo de Saddam Hussein ? L’ancien chef d’état en Irak avait été exécuté en 2006 pour crimes contre l’humanité. Quel rapport avec le tueur en série de Seattle ?
Après avoir fait son petit effet, le docteur Shankar reprit la parole.
— Je suis sûre que vous reconnaissez l’homme à gauche. A droite, il s’agit de Majidi Jehad, un dissident chiite au régime de Saddam. En mai 1980, Jehad a reçu l’autorisation de se rendre à Londres. Quand il est allé récupérer son passeport dans un commissariat de Bagdad, on lui a proposé un verre de jus d’orange. Il a quitté le pays, visiblement sain et sauf. Il est mort peu après son arrivée à Londres.
Le docteur Shankar fit apparaître d’autres images de personnes probablement originaires du Moyen-Orient.
— Il est arrivé la même chose à tous ces hommes. Saddam a liquidé des centaines d’opposants à son régime de cette manière. Dans certains cas, ils sortaient de prison et on leur offrait un verre pour fêter leur libération. Aucun n’a vécu très longtemps.
Le chef McCade hocha la tête d’un air entendu.
— Empoisonnement au thallium, dit-il.
— C’est exact, dit le docteur Shankar. Le thallium est un élément chimique. On peut en faire une poudre sans odeur, sans couleur et sans goût, soluble dans un liquide. C’était le poison préféré de Saddam Hussein. Mais ce n’est pas lui qui a inventé cette stratégie pour se débarrasser de ses ennemis. On l’appelle souvent « le poison de l’empoisonneur » parce qu’il agit très lentement et produit des symptômes qui peuvent induire les médecins en erreur.
Elle appuya à nouveau sur le bouton de sa télécommande. D’autres photos apparurent, notamment celle du dictateur cubain Fidel Castro.
Elle dit :
— En 1960, les services secrets français ont fait usage du thallium pour tuer le chef de la révolution camerounaise Félix-Roland Moumié. Et on pense que la CIA a souvent essayé d’utiliser cette stratégie, mais en vain, pour assassiner Fidel Castro. L’idée était de glisser du thallium dans les chaussures de Castro. Si la CIA avait réussi, il serait décédé d’une mort lente, douloureuse et humiliante. Les poils de sa célèbre barbe seraient tombés avant sa mort.
Elle appuya sur sa télécommande, et les visages de Margaret Jewell et de Cody Woods reparurent.
— Je vous explique tout cela pour vous faire bien comprendre que nous avons affaire à un tueur intelligent, dit Shankar. J’ai trouvé des traces de thallium dans les deux corps. Je ne doute pas une seule seconde qu’ils ont été assassinés par la même personne.
Le docteur Shankar embrassa l’assemblée du regard.
— Des commentaires ? demanda-t-elle.
— Ouais, dit le chef McCade. Je pense qu’il n’y a pas de rapport entre les deux morts.
Son commentaire prit Riley par surprise, mais pas le docteur Shankar.
— Pourquoi cela, chef McCade ? demanda-t-elle.
— Cody Woods était plombier, répondit-il. Il aurait pu être exposé au thallium, non ?
— C’est possible, dit le docteur Shankar. Les plombiers sont souvent exposés à des substances toxiques, comme l’amiante ou des métaux lourds, notamment l’arsenic et le thallium. Mais je ne pense pas que ce soit le cas de Cody Woods.
Sa certitude intrigua Riley.
— Pourquoi ? demanda-t-elle.
Le docteur Shankar fit apparaître les rapports toxicologiques.
— Les deux corps ne présentent pas les symptômes habituels d’un empoisonnement au thallium, dit-elle. Perte de cheveux, fièvre, vomissements, douleurs abdominales… Comme je vous l’ai dit, les deux victimes se sont plaints de douleurs articulaires, rien de plus. Ils sont décédés d’une mort foudroyante, laissant penser à une banale attaque cardiaque. Sans la compétence de mon équipe, nous serions passés à côté de l’empoisonnement au thallium.
Bill ne partageait pas la fascination de Riley.
— Alors, de quoi s’agit-il ? D’un thallium revisité ? demanda-t-il.
— Quelque chose comme ça, répondit le docteur Shankar. Mon équipe travaille pour recomposer le cocktail chimique. Ce dont nous sommes certains, c’est de la présence de ferrocyanure de potassium – un élément chimique que vous connaissez peut-être car on l’utilise pour faire le fameux bleu de Prusse. C’est étrange, parce que le bleu de Prusse est le seul antidote connu à l’empoisonnement au thallium.
La moustache du chef McCade frémit.
— Cela n’a pas de sens, grogne-t-il. Pourquoi l’empoisonneur donnerait-il à la fois le poison et l’antidote ?
Riley devina :
— C’est peut-être le seul moyen de déguiser les symptômes de l’empoisonnement ?
Le docteur Shankar acquiesça.
— C’est également mon hypothèse. La composition est très complexe et nous n’en comprenons pas encore très bien les effets, mais tous les éléments permettent sans doute de diminuer les symptômes visibles. La personne qui a fabriqué la mixture sait ce qu’elle fait. Elle doit être calée en pharmacologie et en chimie.
Le chef McCade tambourina des doigts sur la table.
— Je n’y crois pas, dit-il. Votre analyse du premier corps a dû influencer la seconde. Vous avez trouvé ce que vous cherchiez.
Pour la première fois, le visage du docteur Shankar montra sa surprise. Riley était également stupéfaite que le chef de police ait le culot de remettre en doute l’expertise du médecin légiste.
— Pourquoi dites-vous cela ?
— Parce que nous avons un suspect en béton pour le meurtre de Margaret Jewell, dit-il. Elle était mariée à une autre femme, nommée Barbara Bradley — on l’appelle Barb. Les amis et les voisins du couple disent qu’ils avaient des problèmes. Des grosses disputes qui réveillaient les voisins. Bradley a un casier judiciaire. Les gens disent qu’elle a un caractère explosif. Elle l’a fait. Nous en sommes tous certains.
— Pourquoi ne l’avez-vous pas arrêtée ? demanda l’agent Sanderson.
Le chef McCade se redressa, comme pour se défendre physiquement contre une attaque.
— Nous l’avons interrogée chez elle, dit-il. Mais elle est maligne. Nous n’avons pas encore assez de preuves pour l’inculper. On y travaille. Ça prend du temps.
L’agent Sanderson esquissa un rictus.
Il dit :
— Eh bien, pendant que vous y travailliez, votre suspect en béton a tué quelqu’un d’autre. Il va falloir accélérer l’allure. Elle va peut-être recommencer.
Le chef McCade s’empourpra de colère.
— Vous vous plantez sur toute la ligne, dit-il. Je vous dis que l’assassinat de Margaret Jewell est un meurtre isolé. Barb Bradley n’avait aucune raison de tuer Cody Woods, pour ce qu’on en sait.
— Pour ce que vous en savez, répéta Sanderson d’une voix étouffée.
Les tensions sous-jacentes remontaient à la surface. Riley espéra que la réunion ne se finirait pas en bataille rangée.
Pendant ce temps, son cerveau cataloguait les informations.
Elle demanda au chef McCade :
— Et la situation financière du couple Jewell et Bradley ?
— Pas terrible, dit-il. Classe moyenne inférieure. En fait, nous pensons que cela fait partie du mobile.
— Que fait Barb Bradley dans la vie ?
— Elle fait des livraisons pour un service de nettoyage, dit McCade.
Une hypothèse se dessinait dans la tête de Riley. C’étaient les femmes qui utilisaient le plus souvent du poison pour tuer. Et en faisant des livraisons, celle-ci aurait pu avoir accès à des structures sanitaires. Riley devait parler à Barb Bradley.
— J’aimerais son adresse, dit-elle. L’agent Jeffreys et moi-même, nous aimerions l’interroger.
Le chef McCade la dévisagea avec stupéfaction.
— Je vous l’ai dit : c’est déjà fait.
Mais ça n’a pas suffi, pensa Riley.
Elle se retint de le dire à voix haute.
Bill intervint :
— Je suis d’accord avec l’agent Paige. Nous devrions aller interroger Barb Bradley nous-mêmes.
Le chef McCade eut l’air offensé.
— Je ne vous laisserai pas faire, dit-il.
Riley savait que le chef d’équipe du FBI, l’agent Sanderson, pouvait l’y obliger. Mais quand elle se tourna vers lui pour obtenir son accord, elle se rendit compte qu’il la fusillait du regard.