Le lieutenant Hillman leva la main en signe de calme et de silence. À la surprise de Keri, tout le monde obtempéra.
— J'ai envoyé une copie de la lettre au Docteur Freeney chez lui. Il la regarde en ce moment. Nous aurons probablement un retour rapidement. En attendant, d'autres idées ? Sands ?
Ray était resté assis en silence, frottant le sommet de son crâne chauve, se contentant d'observer et d'écouter. Sous cet angle, Keri pouvait clairement voir le reflet des lumières du poste dans son œil gauche en verre remplaçant celui qu'il avait perdu en boxant. Il releva les yeux et elle sut ce qu'il en pensait avant même qu'il ne parle.
— J'aurais tendance à être d'accord avec Franck. Cette lettre est tellement exagérée qu'il est difficile d'y croire. Tout est tellement surjoué. À l'exception de la partie à propos de demander de l'argent et où l'apporter. Cette partie est vraiment directe ; plutôt commode si vous voulez mon avis. Mais...
— Quoi ? demanda Hillman.
— Eh bien, je ne suis pas sûr que ça fasse une différence. Nous en savons si peu et nous n'avons pas beaucoup de temps. Qu'il soit un psychopathe ou un escroc, il y a quand même une livraison pour lui dans quelques heures.
— Je ne suis pas sûre d'être d'accord, dit finalement Keri. Elle n'aimait pas contredire son partenaire en public quelles que soient les circonstances, et surtout pas avec la façon dont les choses se passaient entre eux en ce moment. Mais ce moment ne les concernait pas. Il concernait le travail et retrouver cette fille. Keri n'avait jamais tenu sa langue à propos d'une affaire jusqu'à présent, et elle n'allait pas commencer maintenant, peu importe les conséquences personnelles.
— Écoutez, je ne sais pas exactement si ce gars nous ment ou si c'est vrai. Mais je pense qu'il est important de savoir lequel est vrai. S'il fait juste semblant d'être un genre de fanatique religieux et que c'est juste pour l'argent, je préférerais. Ça serait transactionnel pour lui, pas personnel. Et ce scénario est beaucoup plus prévisible. Ça signifie qu'il est plus susceptible de se montrer. Et c'est plus prioritaire pour lui de garder Jessica en vie.
— Mais tu n'y crois pas, dit Ray, prouvant qu'il la connaissait aussi bien qu'elle le connaissait.
— Je suis sceptique. Je pense qu'il est possible que l'histoire de l'argent était aussi directe parce qu'il n'y croyait pas vraiment et il disait juste ce qui était attendu d'une demande de rançon. Et si c'était la partie fausse et que la vraie concerne les trucs fous ? Je veux dire que le contraste entre ces deux parties est si radical que ça en est ridicule. Le langage « exagéré » semble refléter sa passion.
— « Semble », interrompit Brody. Keri se rappela qu'elle devait garder la tête froide. L'indolent essayait de la provoquer, espérant l'agacer pour rendre son argument moins crédible. Elle hocha la tête poliment et continua.
— Oui Franck, semble. Je ne prétends pas tout savoir avec certitude. Mais tout ce baratin sur le fait de la libérer de son propre esprit maléfique, la machinerie du Seigneur, c'est assez détaillé, comme s'il avait développé un genre de liturgie personnelle pour refléter sa propre religion tordue, une dont il soit au contrôle, comme s'il était le Pape de sa propre foi démentielle. Et si c'est vrai, nous avons un problème bien plus important.
— Comment ça ? demanda Edgerton.
— Parce que s'il s'agit vraiment de purifier les esprits et de faire plaisir à sa divinité, alors il ne se soucie vraiment pas de l'argent. Il se peut que ce soit juste sa façon de justifier l'enlèvement en terme social. Il se dit que c'est une question d'argent pour qu'il parvienne à fonctionner normalement. Mais au fond, il sait que c'est juste une excuse, que la vraie raison qui l'a poussé à l'enlever est bien plus profonde et sombre.
— Alors Locke, dit Hillman, vous suggérez que ce gars est en proie à une sorte de lutte intérieure et que l'argent est juste un moyen de se cacher à lui-même ce qu'il veut vraiment faire à la fille ?
— Peut-être.
— Ça semble un peu tiré par les cheveux, dit-il. À part le langage qu'il utilise, qu'est-ce que vous avez pour appuyer votre théorie ?
— Ce n'est pas seulement le langage, lieutenant. Le fait même qu'il propose de la rendre, de laisser son propre père la purifier, suggère qu'il essaye peut-être de combattre cette chose, qu'il essaye de trouver une « sortie », un moyen de ne pas la libérer du démon en la tuant.
Elle s'arrêta de parler et regarda les visages de ses collègues autour d'elle, qui étaient un mélange de scepticisme et de fascination sincère. Même Hillman semblait se poser des questions.
— Ou il pourrait juste vouloir l'argent et ton baratin est un ramassis de conneries comme lui, dit Brody avec dérision. Son commentaire sembla balayer toute les bonnes volontés et Keri sentit tout le monde se retrancher dans une bulle de sécurité.
— Tu es un homme de Cro-Magnon ! dit Castillo, dégoûtée.
— Ah ouais ? cracha-t-il. Je pense que tu aurais bien besoin de te faire tirer par les cheveux.
— Tu veux partir maintenant, vieillard ? dit Castillo, faisant un pas vers lui. Je vais botter ton cul de baleine et te renvoyer dans l'océan.
— Assez ! cria Hillman. Nous avons une fille de douze ans à sauver et nous n'avons pas le temps pour ces conneries. Et Brody, un autre commentaire sexiste pareil et je retiens votre salaire pour le reste de votre fichue carrière, même si c'est seulement un mois, compris ?
Brody referma la bouche à contrecœur. Castillo n'avait pas l'air d'en avoir fini, Keri posa alors sa main sur son épaule et l’emmena à l'écart.
— Laisse tomber, Jamie, murmura-t-elle dans sa barbe. Le gars est à un burrito de la crise cardiaque. Tu ne veux pas qu'on te blâme quand il s'effondrera.
Castillo gloussa malgré sa colère. Elle était sur le point de répondre lorsque le détective Manny Suarez entra dans la pièce. Manny ne ressemblait pas à grand-chose, avec sa longue barbe, ses poignées d'amour et ses yeux aux paupières lourdes qui rappellent à Keri le nain Dormeur. Mais c'était un détective coriace et compétent. Et plus important encore en ce moment, il revenait du bureau FedEx d'où la demande de rançon avait été postée. Keri espérait qu'il apportait de bonnes nouvelles.
— Donnez-moi quelque chose de positif, dit Hillman.
Suarez secoua la tête en s'asseyant à la table de la salle de conférence, et sortit une facture solitaire de l'enveloppe qu'il tenait. Il la plaqua sur la table.
— Voilà, dit-il. C'est le seul morceau de preuve tangible que j'ai pu récupérer au magasin FedEx. Il y a l'heure et la date d'achat, qui a été payé en espèces. C'est tout.
— Il n'y avait aucune vidéo de surveillance correspondant à l'heure de l'achat ? demanda Hillman.
— Si mais c'est presque inutile. La caméra extérieure montre quelqu'un rentrer. Mais cette personne porte un sweat-shirt ample avec une capuche et des lunettes de soleil. Je l'ai fait tourner, mais ça ne va pas aider beaucoup. C'est même difficile de dire si c'est un homme ou une femme.
— Et à l'intérieur du magasin FedEx ? demanda Castillo.
Suarez sortit un deuxième bout de papier de l'enveloppe et le posa également sur le bureau. Cela ressemblait à une photo mais c'était essentiellement blanc avec du noir sur les bords.
— Voilà une image tirée de la caméra intérieure, dit-il. On dirait qu'il utilise des lunettes à réfraction laser qui ont fait tout sauter à l'écran. C'est à ça que ressemble la séquence toute la durée de la présence de la personne.
— C'est de la technologie hardcore, remarqua Edgerton, impressionné. Habituellement, ce genre de chose n'est utilisé que dans les vols de pointe.
— Et les autres caméras ? demanda Ray. Celles qu'il n'a pas regardé directement.
— Elles n'étaient pas affectées. Mais le suspect est resté hors du champ de chacune d'entre elles. C'est comme s'il savait exactement où se trouverait chaque caméra et restait hors de leurs portées à l’exception de la seule qu'il ne pouvait éviter derrière le comptoir. Et c'est celle-là qu'il a fait sauter.
— J'imagine qu'il a aussi évité toutes les caméras extérieures en sortant ? devina Keri. Aucune chance qu'il marche jusqu'à sa voiture et qu'on puisse avoir un modèle ou une plaque d'immatriculation ?
— Aucune chance, confirma Suarez. Nous le voyons tourner au coin de la rue. Mais la direction qu'il prend mène vers une zone industrielle dans laquelle aucun commerce n'est équipé de caméra. Il pourrait partir n'importe où à partir de là.
— Je déteste en rajouter une couche, dit Edgerton, étudiant l'ordinateur portable devant lui. Mais j'ai d'autres mauvaises nouvelles. Le sac à dos et le vélo de Jessica n'ont rien donné. Les experts viennent juste de me confirmer qu'ils n'ont pas trouvé d'empreintes inhabituelles.
Le téléphone du lieutenant Hillman sonna mais il fit signe à Edgerton de continuer tandis qu'il sortait de la pièce pour prendre l'appel. Kevin reprit où il s'était arrêté.
— Et nous avons utilisé un programme en nous servant de sa carte SIM pour chercher des activités suspectes. Ça vient juste de finir. Mais il n'y a rien qui sorte de l'ordinaire. Chaque appel passé ou reçu dans les trois derniers mois vient soit de sa famille, soit de ses amis.
Keri et Ray échangèrent un regard silencieux. Même la tension entre eux ne pouvait pas miner leur préoccupation commune, à savoir que cette affaire se détériorait rapidement.
Avant que quiconque n'ait eu le temps de répondre à Edgerton, Hillman revint dans la salle. Keri devinait à son expression que d'autres mauvaises nouvelles allaient suivre.
— C'était le docteur Freeney, dit-il. Il opte également pour la théorie de l'escroc. Il pense que ce gars a inventé la partie des trucs fous et veut juste l'argent.
Super. Aucune piste que nous avions n'a été concluante, et maintenant, le consensus du service est que ce gars n'est qu'un banal kidnappeur.
Keri ne pouvait l'expliquer, même à elle-même. Mais ses instincts lui disaient que le consensus se trompait dangereusement ; que ce kidnappeur était tout autre chose. Et elle avait peur que s'ils ne prenaient pas la bonne voie rapidement, Jessica Rainey en paierait le prix.
CHAPITRE 6
Alors que les minutes les rapprochant de la livraison passaient, Keri essaya d'ignorer le nœud d'angoisse se formant dans son estomac. Le temps commençait à manquer et elle avait l'impression qu'ils perdaient rapidement des options. Elle se dit fermement de ne pas perdre espoir, de se rappeler que Jessica était là quelque part, attendant désespérément que quelqu'un la trouve.
Puisque le bureau FedEx, le sac à dos et le téléphone de Jessica étaient des impasses, l'équipe commença à rechercher des options moins spécifiques à l'affaire et donc moins prometteuses.
Edgerton saisit les paramètres de l'affaire dans la base de données fédérale pour voir s'il y avait des traces de kidnappings similaires. Les résultats arriveraient bientôt, mais les passer en revue prendrait beaucoup de temps.
Il rentra également la lettre de rançon dans le système au cas où le langage utilisé correspondrait à une lettre précédente. C'était peu probable. Si une lettre aussi étrange avait été envoyée à quelqu'un auparavant, ils étaient certains qu'ils en auraient entendu parler.
Suarez étudiait une liste des délinquants sexuels enregistrés qui vivaient dans la région pour voir si l'un d'eux avait un casier judiciaire pour ce genre de crime. Castillo était partie au parc pour préparer la surveillance. Brody avait quitté le poste, clamant qu'il allait parler à certains de ses informateurs de rue. Keri le soupçonna de sortir uniquement pour se chercher quelque chose d'autre à manger.
Ray et elle passèrent en revue de vieux dossiers, à la recherche d'affaires anciennes ou non-résolues qui correspondraient à celle de Jessica. Il était possible que ce soit l’œuvre de quelqu'un de retour en liberté après une longue peine de prison. Si telle était la situation, cela serait antérieur à leurs entrées respectives dans les forces de l'ordre et ils ne se rappelleraient pas des détails. Aucun d'eux ne pensait que l'exercice porterait ses fruits mais ils ne voyaient pas quoi faire d'autre.
Après une heure sans succès, ils partirent. Il était presque 22h et Ray et elle retournaient à la maison des Rainey. C'était le même itinéraire que celui emprunté ce matin, lorsque tout était normal, jusqu'au moment où il l'avait invitée à sortir avec lui. Tous deux étaient conscients de ce fait, mais ils étaient trop occupés pour permettre de laisser cela les détourner de leur objectif en ce moment.
Tandis qu'ils roulaient, Ray était au téléphone avec le détective Garrett Patterson qui était resté au poste, coordonnant la surveillance du point de livraison à Chace Park.
Patterson, un homme dans la trentaine, calme et studieux, était un geek de l'informatique comme Edgerton. Mais contrairement à son jeune collègue, Patterson semblait aimer se concentrer sur les détails des affaires. Il adorait les activités telles que passer en revue des relevés téléphoniques et comparer des adresses IP, à tel point qu'il s'était attiré le surnom de « Sale Boulot », ce qui ne le dérangeait pas du tout.
Il n'était pas le genre de détective à sauter sur des déductions instinctives. Mais on pouvait compter sur lui pour installer un périmètre complet de vidéosurveillance et de surveillance électronique qui serait à la fois efficace et indétectable.
— Ils sont prêts, lui dit Ray en raccrochant. L'équipe de surveillance est en place. Manny se dirige vers la maison du patron de Rainey en ce moment pour les accompagner lui et l'argent au quartier général mobile dans le fourgon au centre commercial Waterside.
— Super, dit Keri. Pendant que tu parlais, j'ai eu une idée. J'ai un ami que j'ai connu quand j'habitais sur la péniche à la marina. Il a un voilier et je suis sûre qu'il nous emmènerait pour qu'on puisse observer la zone de la livraison depuis l'eau. Tu en penses quoi ?
— J'en pense que tu devrais l'appeler. Plus on peut avoir d'yeux sur la zone de la livraison sans se faire remarquer, mieux c'est.
Elle envoya un message à son ami, un vieux marin buriné nommé Butch. Il était en réalité moins un ami qu'un compagnon de beuverie occasionnel qui aimait le scotch autant qu'elle. Après avoir perdu Evie, son mariage et son travail dans une succession rapide, elle s'était acheté une vieille péniche décrépie dans la marina et y avait vécu pendant quelques années.
Butch était un retraité amical de la marine qui aimait l'appeler « Copper », ne lui posait pas de questions sur son passé et était content d'échanger des « histoires de guerre » professionnelles avec elle. À l'époque, c'était exactement le genre de compagnie qu'elle cherchait. Mais depuis qu'elle avait déménagé de la marina pour son appartement et réduit de façon significative sa consommation d'alcool, ils n'avaient pas passé beaucoup de temps ensemble récemment.
Apparemment, il ne lui en gardait pas rancune car elle eut presque immédiatement des nouvelles avec un message qui disait : « pas de problème, à bientôt Copper. »
— C'est bon, dit-elle à Ray, puis elle laissa son esprit dériver vers quelque chose qui la rongeait. Elle ne réalisa pas combien de temps elle passa, silencieuse, avant que Ray l'interrompe dans ses pensées.