Il avait été sur le point d'y parvenir quand une silhouette vêtue d'un manteau s'était saisie de lui. Il avait été si près de réussir qu'il avait eu l'impression de pouvoir tendre le bras et toucher l'entrée de la cachette de la rébellion. Il avait eu l'impression d'être finalement en sécurité et ils l'avaient privé de cette sécurité.
“Lady Stephania vous envoie le bonjour.”
Ces mots résonnaient dans la mémoire de Sartes. Ils avaient été les derniers mots qu'il avait entendus avant qu'on l'assomme. Ils lui avaient dit en même temps qui l'avait capturé et qu'il avait échoué. Ils l’avaient laissé frôler la réussite et, à ce moment-là, ils l'en avaient privé.
Ils avaient privé Ceres et les autres des informations que Sartes avait réussi à trouver. Il se mit à s'inquiéter pour sa sœur, pour son père, Anka et la rébellion, car il ne savait pas ce qui avait pu leur arriver sans la porte qu'il avait réussi à leur trouver. Allaient-ils pouvoir entrer dans la cité sans son aide ?
Est-ce qu'ils avaient pu le faire, se corrigea Sartes, parce que, à présent, d'une façon ou d'une autre, les jeux étaient faits. Ils avaient dû trouver une autre porte, ou une autre façon d'entrer dans la cité, non ? Il le fallait bien, car que pouvaient-ils faire d'autre ?
Sartes ne voulait pas y penser mais c'était impossible de l'éviter. L'autre possibilité, c'était qu'ils aient échoué. Dans le meilleur des cas, ils auraient pu se rendre compte qu'il était impossible d'entrer sans conquérir une porte et se retrouver piégés là pendant que l'armée avançait. Au pire … au pire, ils étaient peut-être déjà morts.
Sartes secoua la tête. Il refusait d'y croire. Il ne pouvait pas y croire. Ceres trouverait un moyen de s'en sortir et de gagner. Anka avait autant de ressources que toutes les personnes qu'il avait croisées dans sa vie. Son père était fort et solide et les autres rebelles avaient la détermination que leur inspirait la justesse de leur cause. Ils trouveraient le moyen de vaincre.
Sartes était obligé de se dire que ce qui lui arrivait serait tout aussi temporaire. Les rebelles allaient gagner, ce qui signifiait qu'ils captureraient Stephania et qu'elle leur dirait ce qu'elle avait fait. Ils viendraient le chercher, comme son père et Anka étaient venus quand il avait été coincé dans le camp de l'armée.
Cependant, l'endroit où ils seraient forcés de venir le chercher était terrible. Alors que la charrette traversait le paysage avec moult cahots, Sartes regarda à l'extérieur et vit la plaine se couvrir de fosses et d'un environnement rocheux, de mares bouillonnantes pleines d'obscurité et de chaleur. Même de là où il était, il sentait l'odeur âcre et amère du bitume.
Il y avait des gens qui travaillaient alignés. Sartes voyait les chaînes qui les attachaient deux par deux alors qu'ils récupéraient le bitume avec des seaux et le rassemblaient pour que d'autres puissent s'en servir. Il voyait les gardes qui les surveillaient le fouet à la main et, alors que Sartes regardait, un homme s'écroula sous la volée de coups qu'il recevait. Les gardes le détachèrent de ses chaînes et, d'un coup de pied, le firent tomber dans la fosse à bitume la plus proche. Le bitume mit longtemps à étouffer ses cris.
Sartes voulut regarder ailleurs mais ne le put pas. Il ne pouvait se détourner d'une telle horreur, des cages qui, à l'air libre, étaient visiblement les logements des prisonniers, des gardes qui les traitaient comme s'ils n'étaient que des animaux.
Il regarda jusqu'à ce que la charrette s'arrête et que les soldats l'ouvrent leur arme dans une main et les chaînes dans l'autre.
“Dehors, les prisonniers”, cria l'un d'eux. “Dehors ou on met le feu à cette charrette avec vous à l'intérieur, racaille !”
Sartes sortit dans la lumière avec les autres en traînant les pieds et il put alors voir toute l'horreur de la scène. Les fumées qui s'en dégageaient étaient presque insupportables. Les fosses de bitume qui les entouraient bouillonnaient de façon étrange et imprévisible. Alors même que Sartes regardait, une partie du sol près d'un des puits céda et s'effondra dans le bitume.
“Ce sont les fosses de bitume”, annonça le soldat qui avait parlé. “Ne vous fatiguez pas à essayer de vous y habituer. Vous serez tous morts avant.”
Le pire, soupçonna Sartes alors qu'ils lui fixaient une menotte à la cheville, était qu'ils avaient peut-être raison.
CHAPITRE CINQ
Thanos fit glisser son petit bateau vers le haut de la plage de schiste en évitant de regarder les menottes qui y avaient été scellées en dessous de la ligne des marées. Il remonta puis quitta la plage, se sentant exposé à chaque pas qu'il faisait sur la roche grise locale. Il était beaucoup trop facile d'être vu sur la plage et Thanos ne voulait surtout pas se faire repérer à un endroit comme celui-là.
Il gravit un sentier et s'arrêta. Il ressentit un mélange de colère et de dégoût quand il vit ce qui se trouvait de chaque côté du sentier. A cet endroit, il y avait des engins, des gibets et des piques, des roues et des potences, tous visiblement prévus pour infliger une mort désagréable aux prisonniers de l'île. Thanos avait entendu parler de l'Île des Prisonniers mais, en dépit de cela, la cruauté de cet endroit lui donnait envie de le détruire.
Il continua à monter par le sentier en pensant à ce que ressentaient ceux que l'on emmenait ici et qui, prisonniers de ces murs de roche, savaient que seule la mort les attendait. Est-ce que Ceres avait vraiment fini ici ? Rien qu'en l'imaginant, Thanos avait mal au ventre.
Devant lui, Thanos entendit des cris de douleur, des cris de joie et des hurlements qui avaient l'air presque aussi animaux qu'humains. Il y avait quelque chose chez ce son qui le fit s'arrêter sur place : son corps lui disait de se préparer à la violence. Il remonta le sentier plus vite, en levant la tête par dessus les rochers qui lui bloquaient la vue.
Ce qu'il vit au-delà des rochers le pétrifia. Un homme courait et ses pieds nus laissaient des traces ensanglantées sur le sol rocheux. Il portait des vêtements qui étaient déchirés et lacérés, avec une manche qui lui pendait à l'épaule. Une grande déchirure au dos montrait la blessure qui se trouvait en dessous. Il avait la barbe encore plus en bataille que les cheveux. Ses vêtements déchirés étaient en soie et c'était la seule chose qui indiquait qu'il n'avait pas vécu toute la vie en sauvage.
L'homme qui le poursuivait avait l'air, si possible, encore plus sauvage, et il avait quelque chose qui faisait que Thanos avait l'impression d'être la proie d'un grand animal rien qu'en le regardant. Il portait un patchwork de vêtements en cuir qui semblaient avoir été volés à une dizaine de personnes différentes et avait le visage couvert de traits de boue qui formaient un dessin conçu, soupçonnait Thanos, pour lui permettre d'avancer caché dans la forêt. Il tenait un gourdin et un petit poignard et les cris de joie qu'il poussait en poursuivant l'autre homme faisaient se dresser les cheveux sur la tête à Thanos.
Instinctivement, Thanos avança. Il ne pouvait pas se contenter de regarder, inactif, quelqu'un se faire assassiner, même en ce lieu où tous les prisonniers avaient été envoyés parce qu'ils avaient commis un crime ou un autre. Il escalada précipitamment la pente puis redescendit à toute vitesse vers un lieu où les deux hommes allaient passer. Le premier homme l'évita. Le second s'arrêta avec un sourire carnassier.
“Un autre gibier, dirait-on”, dit-il avant de se jeter sur Thanos.
Thanos réagit à la vitesse que lui avaient conférée ses années d'entraînement. Il esquiva le premier coup de couteau. Le gourdin le frappa à l'épaule mais il ignora la douleur. Il envoya un violent coup de poing et sentit l'impact quand ce dernier entra en contact avec la mâchoire de l'autre homme. Le sauvage tomba. Il avait perdu conscience avant de toucher le sol.
Thanos regarda autour de lui et vit le premier homme le regarder fixement.
“Ne t'inquiète pas”, dit Thanos, “je ne te ferai pas de mal. Je m'appelle Thanos.”
“Herek”, dit l'autre homme. Thanos trouva qu'il avait la voix rauque, comme s'il n'avait parlé à personne depuis longtemps. “Je —”
Un autre hurlement se fit entendre de la partie boisée de l'île. Cette fois-ci, Thanos eut l'impression qu'il s'agissait de nombreuses voix qui, rassemblées, formaient une chose que même lui trouva terrifiante.
“Vite, par ici.”
L'autre homme saisit Thanos par le bras et le tira vers une série de rochers plus élevés. Thanos le suivit et, en se penchant, il entra dans un espace qui était invisible depuis le sentier principal mais d'où ils allaient quand même pouvoir guetter tout signe de danger. Ils s'y terrèrent. Thanos sentait la peur de l'autre homme et il essaya de rester aussi immobile que possible.
Thanos se dit qu'il aurait dû prendre le couteau à l'homme qu'il avait assommé mais il était trop tard, maintenant. Tout ce qu'ils pouvaient faire, c'était rester là en attendant que les autres poursuivants descendent vers l'endroit où ils avaient été.
Il les vit approcher en groupe et ils étaient tous différents. Ils tenaient tous des armes qu'ils avaient visiblement fabriquées avec tous les matériaux qu'ils avaient trouvés sur place. Quant à ceux qui portaient plus qu'un simple semblant de vêtements, tout ce qu'ils portaient ressemblait à un mélange fantasque de choses visiblement volées. Il y avait des hommes et des femmes et ils avaient l'air affamés, dangereux, faméliques et cruels.
Thanos vit une des femmes toucher l'homme inconscient du pied. A ce moment, il sentit la peur le traverser parce que, si l'homme se réveillait, il pourrait dire aux autres ce qui s'était passé et les autres se mettraient à fouiller les lieux.
Pourtant, il ne se réveilla pas parce que la femme se mit à genoux et lui trancha la gorge.
A cette vue, Thanos se crispa. A côté de lui, Herek lui posa une main sur le bras.
“Les Abandonnés n'ont pas le temps de se laisser aller à quelque faiblesse que ce soit”, murmura-t-il. “Ils s'en prennent à tous ceux qu'ils peuvent parce que ceux de la forteresse ne leur donnent rien.”
“Ils sont prisonniers ?” demanda Thanos.
“Nous sommes tous prisonniers ici”, répondit Herek. “Même les gardes ne sont que des prisonniers qui sont arrivés en haut de l'échelle et qui aiment assez la cruauté pour exécuter les basses œuvres de l'Empire. Sauf que toi, tu n'es pas prisonnier, hein ? Tu ne ressembles pas à un homme qui a survécu à la forteresse.”
“Effectivement”, admit Thanos. “Cet endroit … c'est la violence infligée par des prisonniers à d'autres prisonniers ?”
Le pire, c'était qu'il l'imaginait sans difficulté. C'était le type d'idée que le roi, son père, était capable d'avoir. Placer des prisonniers dans une sorte d'enfer puis leur donner pour seule chance d'échapper à d'autres tortures celle d'écraser les autres prisonniers.
“Les Abandonnés sont les pires”, dit Herek. “Si les prisonniers refusent de se soumettre, s'ils sont trop furieux ou têtus, s'ils refusent de travailler ou s'ils se défendent trop, on les jette ici sans rien. Les gardiens les pourchassent. La plupart d'entre eux les supplient de les reprendre.”
Thanos ne voulait pas y penser mais il fallait qu'il le fasse parce que Ceres était peut-être ici. Sans détourner le regard du groupe de prisonniers féroces, il continua à parler à Herek à voix basse.
“Je cherche quelqu'un”, dit Thanos. “Elle a peut-être été emmenée ici. Elle s'appelle Ceres. Elle a combattu au Stade.”
“La princesse seigneur de guerre”, répondit Herek dans un murmure. “Je l'ai vue se battre au Stade. Mais non, si on l'avait emmenée ici, je l'aurais su. Ils aimaient faire défiler les nouveaux arrivants devant nous pour qu'ils voient ce qui les attendait. Je me serais souvenu d'elle.”
Le découragement donna à Thanos la sensation qu'on venait de jeter son cœur dans une mare. Il avait été vraiment sûr que Ceres serait ici. Il s'était entièrement dévoué à atteindre cette île parce que c'était tout simplement le seul indice qu'il ait sur l'endroit où Ceres pouvait se trouver. Si elle n'était pas ici … où pourrait-il aller la chercher ?
L'espoir qu'il avait eu commença à s'écouler aussi fatalement que le sang qui coulait des pieds d'Herek là où les rochers les avaient coupés.
Le sang que les Abandonnés fixaient du regard à l'instant même, en remontant la piste …
“Cours !” hurla Thanos en entraînant Herek, faisant passer l'urgence avant son cœur brisé.
Il foula le sol inégal des rochers et partit dans la direction de la forteresse pour la simple raison qu'il s'imaginait que c'était une direction dans laquelle leurs poursuivants ne voudraient pas aller. Pourtant, ils les suivirent quand même et Thanos dut traîner Herek derrière lui pour qu'il coure sans s'arrêter.
Une lance frôla la tête à Thanos, qui tressaillit mais ne s'arrêta pas. Il osa jeter un coup d’œil derrière lui. Les maigres silhouettes des prisonniers se rapprochaient, les pourchassaient avec autant d'assurance qu'une meute de loups. Thanos savait qu'il fallait qu'il se retourne et se batte, mais il n'avait pas d'arme. Dans le meilleur des cas, il pourrait se saisir d'une pierre.
Des silhouettes en cuir noir et en cotte de mailles s'élevèrent des rochers devant Herek et Thanos, l'arc à la main. Par instinct, Thanos s'aplatit au sol avec Herek.
Les flèches volèrent par-dessus et Thanos vit le groupe de prisonniers sauvages tomber comme du blé que l'on fauche. Une femme fit demi-tour pour s'enfuir mais reçut une flèche dans le dos.
Thanos se releva. Trois hommes se dirigèrent vers eux. Celui qui se trouvait à leur tête avait les cheveux argentés et les traits anguleux. Alors qu'il approchait, il rangea son arc dans son dos et sortit un long couteau.
“Tu es le Prince Thanos ?” demanda-t-il quand il approcha.
A ce moment, Thanos sut qu'on l'avait trahi. Le capitaine du bateau de contrebande avait révélé sa présence pour qu'on lui donne de l'or ou parce qu'il ne voulait simplement pas s'embêter.
Il se força à se tenir droit. “Oui, je suis Thanos”, dit-il. “Et vous ?”
“Je m'appelle Elsius, gardien de cet endroit. Avant, on m'appelait Elsius le Boucher. Elsius le Tueur. Or, ceux que je tue méritent leur sort.”
Thanos avait entendu ce nom. C'était un nom que les enfants avec lesquels il avait grandi avaient utilisé pour essayer de se faire peur les uns aux autres, le nom d'un noble qui avait tellement tué que même l'Empire avait considéré qu'il était trop cruel pour rester en liberté. On avait inventé des histoires sur ce qu'il avait fait à ceux qu'il avait attrapés. Du moins, Thanos avait espéré que ces histoires avaient été inventées.
“Allez-vous essayer de me tuer, maintenant ?”
Thanos leur parlait sur un ton rebelle alors qu'il était désarmé.
“Oh non, mon prince, nous avons prévu beaucoup mieux pour vous. Votre compagnon, par contre …”
Thanos vit Herek essayer de se relever, mais il ne fut pas assez rapide. Le chef s'avança et le poignarda vite et efficacement. La lame entra et ressortit de lui. Le chef le tint en l'air, comme pour l'empêcher de mourir avant qu'il ne soit prêt.
Finalement, il laissa retomber le cadavre du prisonnier. Quand il se tourna vers Thanos, son visage affichait un rictus qui n'avait presque rien d'humain.
“Quelle impression cela vous fait-il de vous retrouver prisonnier, Prince Thanos ?” demanda-t-il.
CHAPITRE SIX
Lucious avait fini par aimer l'odeur des maisons en feu. Il y trouvait du réconfort et se sentait excité à l'idée de tout ce qui allait venir.
“Attendez-les”, dit-il, perché sur un grand destrier.
Autour de lui, ses hommes s'étaient disposés pour encercler les maisons qu'ils brûlaient. C'étaient à peine des maisons, plutôt des taudis de paysans, si pauvres qu'il ne valait même pas la peine de les piller. Peut-être chercheraient-ils dans les cendres par la suite.