Il y avait évidemment du vin, en telle quantité que, à mesure que les festivités se poursuivaient, les convives se déchaînaient. Les danses s'accéléraient et les gens changeaient de partenaire presque trop vite pour que Thanos puisse suivre le mouvement. Le roi et la reine s'étaient déjà retirés et avaient quitté la salle en compagnie de quelques-uns des nobles les plus âgés. Pour les fêtards, c'était comme un signal qui les autorisait à se débarrasser de leurs dernières inhibitions.
Stephania était en train de virevolter dans le cadre d'une danse traditionnelle d'adieu où la fiancée dansait rapidement entre tous les jeunes hommes éligibles de la salle avant de repartir se blottir dans les bras de Thanos à la fin de la danse. C'était pour la fiancée une façon traditionnelle de montrer aux jeunes hommes qu'elle avait rejetés qu'elle était très heureuse du choix qu'elle avait fait. Sur un plan plus informel, cela donnait l'occasion aux jeunes hommes de se mettre en valeur devant toutes les autres jeunes femmes nobles qui regardaient la scène.
A la grande surprise de Thanos, Lucious ne se joignit pas à la danse. Il s'était presque attendu à ce que le prince fasse quelque chose de stupide, comme essayer de voler un baiser à Stephania. Cela dit, comparé à la fois où il avait essayé de faire assassiner Thanos, cela aurait été relativement innocent.
Au lieu de faire ça, le prince s'avança d'un air arrogant pendant que la danse battait encore son plein et se fraya un chemin dans la foule avec une arrogance nonchalante tout en tenant une coupe en cristal remplie du vin le plus fin qui soit. Thanos le regarda et essaya de trouver une ressemblance quelconque entre eux deux. Ils étaient tous deux enfants du roi mais Thanos ne pouvait imaginer ressembler à Lucious de quelque façon que ce soit.
“C'est un beau mariage”, lui dit Lucious. “Tout ce que je préfère : de la bonne nourriture, un vin encore meilleur et plein de serveuses pour après.”
“Comporte-toi correctement, Lucious”, dit Thanos.
“J'ai une meilleure idée”, répliqua Lucious. “Et si on regardait ta ravissante fiancée virevolter entre tant d'hommes ? Bien sûr, comme c'est Stephania, on pourrait peut-être parier sur ceux avec lesquels elle a couché.”
Thanos serra les poings. “Tu n'es venu que pour semer le désordre ? Si c'est le cas, tu peux sortir.”
Lucious sourit encore plus. “Et ça te donnerait quel air, d'essayer de chasser de ton mariage l'héritier du trône ? Ça passerait assez mal.”
“Surtout pour toi.”
“N'oublie pas qui tu es, Thanos”, répliqua sèchement Lucious.
“Oh, je sais qui je suis”, dit Thanos d'une voix menaçante. “Nous le savons tous les deux, n'est-ce pas ?”
Cela fit brièvement réagir Lucious. Même si Thanos n'avait pas été au courant, il en aurait eu la confirmation, à présent : Lucious connaissait le mystère qui entourait la naissance de Thanos. Il savait qu'ils étaient demi-frères.
“Va te faire voir avec ton mariage”, dit Lucious.
“Tu es jaloux, c'est tout”, répliqua Thanos. “Je sais que tu voulais Stephania et que maintenant c'est moi qui l'épouse. C'est moi qui n'ai pas fui au Stade. C'est moi qui ai réellement combattu à Haylon. Nous savons tous deux ce que je suis d'autre. Donc, qu'est-ce qui te reste, Lucious ? Tu n'es qu'un voyou contre lequel il faudrait protéger le peuple de Delos.”
Thanos entendit Lucious serrer la main autour de sa coupe de cristal jusqu'à ce qu'elle craque et se brise.
“Tu aimes protéger les castes inférieures, n'est-ce pas ?” dit Lucious. “Dans ce cas, écoute ça : pendant que tu préparais un mariage, j'ai écrasé des villages et je vais continuer à le faire. En fait, pendant que tu seras encore dans ta couche nuptiale demain matin, moi, je partirai faire la leçon à un autre groupe de paysans. Et tu ne pourras rien y faire, qui que tu t'imagines être.”
A ce moment, Thanos eut envie de frapper Lucious. Il eut envie de le frapper sans arrêt jusqu'à ce qu'il ne reste plus de lui qu'une tache sanguinolente sur le sol en marbre. S'il ne le fit pas, ce fut uniquement grâce à Stephania qui, sa danse terminée, approcha et lui posa une main sur le bras.
“Oh, Lucious, tu as renversé ton vin”, dit-elle avec un sourire que Thanos aurait voulu être capable d'imiter. “Ça ne va pas du tout. Permets qu'un de mes domestiques t'en apporte d'autre.”
“Je le ferai moi-même”, répondit Lucious de très mauvaise grâce. “Ils m'ont donné celui-ci et regarde le résultat.”
Il s'éloigna à grands pas et, si Thanos ne le suivit pas, ce fut uniquement grâce à la pression de la main de Stephania sur son bras.
“Laisse”, dit Stephania. “Si je t'ai dit qu'il y avait de meilleures façons de s'y prendre, c'est que c'est vrai. Crois-moi.”
“Il ne faut pas qu'il reste impuni après tout ce qu'il a fait”, insista Thanos.
“Il ne restera pas impuni. Cela dit, réfléchis !” dit-elle. “Avec qui préférerais-tu passer la soirée ? Lucious ou moi ?”
La question fit sourire Thanos. “Toi. Sans la moindre hésitation.”
Stephania l'embrassa. “Bonne réponse.”
Thanos sentit sa main se glisser dans la sienne et le tirer vers les portes. Les autres nobles présents au mariage les laissèrent passer et certains rirent de ce qui allait suivre. Thanos suivit Stephania jusqu'à son propre appartement. Stephania ouvrit la porte et se dirigea vers sa chambre. Là, elle se tourna vers lui, lui jeta les bras autour du cou et l'embrassa passionnément.
“Tu n'as pas de regrets ?” demanda Stephania en reculant. “Tu es heureux de m'avoir épousée ?”
“Je suis très heureux”, lui assura Thanos. “Et toi ?”
“Je n'ai jamais rien voulu d'autre”, dit Stephania. “Et tu sais ce que je veux, maintenant ?”
“Quoi ?”
Thanos la vit lever les bras vers le haut. Sa robe tomba en ondulant le long de son corps.
“Toi.”
***
Quand Thanos se réveilla, les premiers rayons de soleil se répandaient par les fenêtres. A côté de lui, il sentit le chaud contact de la présence de Stephania, qui l'enlaçait d'un bras en dormant blottie contre lui. Thanos sourit en sentant l'amour monter en lui. A cet instant, il était plus heureux qu'il ne l'avait été depuis longtemps.
S'il n'avait pas entendu un tintement de harnais et des hennissements des chevaux, il aurait pu se blottir à nouveau contre Stephania et se rendormir, ou la réveiller d'un baiser. Cependant, il se leva et se dirigea vers la fenêtre.
Il y arriva juste à temps pour voir Lucious quitter le château, chevauchant à la tête d'un groupe de soldats. Des fanions volaient au vent comme s'il était un quelconque chevalier errant en quête au lieu d'être un boucher se préparant à attaquer un village sans défense. Thanos l'observa puis se retourna vers Stephania, qui dormait encore.
Silencieusement, il commença à s'habiller.
Il ne pouvait pas rester inactif. Il ne le pouvait pas, même pas pour Stephania. Elle avait dit qu'il existait de meilleurs moyens de s'occuper de Lucious, mais quels étaient-ils ? Être poli avec lui et lui offrir du vin ? Non, il fallait arrêter Lucious dès maintenant et il n'existait qu'un moyen de s'y prendre.
En silence, en prenant soin de ne pas réveiller Stephania, Thanos sortit discrètement de la chambre. Quand il eut le champ libre, il courut vers les écuries et cria à un domestique de lui apporter son armure.
Il était temps de faire régner la justice.
CHAPITRE DEUX
Dès le moment où Berin pénétra dans les tunnels, il ressentit l'excitation, l'énergie fébrile palpable dans l'air. Suivant Anka et accompagné par Sartes, il se fraya un chemin sous terre, passant devant des gardes qui hochèrent respectueusement la tête et devant des rebelles qui se hâtaient dans toutes les directions. Il passa par la Porte du Gardien et sentit l'évolution qu'avait suivi la Rébellion.
A présent, les rebelles semblaient avoir une chance de s'en sortir.
“Par ici”, dit Anka en faisant signe à un guetteur. “Les autres nous attendent.”
Ils parcoururent des couloirs de pierre nue qui avaient l'air d'avoir toujours existé. Les Ruines de Delos, loin sous terre. Berin passa une main sur la pierre lisse en admirant ces ruines comme seul un forgeron pouvait le faire et s'émerveilla de leur longévité et des compétences de leurs constructeurs. Elles dataient peut-être même de l'époque où les Anciens vivaient encore, dans un passé trop lointain pour que quiconque puisse s'en souvenir.
Et cela le fit douloureusement penser à la fille qu'il avait perdue.
Ceres.
Quand ils passèrent devant une ouverture, Berin fut arraché à cette pensée par le choc des marteaux sur le métal, par la chaleur soudaine des feux de forge. Il vit une dizaine d'hommes travailler dur pour tenter de produire des plastrons et des épées courtes. Cela lui rappela son ancienne forge ainsi que l'époque où sa famille n'était pas encore en lambeaux.
Sartes semblait fasciné, lui aussi.
“Tu vas bien ?” demanda Berin.
Sartes hocha la tête.
“Moi aussi, elle me manque”, répondit Berin en mettant une main sur l'épaule de son fils. Il savait qu'il pensait à Ceres, qui passait toujours du temps à la forge.
“Elle nous manque à tous”, ajouta Anka.
L'espace d'un instant, ils restèrent là tous les trois. Berin savait qu'ils comprenaient tous à quel point Ceres avait compté pour eux.
Il entendit soupirer Anka.
“Tout ce que nous pouvons faire, c'est continuer à nous battre”, ajouta-t-elle, “et continuer à forger des armes. Nous avons besoin de vous, Berin.”
Il essaya de se concentrer.
“Font-ils tout ce que je leur ai dit ?” demanda-t-il. “Chauffent-ils assez le métal avant de le tremper ? Sinon, il ne durcira pas.”
Anka sourit.
“Vous pourrez le vérifier vous-même après la réunion.”
Berin hocha la tête. Au moins, il allait pouvoir être de quelque utilité.
***
Sartes marchait à côté de son père et suivait Anka alors qu'ils poursuivaient leur route au-delà de la forge et s'enfonçaient plus loin dans les tunnels. Il y avait plus de gens dans ces tunnels qu'il n'aurait pu le croire. Des hommes et des femmes rassemblaient des ravitaillements, s'entraînaient avec des armes, arpentaient les salles. Parmi eux, Sartes reconnut plusieurs ex-appelés, maintenant arrachés aux griffes de l'armée.
Ils atteignirent finalement un espace caverneux décoré de socles en pierre qui avaient peut-être soutenu des statues dans le passé. A la lumière vacillante des bougies, Sartes vit les chefs de la rébellion qui les attendaient. Hannah, qui s'était opposée à l'attaque, avait maintenant l'air aussi heureuse que si elle l'avait proposée. Oreth, qui était maintenant un des adjoints principaux d'Anka, appuyait son corps maigre contre le mur avec un sourire de contentement. Sartes repéra la grande silhouette de l'ex-docker Edrin à la limite de la lumière des bougies alors que les bijoux de Yeralt brillaient dans cette même lumière et que le fils du marchand avait presque l'air hors de propos parmi les autres qui riaient et plaisantaient entre eux.
Ils se turent quand Anka et les deux hommes approchèrent. A présent, Sartes voyait la différence. Avant, ils avaient presque écouté Anka à contrecœur. Maintenant que l'embuscade avait réussi, ils accueillaient l'arrivée d'Anka avec respect. Sartes trouvait même qu'elle avait plus l'air d'un chef, marchait plus droit qu'avant, semblait avoir plus confiance en elle-même.
“Anka, Anka, Anka !” commença Oreth. Les autres ne tardèrent pas à l'imiter comme les rebelles l'avaient fait après la bataille.
Entendant le nom du chef des rebelles résonner dans la salle, Sartes se joignit à eux. Il ne s'arrêta que lorsqu'Anka demanda le silence d'un geste.
“Nous nous sommes bien débrouillés”, dit Anka avec un sourire qui lui était propre. Depuis la bataille, c'était une des premières fois que Sartes l'avait vue sourire. Juste après, elle avait été trop occupée à s'efforcer d'organiser le retrait de leurs morts et de leurs blessés du cimetière en toute sécurité. Elle avait le talent de s'occuper de tout dans le détail et ce talent avait fait prospérer la rébellion.
“Bien débrouillés ?” demanda Edrin. “On les a écrasés.”
Sartes entendit l'homme frapper du poing contre sa paume pour mettre l'accent sur le fait.
“Nous les avons détruits”, convint Yeralt, “grâce à tes qualités de commandant.”
Anka secoua la tête. “Nous les avons battus ensemble. Nous les avons battus parce que nous avons tous joué notre rôle et parce que Sartes nous a apporté les plans.”
Sartes se sentit poussé en avant par son père. Il n'avait pas prévu ça.
“Anka a raison”, dit Oreth. “Nous devons des remerciements à Sartes. Il nous a apporté les plans et c'est lui qui a persuadé les appelés de ne pas se battre. C'est grâce à lui que la rébellion a grossi ses rangs.”
“Cela dit, ce sont des appelés à moitié entraînés”, dit Hannah, “pas de vrais soldats.”
Sartes tourna la tête vers elle. Elle s'était rapidement opposée à ce qu'il intervienne tout court. Il ne l'aimait pas mais, dans la rébellion, ce n'était pas l'essentiel. Ils faisaient tous partie d'une chose qui les dépassait.
“Nous les avons battus”, dit Anka. “Nous avons remporté une bataille mais nous n'avons pas vaincu l'Empire. Nous avons encore beaucoup à faire.”
“Et ils ont encore beaucoup de soldats”, dit Yeralt. “Si la guerre se prolongeait, cela pourrait nous coûter cher à nous tous.”
“Tu comptes tes sous, maintenant ?” répliqua Oreth. “Ce n'est pas un investissement. Tu ne peux pas voir les bilans avant de choisir ou non de t'impliquer.”
Sartes entendit son agacement. Quand il avait rejoint les rebelles, il s'était attendu à ce qu'ils forment une entité vaste et unie qui ne penserait qu'à son besoin de renverser l'Empire. Il avait découvert que, de beaucoup de façons, ils n'étaient que des êtres humains avec leurs propres espoirs, rêves, souhaits et besoins. Cela ne faisait que rendre plus impressionnant le fait qu'Anka ait trouvé le moyen de maintenir leur cohésion après la mort de Rexus.
“C'est l'investissement le plus grand qui soit”, dit Yeralt. “Nous apportons tout ce que nous avons. Nous risquons notre vie en espérant que les choses vont s'améliorer. Je cours autant de risques que vous autres en cas d'échec.”
“Nous n'échouerons pas”, dit Edrin. “Nous les avons battus une fois. Nous les rebattrons. Nous savons où et quand ils vont attaquer. Nous pourrons leur tendre un piège à chaque fois.”
“Nous pourrons faire mieux que ça”, dit Hannah. “Comme nous avons montré à ces gens que nous pouvions les battre, pourquoi ne pas aller leur reprendre des choses ?”
“A quoi pensais-tu ?” demanda Anka. Sartes voyait qu'elle envisageait cette possibilité.
“A reprendre les villages un par un”, dit Hannah. “A nous débarrasser des soldats de l'Empire qui s'y trouvent avant que Lucious ne puisse s'en approcher. Si nous montrons aux gens ce qu'ils peuvent faire, Lucious aura une mauvaise surprise quand ils se révolteront contre lui.”
“Et quand Lucious et ses hommes les tueront pour s'être révoltés ?” demanda Oreth. “Il se passera quoi ?”
“Alors, ça montrera simplement que c'est un monstre”, insista Hannah.
“Ou les gens comprendront que nous ne pouvons pas les protéger.”
Sartes regarda autour de lui, surpris qu'ils prennent cette idée au sérieux.
“Nous pourrions stationner des soldats dans les villages pour qu'ils ne tombent pas aux mains de l'Empire”, proposa Yeralt. “Nous avons des appelés de notre côté, maintenant.”
“Ils ne tiendraient pas longtemps contre l'armée si elle venait les chercher”, répliqua Oreth. “Ils mourraient avec les villageois.”
Sartes savait qu'il avait raison. Les appelés n'avait pas bénéficié du même entraînement que les soldats les plus forts de l'armée. Pire encore, ils avaient tellement souffert aux mains de l'armée que la plupart d'entre eux seraient probablement terrifiés.