“Les chefs, ça ne fait pas confiance”, poursuivit-il. “Les chefs, ça doute. C'est leur travail de douter de tous leurs hommes. Les commandants protègent les hommes contre la guerre mais les chefs doivent protéger les hommes contre la tromperie. Tu n'es pas un chef. Tu les as tous déçus.”
Duncan inspira profondément. Une partie de lui-même ne pouvait s'empêcher de sentir qu'Enis avait raison, même s'il détestait l'admettre. Il avait déçu ses hommes et ne s'était jamais senti aussi mal de sa vie.
“C'est pour ça que tu es venu ici ?” répondit finalement Duncan. “Pour te réjouir de ta tromperie ?”
Le garçon sourit. C'était un sourire laid et diabolique.
“Tu es mon sujet, maintenant”, répondit-il. “Je suis ton nouveau Roi. Je peux aller partout, quand je le veux, pour n'importe quelle raison, ou sans aucune raison. Peut-être que j'aime simplement te regarder, allongé ici dans ce cachot, brisé comme tu es.”
Duncan avait mal à chaque souffle et il parvenait tout juste à retenir sa rage. Il voulait faire plus de mal à cet homme qu'à tous ceux qu'il avait jamais rencontrés.
“Dis-moi”, dit Duncan pour lui faire mal. “Quelle impression est-ce que ça t'a fait d'assassiner ton père ?”
L'expression d'Enis se durcit.
“Ce sera bien meilleur quand je te regarderai mourir sur la potence”, répondit-il.
“Alors, fais-le maintenant”, dit Duncan en le pensant.
Cependant, Enis sourit et secoua la tête.
“Ça ne sera pas aussi facile pour toi”, répondit-il. “D'abord, je te regarderai souffrir. Je veux d'abord que tu voies ce qui va advenir de ton pays adoré. Tes fils sont morts. Tes commandants sont morts. Anvin, Durge et tous tes hommes de la Porte du Sud sont morts. Des millions de Pandésiens ont envahi notre nation.”
Le cœur de Duncan se serra quand il entendit ces nouvelles. Une partie de lui-même se demanda si c'était une ruse, mais il sentait que tout cela était vrai. A chaque proclamation, il se sentit tomber plus bas que terre.
“Tous tes hommes sont emprisonnés et Pandésia bombarde Ur depuis la mer. Donc, tu vois, tu as piteusement échoué. Escalon est dans un état bien pire qu'avant et tu en es le seul responsable.”
Duncan tremblait de rage.
“Et dans combien de temps”, demanda Duncan “le grand oppresseur se retournera-t-il contre toi ? Crois-tu vraiment que tu vas t'en sortir indemne, que tu vas échapper à la colère de Pandésia ? Qu'ils vont te permettre d'être Roi ? De régner comme le faisait autrefois ton père ?”
D'un air décidé, Enis fit un grand sourire.
“Je sais qu'ils le feront”, dit-il.
Il se rapprocha tellement que Duncan put sentir sa mauvaise haleine.
“Tu vois, j'ai passé un accord avec eux. C'était un accord vraiment spécial destiné à garantir mon pouvoir, un accord qui les intéressait trop pour qu'ils le refusent.”
Duncan n'osait pas demander ce que c'était mais Enis fit un grand sourire et se rapprocha de lui.
“Ta fille”, murmura-t-il.
Duncan écarquilla les yeux.
“Croyais-tu vraiment que tu pouvais me cacher l'endroit où elle se trouvait ?” insista Enis. “En ce moment même, les Pandésiens la cernent, et ce cadeau consolidera mon pouvoir.”
Les chaînes de Duncan cliquetèrent et le bruit résonna partout dans le cachot quand il se débattit de toutes ses forces pour se libérer et passer à l'attaque. Le désespoir qui le submergeait dépassait ce qu'il pouvait supporter.
“Pourquoi es-tu venu ?” demanda Duncan d'une voix brisée en se sentant beaucoup plus vieux. “Que veux-tu de moi ?”
Enis sourit. Il resta silencieux longtemps puis finit par soupirer.
“Je crois que mon père voulait que tu lui rendes un service”, dit-il lentement. “Sinon, il ne t'aurait pas fait appeler, n'aurait pas négocié cet accord. Il t'a offert une grande victoire contre les Pandésiens et, en retour, il t'a forcément demandé quelque chose. Quoi ? Qu'est-ce que c'était ? Quel secret cachait-il ?”
Duncan le regarda fixement, résolu, indifférent.
“Ton père voulait en effet me demander une chose”, dit-il en remuant le couteau dans la plaie. “Une chose honorable et sacrée. Une chose qu'il ne pouvait confier qu'à moi. Pas à son propre fils. Maintenant, je sais pourquoi.”
Enis rougit et ricana.
“Si mes hommes ont péri pour quelque chose”, poursuivit Duncan, “c'est pour l'honneur et la confiance. Jamais je ne reviendrai là-dessus et c'est pour cette raison que tu ne sauras jamais ce que m'a demandé ton père.”
Le visage d'Enis s'assombrit et Duncan eut le plaisir de voir qu'il était furieux.
“Tu voudrais conserver les secrets de feu mon père, l'homme qui vous a trahis, toi et tous tes hommes ?”
“C'est toi qui m'as trahi”, corrigea Duncan, “pas lui. Ton père était un homme bon qui a fait une erreur une fois. Par contre, toi, tu n'es rien. Tu n'es que l'ombre de ton père.”
Enis le regarda d'un air renfrogné. Il se redressa lentement de toute sa taille, se pencha et cracha à côté de Duncan.
“Tu me diras ce qu'il voulait”, insista-t-il. “Tu me diras quelle chose ou quelle personne il essayait de cacher. Si tu le fais, je pourrais être clément et te libérer. Sinon, non seulement je t'escorterai jusqu'à la potence moi-même, mais je m'arrangerai aussi pour que tu meures de la façon la plus horrible que l'on puisse imaginer. C'est à toi de choisir et tu ne pourras pas faire marche arrière. Réfléchis bien, Duncan.”
Enis se tourna pour partir mais Duncan le rappela.
“Tu peux avoir ma réponse maintenant, si tu veux”, répondit Duncan.
Enis se retourna, l'air satisfait.
“Je choisis la mort”, répondit-il en parvenant à sourire pour la première fois. “Après tout, la mort n'est rien par rapport à l'honneur.”
CHAPITRE DEUX
Alors que Dierdre travaillait dans la forge et qu'elle essuyait la sueur de son front, elle se redressa soudain, secouée par un bruit tonitruant. C'était un bruit distinct, un bruit qui lui tapait sur les nerfs, un bruit qui s'élevait au-dessus du vacarme de tous les marteaux qui frappaient les enclumes. Tous les hommes et toutes les femmes qui l'entouraient s'arrêtèrent aussi, posèrent leurs armes inachevées et regardèrent dehors, perplexes.
Le bruit se fit entendre à nouveau. On aurait dit le bruit du tonnerre porté par le vent, ou que quelque chose détruisait la structure même de la terre.
Le bruit se fit entendre une fois de plus.
Finalement, Dierdre comprit : c'étaient les cloches en fer. Elles sonnaient, semaient la terreur dans son cœur en sonnant à plusieurs reprises et en résonnant dans toute la cité. C'étaient des cloches d'avertissement, de danger. Des cloches de guerre.
Les citoyens de Ur bondirent tous en même temps de leur table et se précipitèrent à l'extérieur de la forge, tous impatients de voir ce que c'était. Dierdre fut la première d'entre eux. Elle fut rejointe par ses filles, par Marco et ses amis, et ils sortirent tous brusquement dans les rues remplies de citoyens soucieux qui se rassemblaient tous du côté des canaux pour mieux voir. Dierdre chercha partout. En entendant ces cloches, elle s'attendait à voir sa cité envahie par des navires, par des soldats. Pourtant, elle ne vit rien de la sorte.
Perplexe, elle se dirigea vers les énormes tours de guet perchées au bord du Chagrin car elle voulait avoir une meilleure vue.
“Dierdre !”
Elle se tourna et vit son père et ses hommes qui couraient tous vers les tours de guet, eux aussi, car ils voulaient avoir une vue dégagée de la mer. Les quatre tours faisaient frénétiquement sonner leur cloche, chose qui n'arrivait jamais, comme si la mort elle-même approchait de la cité.
Dierdre se plaça à côté de son père et ils coururent, tournèrent dans des rues et montèrent des marches de pierre jusqu'à finalement atteindre le sommet du mur de la cité, au bord de la mer. Elle s'arrêta là, à côté de lui, sidérée par ce qu'elle voyait.
C'était comme si son pire cauchemar s'était réalisé. Jamais elle n'aurait cru voir ça de toute sa vie : la mer toute entière, jusqu'à l'horizon, était couverte de noir. Les navires noirs de Pandésia étaient si serrés qu'ils recouvraient l'eau et semblaient recouvrir le monde entier. Pire encore, ils se précipitaient tous en force droit sur sa cité.
Dierdre resta figée sur place en fixant la mort qui approchait. Ils n'avaient aucun moyen de se défendre contre une flotte de cette taille. Ni leurs piètres chaînes ni leurs épées ne suffiraient. Quand les premiers navires atteindraient les canaux, ils pourraient peut-être les coincer dans un goulet d'étranglement et les retarder. Ils pourraient peut-être tuer des centaines ou même des milliers de soldats.
Mais pas les millions qu'elle voyait devant elle.
Quand Dierdre se tourna, regarda son père et ses soldats et vit la même panique muette sur leur visage, cela lui fendit le cœur. Son père faisait bonne figure devant ses hommes, mais elle le connaissait. Elle voyait le fatalisme dans ses yeux, voyait la lumière les quitter. Visiblement, confrontés à ces navires, c'était leur propre mort et la fin de leur grande et ancienne cité que voyaient tous ces hommes.
A côté d'elle, Marco et ses amis regardaient la scène avec terreur, mais aussi avec détermination. Aucun d'eux ne se retourna pour s'enfuir et c'était tout à leur honneur. Dierdre chercha Alec dans la mer de visages mais fut surprise de ne le trouver nulle part. Elle se demanda où il avait pu partir. Il n'avait tout de même pas fui ?
Dierdre résista à sa peur et resserra son étreinte sur son épée. Elle savait que la mort venait les chercher, bien qu'elle ne se soit pas attendue à ce qu'elle vienne si vite. Cela dit, elle ne voulait plus fuir devant qui que ce soit.
Son père se tourna vers elle et la saisit par les épaules avec insistance.
“Tu dois quitter la cité”, dit-il d'un ton autoritaire.
Dierdre vit l'amour paternel dans ses yeux et cela la toucha.
“Mes hommes t'escorteront”, ajouta-t-il. “Ils peuvent t'emmener loin d'ici. Pars maintenant ! Et ne m'oublie pas.”
Dierdre écrasa une larme quand elle vit son père la regarder avec tant d'amour. Elle secoua la tête et enleva de ses épaules les mains de son père.
“Non, Père”, dit-elle. “C'est ma cité, et je mourrai à tes —”
Avant qu'elle ait pu finir sa phrase, une terrible explosion fendit l'air. D'abord perplexe, elle crut que c'était une autre cloche, puis elle comprit : c'était un tir de canon. Pas seulement un seul, mais des centaines.
Rien que l'onde de choc fit perdre l'équilibre à Dierdre. Elle déchira l'atmosphère avec une telle force que Dierdre eut l'impression qu'elle lui avait fendu les oreilles en deux. Ensuite, elle entendit le sifflement aigu des boulets et, quand elle regarda vers la mer, elle se sentit submergée par une vague de panique en voyant des centaines de boulets énormes, semblables à des chaudrons de fer dans le ciel, décrire un arc élevé et se diriger droit sur sa cité adorée.
Il y eut un autre son, pire que le précédent : le son du fer qui démolissait la pierre. L'air lui-même gronda sous le coup des explosions qui se succédèrent. Dierdre trébucha et tomba. Tout autour d'elle, les grands bâtiments de Ur, des chefs-d’œuvre d'architecture, des monuments qui avaient tenu des milliers d'années, furent détruits. A sa grande horreur, ces bâtiments en pierre aux murs de trois mètres d'épaisseur, des églises, des tours de guet, des fortifications, des remparts, furent tous réduits en morceaux par les boulets. Ils s'écroulèrent devant ses yeux.
Un bâtiment après l'autre s'écroula au sol et il y eut des avalanches de décombres.
C'était écœurant à regarder. En roulant par terre, Dierdre vit une tour en pierre de trente mètres de hauteur commencer à tomber sur le côté. Elle ne put que regarder les centaines de personnes qui se trouvaient sous la tour lever les yeux et hurler de terreur quand le mur de pierre les écrasa.
Une autre explosion suivit.
Puis une autre.
Puis encore une autre.
Tout autour d'elle, de plus en plus de bâtiments explosaient et tombaient et des milliers de personnes étaient immédiatement écrasées dans d'immenses panaches de poussière et de débris. De gros blocs de pierre roulaient comme des cailloux dans toute la cité pendant que des bâtiments s'écrasaient les uns contre les autres puis s'écroulaient et tombaient par terre. Pendant ce temps, les boulets pleuvaient sans arrêt, fracassaient de précieux bâtiments les uns après les autres, transformaient en tas de décombres ce qui avait été une cité majestueuse.
Dierdre finit par se relever. Choquée, un sifflement dans les oreilles, elle regarda autour d'elle et, entre des nuages de poussière, elle vit les rues pleines de cadavres, de mares de sang, comme si toute la cité avait été rayée de la carte en un instant. Elle regarda du côté de la mer, vit d'autres navires qui attendaient par milliers pour passer à l'attaque et comprit que tout ce qu'ils avaient prévu n'avait été qu'une blague. Ur était déjà détruite et les navires n'avaient même pas accosté. A quoi bon toutes ces armes, toutes ces chaînes et ces piques, maintenant ?
Dierdre entendit des gémissements, regarda et vit un des braves hommes de son père, un homme qu'elle avait autrefois aimé tendrement, allongé par terre, mort, à seulement quelques mètres d'elle, écrasé par une pile de décombres qui aurait dû atterrir sur elle si elle n'avait elle pas trébuché et si elle n'était pas tombée. Elle allait l'aider quand l'air trembla soudain sous le grondement d'une autre volée de boulets.
Puis d'une autre.
Il y eut un sifflement puis d'autres explosions et d'autres destructions de bâtiments. Les tas de décombres montèrent plus haut et d'autres personnes moururent. Dierdre fut à nouveau renversée. Un mur de pierre s'écroula à côté d'elle et la rata de peu.
Il y eut une accalmie dans les tirs et Dierdre se releva. Un mur de décombres bloquait maintenant sa vue de la mer mais elle sentait que les Pandésiens s'étaient rapprochés et avaient atteint la plage, ce qui expliquait pourquoi les tirs avaient cessé. D'immenses nuages de poussière flottaient dans l'air et, dans le silence inquiétant, tout autour de Dierdre, on n'entendait que les gémissements des morts. Elle regarda et, à côté d'elle, vit Marco qui pleurait de détresse en essayant de dégager le corps d'un de ses amis. Dierdre regarda vers le bas et vit que le garçon était déjà mort, écrasé sous le mur de ce qui avait été un temple.
Elle se retourna, se souvint de ses filles et fut bouleversée quand elle vit que plusieurs d'entre elles avaient aussi été écrasées. Cela dit, trois d'entre elles avaient survécu et essayaient vainement de sauver les autres.
On entendit le cri des fantassins pandésiens qui, sur la plage, fonçaient vers Ur. Dierdre pensa à la proposition de son père et se souvint que ses hommes pouvaient encore lui permettre de s'échapper d'ici. Elle savait que, si elle restait ici, elle mourrait, et pourtant, c'était ce qu'elle voulait. Elle refusait de fuir.
A côté d'elle, son père, une estafilade au front, se leva des décombres, tira son épée et mena bravement ses hommes dans une charge vers la pile de décombres. Elle comprit fièrement qu'il se ruait vers l'ennemi. Maintenant, la bataille allait se dérouler entre fantassins et des centaines d'hommes se rassemblaient derrière lui. Ils se précipitaient tous en avant avec un tel courage que ça la rendait fière d'eux.
Elle les suivit, tira son épée et escalada les énormes blocs de pierre qui se trouvaient devant elle, prête à se battre à ses côtés. Alors qu'elle se ruait vers le sommet, elle s'arrêta, sidérée par ce qu'elle vit : des milliers de soldats pandésiens, qui portaient leur armure jaune et bleue, noircissaient la plage et chargeaient vers le tas de décombres. Ces hommes étaient bien entraînés, bien armés et frais et dispos, alors que les hommes de son père n'étaient que quelques centaines, avaient des armes rudimentaires et étaient déjà tous blessés.