Lorna appliqua les paumes sur son cœur et, quand elle le fit, elle sentit une poussée d'énergie, une chaleur intense le pénétrer par l'intermédiaire de ses paumes. Elle invoqua ses pouvoirs et demanda que Thurn revienne à la vie.
Thurn ouvrit soudain les yeux et se redressa en inspirant profondément, en haletant et en crachant de l'eau. Il toussa et les autres hommes se ruèrent en avant et l'enveloppèrent dans des fourrures pour le réchauffer. Lorna était ravie. Elle regarda la couleur lui revenir au visage et comprit qu'il vivrait.
Lorna sentit soudain qu'on lui entourait les épaules d'une fourrure chaude, se retourna et vit Merk qui se tenait au-dessus d'elle en souriant et l'aidait à se relever.
Les hommes se rassemblèrent bientôt autour d'elle en la regardant avec encore plus de respect.
“Et maintenant ?” demanda sérieusement Merk en s'approchant d'elle. Il était presque obligé de crier pour se faire entendre en dépit du vent et du grincement de leur navire qui tanguait.
Lorna savait qu'il leur restait peu de temps. Elle ferma les yeux, leva les paumes vers le ciel et, lentement, sentit la charpente de l'univers. L'Épée de Flammes était détruite, Knossos aussi, les dragons étaient en fuite et elle avait besoin de savoir où Escalon avait le plus besoin d'eux en cette période de crise.
Elle sentit soudain la vibration de l'Épée Inachevée à côté d'elle et elle comprit. Elle se tourna vers Alec, qui la regardait fixement, attendant visiblement sa décision.
Elle sentit la destinée spéciale d'Alec monter en elle.
“Tu ne poursuivras plus les dragons”, dit-elle. “Ceux qui se sont enfuis ne viendront pas te retrouver : ils ont peur de toi, maintenant, et si tu les recherches, tu ne les trouveras pas. Ils sont partis se battre en d'autres endroits d'Escalon. C'est maintenant à quelqu'un d'autre de les détruire.”
“Que ferai-je, alors, ma dame ?” demanda-t-il, visiblement surpris.
Elle ferma les yeux et sentit la réponse venir à elle.
“Les Flammes”, répondit Lorna, sentant avec certitude que c'était la réponse. “Il faut les rétablir. C'est la seule façon d'empêcher Marda de détruire Escalon. C'est ce qui compte le plus, maintenant.”
Alec avait l'air perplexe.
“Quel rapport avec moi ?” demanda-t-il.
Elle le regarda fixement.
“L'Épée Inachevée”, répondit-elle. “C'est le dernier espoir. Elle est seule à pouvoir rétablir le Mur de Flammes. Il faut la ramener à l'endroit d'où elle vient. Tant que ce ne sera pas fait, Escalon ne pourra jamais être en sécurité.”
Il la regarda fixement, clairement surpris.
“Et où est cet endroit ?” demanda-t-il, alors que les hommes se rapprochaient pour écouter.
“Au nord”, répondit-elle. “Dans la Tour d'Ur.”
“Ur ?” demanda Alec, dérouté. “La tour n'a-t-elle pas déjà été détruite ?”
Lorna hocha la tête.
“La tour, oui”, répondit-elle, “mais pas ce qui se trouve en dessous.”
Elle inspira profondément. Tous les hommes la regardaient avec fascination.
“La tour contient une chambre secrète loin au-dessous du sol. La tour n'a jamais été le plus important : elle n'était qu'une diversion. Ce qui compte le plus, c'est ce qui se trouve au-dessous. Là-bas, l'Épée Inachevée trouvera sa demeure. Quand tu la ramèneras, le pays sera en sécurité et les Flammes rétablies pour toujours.”
Alec inspira profondément, visiblement en train de digérer toutes ces informations.
“Vous voulez que j'aille vers le nord ?” demanda-t-il. “A la tour ?”
Elle hocha la tête.
“Ce sera un voyage périlleux”, répondit-elle. “Tu trouveras des ennemis partout. Emmène les hommes des Îles Perdues avec toi. Remonte le Chagrin et ne t'arrête que quand tu auras rejoint Ur.”
Elle s'avança et lui plaça une main sur l'épaule.
“Ramène l'épée”, ordonna-t-elle, “et sauve-nous.”
“Et vous, ma dame ?” demanda Alec.
Elle ferma les yeux, ressentit une terrible poussée de douleur et comprit immédiatement où il fallait qu'elle aille.
“En ce moment, Duncan est en train de mourir”, dit-elle, “et je suis la seule à pouvoir le sauver.”
CHAPITRE SEPT
Aidan traversait le désert avec les hommes de Leifall, Cassandra d'un côté, Anvin de l'autre et White à ses pieds. Alors qu'ils galopaient en soulevant un nuage de poussière, Aidan se sentait fou de joie et de fierté d'avoir remporté la victoire. Il avait aidé à accomplir l'impossible, à détourner les chutes, à modifier le flux gigantesque d'Everfall, à envoyer ses eaux traverser les plaines et inonder le canyon, ce qui avait sauvé son père juste à temps. Alors qu'il approchait, très impatient de retrouver son père, Aidan voyait les hommes de son père au loin, entendait leurs cris de jubilation même d'ici, et il se sentait rempli de fierté. Ils avaient réussi.
Aidan était ravi que son père et ses hommes aient survécu, que le canyon soit inondé jusqu'à en déborder, que des milliers de Pandésiens aient péri et soient rejetés à leurs pieds. Pour la première fois, Aidan eut la forte sensation d'avoir un but et d'appartenir à une communauté. Il avait réellement contribué à la cause de son père en dépit de son jeune âge et il sentait qu'il était un homme parmi les hommes. Il sentait que c'était un des grands moments de sa vie.
Alors qu'ils galopaient dans le soleil brillant, Aidan attendait avec impatience le moment où il reverrait son père, la fierté qu'il verrait dans ses yeux, sa gratitude et surtout son regard respectueux. Aidan était certain que, maintenant, son père le considérerait comme un égal, comme l'un des siens, un véritable guerrier. Aidan n'avait jamais rien voulu d'autre.
Aidan poursuivit sa route, le son tonitruant des chevaux dans les oreilles, couvert de boue, brûlé par le soleil au cours de sa longue chevauchée. Finalement, quand ils franchirent la colline et la dévalèrent, il vit le chemin qui leur restait à parcourir. Il regarda le groupe des hommes de son père, le cœur battant d'anticipation quand, soudain, il se rendit compte que quelque chose n'allait pas.
Là-bas, au loin, les hommes de son père se séparaient et, en leur sein, il vit une silhouette qui marchait seule dans le désert. Une fille.
C'était absurde. Que faisait une fille là-bas, seule, et pourquoi marchait-elle vers son père ? Pourquoi tous les hommes s'étaient-ils arrêtés pour la laisser passer ? Aidan ne savait pas exactement ce qui n'allait pas mais, à la façon dont son cœur battait la chamade, quelque chose en son for intérieur lui disait que les ennuis n'étaient pas loin.
Chose encore plus étrange, quand Aidan s'approcha, il fut étonné quand il reconnut l'apparence singulière de la fille. Il vit son manteau en daim et en cuir, ses grandes bottes noires, le bâton qu'elle tenait, ses longs cheveux blond-clair, son visage et des traits pleins de fierté, et il cligna des yeux, perplexe.
Kyra.
Sa confusion ne fit que s'accroître. Alors qu'il la regardait marcher, voyait sa démarche, la façon dont elle tenait ses épaules, il comprenait que quelque chose n'allait pas tout à fait. Ça lui ressemblait mais ce n'était pas elle. Ce n'était pas la sœur avec laquelle il avait vécu toute sa vie, avec laquelle il avait passé tant d'heures à lire des livres, assis sur ses genoux.
Aidan était encore à cent mètres quand son cœur se mit à battre la chamade. Sa sensation d'anxiété se fit plus profonde. Il baissa la tête, donna un coup de pied à son cheval et le fit se presser, galoper à une vitesse à lui couper le souffle. Il avait un pressentiment désagréable, sentait l'imminence d'un désastre en voyant la fille s'approcher de Duncan.
“PÈRE !” hurla-t-il.
Cependant, il était trop loin et son cri fut noyé par le vent.
Aidan galopa plus vite, sema la troupe, dévala la montagne. Il regarda, impuissant, la fille tendre le bras pour enlacer son père.
“NON, PÈRE !” cria-t-il.
Il était à cinquante mètres, puis à quarante, puis à trente mais encore trop loin pour faire autre chose que regarder.
“WHITE, COURS !” ordonna-t-il.
White fonça, courant encore plus vite que le cheval. Pourtant, Aidan savait quand même qu'il n'arriverait pas à temps.
Alors, il regarda la scène se dérouler. A sa grande horreur, la fille tendit le bras et plongea un poignard dans la poitrine de son père. Son père écarquilla les yeux et tomba à genoux.
Aidan eut l'impression qu'on venait de le poignarder, lui aussi. Il sentit tout son corps s'effondrer en lui. Il ne s'était jamais senti aussi impuissant de la vie. Tout était arrivé si rapidement, les hommes de son père se tenaient là, perplexes, interloqués. Personne n'avait la moindre idée de ce qui se passait, sauf Aidan. Il avait compris tout de suite.
A encore vingt mètres, Aidan, désespéré, porta la main à la taille, sortit le poignard que Motley lui avait donné, tendit le bras en arrière et le lança.
Le poignard s'envola, tourna sur lui-même en scintillant dans la lumière et se dirigea vers la fille. Elle sortit son poignard, fit une grimace, se prépara à poignarder Duncan une fois de plus quand, soudain, le poignard d'Aidan atteignit sa cible. Aidan eut au moins la satisfaction de le voir lui perforer le dos de la main, de la voir hurler et laisser tomber son arme. Son cri n'avait rien d'humain et n'était certainement pas celui de Kyra. Qui qu'elle soit, Aidan l'avait démasquée.
Elle se tourna vers lui et, quand elle le fit, Aidan regarda avec horreur son visage se transformer. Ses traits de jeune fille furent remplacés par une silhouette virile et grotesque qui, en quelques secondes, devint plus grande qu'eux tous. Aidan écarquilla les yeux, choqué. Ce n'était pas sa sœur. Ce n'était autre que Sa Sainteté le Grand Ra.
Les hommes de Duncan le regardaient fixement eux aussi, choqués. D'une façon ou d'une autre, le poignard qui lui avait perforé la main avait défait l'illusion, avait réduit à néant toute la magie noire qu'il avait utilisée pour tromper Duncan.
Au même moment, White se jeta brusquement en avant, fendit l'air d'un bond, atterrit sur la poitrine de Ra avec ses énormes pattes et le fit reculer. Le chien grogna, lui mordit la gorge, l'égratigna. Il lui griffa le visage, prit Ra complètement au dépourvu et l'empêcha de se reprendre et d'attaquer Duncan une fois de plus.
Se débattant dans la poussière, Ra regarda le ciel et cria quelques mots en une langue qu'Aidan ne comprit pas. On aurait dit qu'il invoquait un sort ancien.
Et ensuite, soudain, Ra disparut dans une boule de poussière.
Il ne restait plus que son poignard ensanglanté, qui était tombé par terre.
Et là, dans une mare de sang, gisait le père d'Aidan, immobile.
CHAPITRE HUIT
Vesuvius chevauchait vers le nord en traversant la campagne, galopant sur le dos du cheval qu'il avait volé après avoir tué un groupe de soldats pandésiens. Depuis, il avait perpétué des massacres, avait à peine ralenti en traversant village après village et en tuant des femmes et des enfants innocents. Parfois, il était passé par un village pour y trouver nourriture et armes et, d'autres fois, il ne l'avait fait que parce qu'il aimait tuer. Il fit un grand sourire en se souvenant des nombreux villages qu'il avait incendiés, effacés du paysage tout seul. Il fallait qu'il laisse son empreinte sur Escalon où qu'il aille.
Alors qu'il sortait du dernier village, Vesuvius grogna et lança une torche enflammée. Il la regarda atterrir sur un toit de plus et incendier un autre village avec satisfaction. Il sortit brusquement du village avec joie. C'était le troisième village qu'il incendiait cette heure-ci. Il les aurait tous incendiés s'il avait pu, mais il avait des choses urgentes à faire. Il éperonna son cheval, déterminé à rejoindre ses trolls et à les commander lors de la dernière étape de leur invasion. Ils avaient plus que jamais besoin de lui, maintenant.
Vesuvius chevaucha sans arrêt, traversa les grandes plaines et entra dans la partie septentrionale d'Escalon. Il sentait que son cheval se fatiguait, mais il ne l'en éperonnait que plus. Peu lui importait de tuer sa monture à la tâche. En fait, il espérait que c'était ce qui arriverait.
Alors que le soleil s'allongeait dans le ciel, Vesuvius sentait que sa nation de trolls se rapprochait, l'attendait; il le sentait dans l'air. Cela le rendait extrêmement joyeux de se dire que son peuple était finalement ici, en Escalon, de ce côté des Flammes. Pourtant, à mesure qu'il chevauchait, il se demandait pourquoi ses trolls n'étaient pas déjà allés plus loin vers le sud pour piller toute la campagne. Qu'est-ce qui les arrêtait ? Ses généraux étaient-ils incompétents au point de ne rien pouvoir faire sans lui ?
Vesuvius sortit finalement d'une longue étendue de bois et, quand il le fit, son cœur bondit de joie quand il vit ses forces répandues dans les plaines d'Ur. Il eut le grand plaisir de voir des dizaines de milliers de trolls se rassembler. Pourtant, quelque chose le rendait perplexe : au lieu d'avoir l'air victorieux, ces trolls avaient l'air démoralisés, tristes. Comment pouvaient-ils l'être ?
Alors que Vesuvius regardait son peuple se tenir là, inactif, il rougit de dépit. En son absence, ils avaient tous l'air démoralisés, comme s'ils n'avaient plus envie de se battre. Les Flammes avaient finalement été baissées, Escalon était à eux : qu'attendaient-ils ?
Vesuvius finit par les rejoindre et, quand il fit une entrée fracassante dans la foule et galopa en leur sein, il les regarda tous se retourner et le regarder avec choc, peur, puis avec espoir. Ils se figèrent tous et le fixèrent du regard. Il avait toujours eu cet effet sur eux.
Vesuvius descendit de son cheval d'un bond et, sans hésiter, il leva haut sa hallebarde, se retourna brusquement et décapita son cheval. Le cheval se tint là un instant, sans tête, puis il tomba par terre, mort.
Voilà, pensa Vesuvius, qui t'apprendra à courir plus vite.
De plus, il aimait toujours tuer quelque chose quand il arrivait quelque part.
Quand il s'avança vers eux, enragé, décidé à obtenir des réponses, Vesuvius vit la peur dans le regard de ses trolls.
“Qui commande ces hommes ?” demanda-t-il d'un ton autoritaire.
“Moi, mon seigneur.”
Vesuvius se tourna et vit un troll grand et gros lui faire face. C'était Suves, son commandant adjoint à Marda, et des dizaines de milliers de trolls se tenaient derrière lui. Vesuvius s'aperçut que Suves essayait d'avoir l'air fier mais ne pouvait cacher la peur qui se voyait dans son regard.
“Nous pensions que vous étiez mort, mon seigneur”, ajouta-t-il en guise d'explication.
Vesuvius se renfrogna.
“Je ne meurs pas”, répliqua-t-il d'un ton sec. “La mort, c'est pour les lâches.”
Dans la peur et le silence, les trolls fixaient tous Vesuvius, qui serrait et desserrait les doigts avec lesquels il tenait sa hallebarde.
“Et pourquoi vous êtes-vous arrêtés ici ?” demanda-t-il d'un ton autoritaire. “Pourquoi n'avez-vous pas détruit la totalité d'Escalon ?”
Le regard effrayé de Suves faisait l'aller-retour entre ses hommes et Vesuvius.
“Nous avons rencontré un obstacle, mon maître”, finit-il par admettre.
Vesuvius ressentit une poussée de rage.
“Un obstacle !?” répliqua-t-il d'un ton sec. “Quel obstacle ?”
Suves hésita.
“L'homme que l'on nomme Alva”, dit-il finalement.
Alva. Le nom troubla Vesuvius. Le plus grand sorcier d'Escalon, le seul qui soit peut-être plus fort que lui.
“Il a ouvert une fissure dans la terre”, expliqua Suves. “Un canyon que nous n'avons pas pu traverser. Il a séparé le sud du nord. Trop d'entre nous ont déjà péri en essayant de passer. C'est moi qui ai sonné la retraite et qui ai sauvé tous ces trolls que tu vois ici aujourd'hui. C'est moi que vous devriez remercier pour avoir préservé leur précieuse vie. C'est moi qui ai sauvé notre nation. Pour ça, mon maître, je vous demande de m'offrir une promotion et de me donner une armée personnelle. Après tout, maintenant, cette nation compte sur moi pour la diriger.”