La cité était emplie de lumière, se reflétant du port, dominée par le son toujours présent des vagues, car la ville, en forme de fer à cheval, suivait le rivage du port, et des vagues se brisaient contre ses digues dorées. Entre la lumière étincelante de l’océan, les rayons des deux soleils au-dessus, et l’or toujours présent, Volusia aveuglait résolument les yeux. Encadrant tout cela, à l’entrée du port, s’élevaient deux imposants piliers, touchant presque le ciel, des bastions de pouvoir.
La cité était construite pour intimider, réalisa Godfrey, pour exsuder la richesse, et elle le faisait très bien. C’était une ville qui respirait le progrès et la civilisation, et si Godfrey n’avait pas su pour la cruauté de ses habitants, ç’aurait été une ville où il aurait lui-même aimé vivre. C’était si différent de ce que l’Anneau pouvait offrir. Les cités de l’Anneau étaient construites pour fortifier, protéger, défendre. Ces villes de l’Empire, de l’autre côté, étaient ouvertes, sans crainte, et construites pour projeter de la richesse. C’était logique, réalisa Godfrey : après tout, les cités de l’Empire ne craignaient d’être attaquées par personne.
Godfrey entendit une clameur droit devant, et alors qu’ils tournaient le long d’une allée et passaient un coin, soudain, une grande cour s’ouvrit devant eux, avec le port derrière elle. C’était une large place pavée de pierre, un carrefour majeur de la cité, des dizaines de rues en partaient, dans des dizaines de directions. Tout cela était visible par coups d’œil à travers une arche de pierre à environ vingt mètres devant. Godfrey sut qu’une fois que leur entourage l’aurait passée, ils seraient tous à découvert, exposés, avec tous les autres. Ils ne pourraient plus s’esquiver.
Encore plus déconcertant, Godfrey vit des esclaves affluer depuis toutes les directions, tous conduits sur la place par les contremaîtres, des esclaves des quatre coins de l’Empire, de toute sorte de race, tous enchaînés, trainés vers une plate-forme devant l’océan. Des esclaves se tenaient en haut, pendant que de riches citoyens de l’Empire les étudiaient et faisaient des offres. Cela ressemblait à une vente aux enchères.
Une clameur s’éleva, et Godfrey observa un noble de l’Empire examiner la mâchoire d’un esclave, à la peau blanche et de longs cheveux raides et bruns. Le noble opina avec satisfaction, et un contremaître s’avança puis enchaîna l’esclave, comme s’il concluait une transaction. Le contremaître attrapa l’esclave par le col de sa chemise et le jeta, tête la première, de la plate-forme au sol. L’homme s’envola, heurta durement le sol, et la foule poussa une acclamation de satisfaction, tandis que plusieurs soldats s’avançaient, se saisirent de lui et l’entraînèrent.
Une autre suite d’esclave émergea d’un autre coin de la cité, et Godfrey regarda un esclave être poussé en avant, le plus trapu, plus grand que les autres de trente centimètres, fort et en bonne santé. Un soldat de l’Empire leva sa hache et l’esclave se prépara au coup à venir.
Mais le contremaître trancha ses chaînes, le son du métal heurtant la pierre résonna dans la cour.
L’esclave fixa du regard le contremaître, confus.
« Je suis libre ? » demanda-t-il.
Mais plusieurs soldats se précipitèrent en avant, se saisirent des bras de l’esclave, et le trainèrent jusqu’à la base d’une statue en or au bord du port, une autre statue de Volusia, son doigt pointé vers la mer, des vagues se brisant à ses pieds.
La foule se rassembla et se rapprocha alors que les hommes maintenaient l’homme au sol, la tête appuyée par terre, visage au sol, sur le pied de la statue.
« NON ! » cria l’homme.
Le soldat de l’Empire fit un pas en avant et leva sa hache, et cette fois-ci décapita l’homme.
La foule poussa des cris de joie, ils tombèrent tous à genoux et s’inclinèrent vers le sol, vénérant la statue tandis que le sang coulait sur ses pieds.
« Un sacrifice à notre grande déesse ! » s’écria un soldat. « Nous te consacrons le premier et le meilleur de nos fruits ! »
La foule poussa encore des acclamations.
« Je ne sais pas pour vous », se fit entendre la voix de Merek dans l’oreille de Godfrey, pressant, « mais je ne vais pas me faire sacrifier à une quelconque idole. Pas aujourd’hui. »
Un autre claquement de fouet s’éleva, et Godfrey pouvait voir la porte d’entrée se rapprocher. Son cœur palpitait tandis qu’il réfléchissait à ces mots, et il savait que Merek avait raison. Il savait qu’il devait faire quelque chose – et rapidement.
Godfrey se tourna à cause d’un mouvement soudain. Du coin des yeux, il vit cinq hommes, portant des capes et des capuchons rouge vif, marchant rapidement le long d’une rue dans l’autre sens. Il remarqua qu’ils avaient une peau blanche, des mains et des visages pâles, vit qu’ils étaient plus petits que les brutes imposantes de la race de l’Empire, et immédiatement il sut qui ils étaient : des Finiens. Un des grands talents de Godfrey était sa capacité à graver des contes dans sa mémoire même en étant soûl ; il avait écouté attentivement durant ces dernières lunes pendant que le peuple de Sandara avait raconté, bien des fois, des histoires sur Volusia autour du feu. Il avait écouté leurs descriptions de la cité, de son histoire, de toutes les races réduites en esclavage, et de la seule race libre : les Finiens. La seule exception à la règle. Ils avaient été autorisés à vivre libre, génération après génération, car ils étaient trop riches pour être tués, avaient trop de connections, étaient trop capables de se rendre indispensables, et de négocier dans l’échange de pouvoir. Ils étaient facilement reconnaissables, lui avait-on dit, par leur peau trop pâle, par leurs capes rouge vif et leurs cheveux rougeoyants.
Godfrey eut une idée. C’était maintenant ou jamais.
« BOUGEZ ! » cria-t-il à ses amis.
Godfrey se tourna et entra en action, sortant en courant hors de l’arrière du convoi, sous les regards perplexes des esclaves enchaînés. Les autres, fut-il soulagé de voir, suivirent sur ses talons.
Godfrey courait, essoufflé, alourdi par les lourds sacs d’or pendus à sa taille, comme l’étaient les autres, tintant pendant qu’ils avançaient. Devant lui il repéra les cinq Finiens tournant vers une allée étroite ; il courut droit vers eux, et pria seulement pour qu’ils puissent passer le coin dans être détectés par des yeux de l’Empire.
Godfrey, le cœur battant dans ses oreilles, passa le coin et vit les Finiens devant lui ; sans réfléchir, il bondit dans les airs et se jeta sur le groupe par-derrière.
Il réussit à en plaquer trois au sol, se fit mal aux côtes en heurtant la pierre et roula avec eux. Il leva les yeux et vit Merek, suivant son exemple, en tacler un autre, Akorth bondir et en clouer un au sol, et vit Fulton sauter sur le dernier, le plus petit de la bande. Fulton, Godfrey fut embêté de le constater, le manqua, et à la place il s’effondra au sol en grognant.
Godfrey en assomma un sol et en maintint un autre, mais il paniqua en voyant le plus petit d’entre eux encore en train de courir, libre, et sur le point de passer le coin. Il jeta un regard du coin de l’œil et vit Ario s’avancer calmement, se baisser et ramasser une pierre, l’examiner, puis la lancer.
Ce fut un jet parfait, qui frappa le Finien à la tempe alors qu’il tournait au coin, et l’envoya à terre. Ario courut jusqu’à lui, le dépouilla de sa cape et commença à l’enfiler, ayant compris les intentions de Godfrey.
Godfrey, encore en train de lutter avec l’autre Finien, leva finalement le bras et lui donna un coup de coude au visage, ce qui l’assomma. Akorth agrippa enfin son Finien par sa chemise et cogna sa tête contre le sol de pierre deux fois, ce qui le sonna lui aussi. Merek étouffa le sien assez longtemps pour qu’il perde conscience, et Godfrey jeta un coup d’œil pour le voir se mettre sur le dernier Finien et placer une dague contre sa gorge.
Godfrey était sur le point de lui crier d’arrêter, mais une voix s’éleva dans les airs et le devança :
« Non ! » ordonna une voix sévère.
Godfrey leva les yeux pour voir Ario debout au-dessus de Merek, sourcils froncés.
« Ne le tue pas ! », lui commanda Ario.
Merek le regarda d’un air maussade.
« Les hommes morts ne parlent pas », dit-il. « Je le laisse partir, nous mourrons tous. »
« Je m’en fiche », dit Ario, « il ne nous a rien fait. Il ne sera pas tué. »
Merek, défiant, se releva lentement et fit face à Ario. Il se planta devant lui.
« Tu fais la moitié de ma taille, mon garçon », s’énerva Merek, bouillonnant, « et je tiens la dague. Ne me tente pas. »
« Je mesure peut-être la moitié de ta taille », répondit calmement Ario, « mais je suis deux fois plus rapide. Viens après moi et je t’arracherais cette dague et te trancherais la gorge avant que tu n’aies fini ton geste. »
Godfrey fut abasourdi par cet échange, surtout par le calme d’Ario. C’était surréel. Il ne cligna pas des yeux ni ne bougea un muscle, et il parla comme s’il avait la conversation la plus paisible au monde. Cela rendait ses mots encore plus convaincants.
Merek dû le penser, lui aussi, car il ne fit pas un geste. Godfrey savait qu’il devait faire cesser cela, rapidement.
« L’ennemi n’est pas ici », dit-il, se précipitant vers eux et abaissant le poignet de Merek. « Il est là-bas, au-dehors. Si nous nous battons entre nous, nous n’avons aucune chance. »
Par chance, Merek le laissa baisser son poignet, et il rengaina sa dague.
« Dépêchons maintenant », ajouta Godfrey. « Vous tous. Déshabillez-les et mettez leurs vêtements. Nous sommes Finiens à présent. »
Ils dépouillèrent tous les Finiens et enfilèrent leurs capes rouge vif et leurs capuchons.
« C’est ridicule », dit Akorth.
Godfrey l’examina et vit que son ventre était trop gros, et qu’il était trop grand ; la cape était trop courte, exposant ses chevilles.
Merek ricana.
« Tu aurais dû prendre une pinte de moins », dit-il.
« Je ne vais pas porter ça ! » dit Akorth.
« Ce n’est pas un défilé de mode », dit Godfrey. « Préfèreriez-vous être découverts ? »
Akorth céda à contrecœur.
Godfrey se tint là et les regarda tous les cinq, debout, portant les capes rouges, dans cette cité hostile, encerclés par leurs ennemis. Il savait que leurs chances étaient minces, au mieux.
« Et maintenant ? » demanda Akorth.
Godfrey se tourna et jeta un regard au bout de l’allée, menant à la cité. Il savait que le temps était venu.
« Allons voir ce que nous réserve Volusia. »
CHAPITRE CINQ
Thor se tenait à la proue d’un petit vaisseau à voile, Reece, Selese, Elden, Indra, Matus et O’Connor assis derrière lui, sans qu’aucun d’eux ne rame, le vent mystérieux et le courant rendant tout effort futile. Il les porterait, réalisa Thor, où il les porterait, et peu importait combien ils pouvaient ramer ou aller à voile, cela ne ferait pas la différence. Thor jeta un regard par-dessus son épaule, vit les grandes falaises noires marquant l’entrée du Pays des Morts disparaître au loin, et se sentit soulagé. Il était temps de regarder vers l’avant, de trouver Guwayne, d’entamer un nouveau chapitre de sa vie.
Thor jeta un regard en arrière et vit Selese assise dans le bateau, à côté de Reece, tenant sa main, et, devait-il l’admettre, la vue était déconcertante. Thor était ravi de la voir à nouveau dans le monde des vivants, et ravi de voir son ami si heureux. Pourtant, il devait le reconnaître, cela lui faisait éprouver un sentiment angoissant. Selese était là, autrefois morte, maintenant ramenée à la vie. Il avait l’impression que d’une manière ou d’une autre ils avaient changé le cours naturel des choses. En l’examinant, il remarqua qu’elle avait un aspect translucide et éthéré, et même si elle était réellement là, en chair et en os, il ne pouvait s’empêcher de la voir comme morte. Il ne pouvait s’empêcher de se demander, malgré lui, si elle était vraiment de retour, pour de bon, combien son temps durerait avant qu’elle ne reparte.
Mais Reece, d’un autre côté, ne voyait à l’évidence pas les choses de la même manière. Il était totalement énamouré, l’ami de Thor était joyeux pour la première fois depuis bien longtemps. Thor pouvait le comprendre: après tout, qui ne voudrait pas d’une chance de réparer ses torts, de s’amender pour ses erreurs passées, de voir une personne dont on était sûr que l’on ne la reverrait jamais ? Reece serrait sa main, les yeux fixés sur les siens, et elle caressait son visage tandis qu’il l’embrassait.
Les autres, remarqua Thor, paraissaient perdus, comme s’ils avaient été dans les profondeurs de l’enfer, dans un endroit qu’ils ne pouvaient pas aisément chasser de leur esprit. Ces idées noires persistaient lourdement, et Thor les sentait, lui aussi, balayant les flashbacks de son esprit. Il y avait une aura de mélancolie, alors qu’ils étaient tous endeuillés par la perte de Conven. Thor, en particulier, tournait et retournait dans sa tête pour savoir s’il y avait eu quoi que ce soit qu’il aurait pu faire pour le stopper. Thor balaya la mer du regard, examinant l’horizon gris, l’océan sans fin, et il se demanda comment Conven avait pu prendre la décision qu’il avait prise. Il comprenait son profond chagrin pour son frère, cependant Thor n’aurait jamais pris la même décision. Thor prit conscience qu’il ressentait de la douleur pour la perte de Conven, dont la présence avait toujours été palpable, qui avait toujours paru être à ses côtés, depuis leur premier jour à la Légion. Thor se rappela quand il était venu le voir à la prison, de son discours sur le fait d’avoir une seconde chance dans la vie, de toutes ses tentatives pour lui remonter le moral, pour l’aider à s’en sortir, pour le ramener.
Toutefois, réalisa Thor, quoi qu’il ait pu faire, il n’avait jamais vraiment pu ramener Conven. La meilleure part de ce dernier avait toujours été avec son frère. Thor se remémora l’expression sur le visage de Conven quand il était resté en arrière et que les autres étaient partis. Ce n’était pas un air de regret ; c’était un air de pure joie. Thor avait senti qu’il était heureux. Et il savait qu’il ne devait pas entretenir trop de regrets. Conven avait pris sa propre décision, et c’était plus que ce que la plupart des gens obtenaient dans ce monde. Et après tout, Thor savait qu’ils se verraient à nouveau. En fait, peut-être que Conven serait celui qui attendrait pour l’accueillir quand il mourrait. La mort, Thor le savait, les guettait tous. Peut-être pas aujourd’hui, ou demain. Mais un jour.
Thor essaya de secouer ces sombres pensées ; il regarda au delà et s’obligea à se concentrer sur l’océan, parcourant les eaux du regard dans toutes les directions, à la recherche d’un signe quelconque de Guwayne. Il savait qu’il était probablement futile de le chercher là, en haute mer, et pourtant Thor se sentait mobilisé, empli d’un optimisme renouvelé. Il savait désormais, au moins, que Guwayne était en vie, et c’était tout ce dont il avait besoin d’entendre. Rien ne s’arrêterait pour le retrouver.
« Où penses-tu que ce courant nous emporte ? » demanda O’Connor, tendant le bras par-dessus bord et effleurant l’eau du bout des doigts.
Thor tendit le bras et toucha l’eau chaude, lui aussi ; elle passait si vite, comme si l’océan ne pouvait les emmener où qu’il les entraîne assez vite.
« Tant que c’est loin d’ici, je m’en fiche », dit Elden, jetant un regard par-dessus son épaule, effrayé par les falaises.
Thor entendit un cri perçant, en hauteur, leva les yeux et fut ravi de voir sa vieille amie, Estopheles, décrire des cercles au-dessus. Elle plongea en larges cercles autour d’eux, puis remonta dans les airs. Thor avait l’impression qu’elle les guidait, les encourageant à la suivre.
« Estopheles, mon amie », murmura Thor vers les cieux. « Soit nos yeux. Mène-nous à Guwayne. »