Edouard somnole; ses pensées insensiblement prennent un autre cours. Il se demande s’il aurait deviné, à la seule lecture de la lettre de Laura, qu’elle a les cheveux noirs? Il se dit que les romanciers, par la description trop exaâe de leurs personnages, gênent plutôt l’imagination qu’ils ne la servent et qu’ils devraient laisser chaque leâeur se représenter chacun de ceux-ci comme il lui plaît. Il songe au roman qu’il prépare, qui ne doit ressembler à rien de ce qu’il a écrit jusqu’alors. Il n’est pas assuré que Les Faux-Monnayeurs soit un bon titre. Il a eu tort de l’annoncer. Absurde, cette coutume d’indiquer les “en préparation” afin d’allécher les lefteurs. Cela n’allèche personne et cela vous lie… Il n’est pas assuré non plus que le sujet soit très bon. Il y pense sans cesse et depuis longtemps; mais il n’en a pas écrit encore une ligne. Par contre, il transcrit sur un carnet ses notes et ses réflexions.
Il sort de sa valise ce carnet. De sa poche, il sort un stylo. Il écrit:
“Dépouiller le roman de tous les éléments qui n’appartiennent pas spécifiquement au roman. De même que la photographie, naguère, débarrassa la peinture du souci de certaines exactitudes, le phonographe nettoiera sans doute demain le roman de ses dialogues rapportés, dont le réaliste souvent se fait gloire. Les événements extérieurs, les accidents, les traumatismes, appartiennent au cinéma; il sied que le roman les lui laisse. Même la description des personnages ne me paraît point appartenir proprement au genre. Oui vraiment, il ne me paraît pas que le roman pur (et en art, comme partout, la pureté seule m’importe) ait à s’en occuper. Non plus que ne fait le drame. Et qu’on ne vienne point dire que le dramaturge ne décrit pas ses personnages parce que le spectateur est appelé à les voir portés tout vivants sur la scène; car combien de fois n’avons-nous pas été gênés au théâtre, par l’acteur, et souffert de ce qu’il ressemblât si mal à celui que, sans lui, nous nous représentions si bien. – Le romancier, d’ordinaire, ne fait point suffisamment crédit à l’imagination du lecteur.”
Quelle Station vient de passer en coup de vent? Asnières. Il remet le carnet dans la valise. Mais décidément le souvenir de Passavant le tourmente. Il ressort le carnet. Il y écrit encore:
“Pour Passavant, l’oeuvre d’art n’est pas tant un but qu’un moyen. Les convictions artistiques dont il fait montre ne s’affirment si véhémentes que parce qu’elles ne sont pas profondes; nulle secrète exigence de tempérament ne les commande; elles répondent à la dictée de l’époque; leur mot d’ordre est: opportunité.
“La Barre fixe. Ce qui paraîtra bientôt le plus vieux, c’est ce qui d’abord aura paru le plus moderne. Chaque complaisance, chaque affeâation est la promesse d’une ride. Mais c’est par là que Passavant plaît aux jeunes. Peu lui chaut l’avenir. C’est à la génération d’aujourd’hui qu’il s’adresse (ce qui vaut certes mieux que de s’adresser à celle d’hier) – mais comme il ne s’adresse qu’à elle, ce qu’il écrit risque de passer avec elle. Il le sait et ne se promet pas la survie; et c’est là ce qui fait qu’il se défend si âprement, non point seulement quand on l’attaque, mais qu’il proteste même à chaque restriction des critiques. S’il sentait son oeuvre durable, il la laisserait se défendre elle-même et ne chercherait pas sans cesse à la justifier. Que dis-je? Il se féliciterait des mécompréhensions, des injustices. Autant de fil à retordre pour les critiques de demain.”
Il consulte sa montre. Onze heures trente-cinq. On devrait être arrivé. Curieux de savoir si par impossible Olivier l’attend à la sortie du train? Il n’y compte absolument pas. Comment supposer même qu’Olivier ait pu prendre connaissance de la carte où il annonçait aux parents d’Olivier son retour – et où incidemment, négligemment, distraitement en apparence, il précisait le jour et l’heure – comme on tendrait un piège au sort, et par amour des embrasures.
Le train s’arrête. Vite, un porteur! Non; sa valise n’est pas si lourde, et la consigne n’est pas si loin… A supposer qu’il soit là sauront-ils seulement, dans la foule, se reconnaître? Ils se sont si peu vus. Pourvu qu’il n’ait pas trop changé!.. Ah! juste ciell serait-ce lui?
IX
Nous n’aurions à déplorer rien de ce qui arriva par la suite, si seulement la joie qu’Edouard et Olivier eurent à se retrouver eût été plus démonstrative; mais une singulière incapacité de jauger son crédit dans le coeur et l’esprit d’autrui leur était commune et les paralysait tous deux; de sorte que chacun se croyant seul ému, tout occupe par sa joie propre et comme confus de la sentir si vive, n’avait souci que de ne point en trop laisser paraître l’excès.
Cest là ce qui fit qu’Olivier, loin d’aider à la joie d’Edouard en hu disant l’empressement qu’il avait mis à venir à sa rencontre, crut séant de parler de quelque course que précisément il avait eu à faire dans le quartier ce matin même, comme pour s’excuser d’être venu. Scrupuleuse à l’excès, son âme était habile à se persuader que peut-être Edouard trouvait sa présence importune. Il n’eut pas plus tôt menti, qu’il rougit. Edouard surprit cette rougeur, et, comme d’abord il avait saisi If bras d’Olivier d’une étreinte: passionnée, crut, par scrupule également, que c’était là ce qui le faisait rougir.
Il avait dit d’abord:
– Je m’efforçais de croire que tu ne serais pas là; mais au fond j’étais sûr que tu viendrais.
Il put croire qu’Olivier voyait de la présomption dans cette phrase. En l’entendant répondre d’un air dégagé: – “J’avais justement une course à faire dans ce quartier”, il lâcha le bras d’Olivier, et son exaltation tout aussitôt retomba. Il eût voulu demander à Olivier s’il avait compris que cette carte adressée à ses parents, c’était pour lui qu’il l’avait écrite; sur le point de l’interroger, le coeur lui manquait. Olivier, craignant d’ennuyer Edouard ou de se faire méjuger en parlant de soi, se taisait. Il regardait Edouard et s’étonnait d’un certain tremblement de sa lèvre, puis aussitôt baissait les yeux. Edouard tout à la fois souhaitait ce regard et craignait qu’Olivier ne le jugeât trop vieux. Il roulait nerveusement entre ses doigts un bout de papier. C’était le bulletin qu’on venait de lui remettre à la consigne, mais il n’y faisait pas attention.
– Si c’était son bulletin de consigne – se disait Olivier, en le lui voyant froisser ainsi, puis jeter distraitement – il ne le jetterait pas ainsi. Et il ne se retourna qu’un instant pour voir le vent emporter ce bout de papier loin derrière eux sur le trottoir. S’il avait regardé plus longtemps, il aurait pu voir un jeune homme le ramasser. C’était Bernard qui, depuis leur sortie de la gare, les suivait… Cependant, Olivier se désolait de ne rien trouver à dire à Edouard, et le silence entre eux lui devenait intolérable.
– Quand nous arriverons devant Condoroet, se répétait-il, je lui dirai: “A présent, il faut que je rentre; au revoir.” Puis, devant le lycée, il se donna jusqu’au coin de la rue de Provence. Mais Edouard, à qui ce silence pesait également, ne pouvait admettre qu’ils se quittassent ainsi. Il entraîna son compagnon dans un café. Peut-être le porto qu’on leur servit les aiderait-il à triompher de leur gêne.
Ils trinquèrent.
– A tes succès, dit Edouard, en levant son verre. Quand est l’examen?
– Dans dix jours.
– Et tu te sens prêt? Olivier haussa les épaules.
– Est-ce qu’on sait jamais. Il suffit d’être mal en train ce jour-là.
Il n’osait répondre: “oui”, par crainte de montrer trop d’assurance. Ce qui le gênait aussi, c’était à la fois le désir et la crainte de tutoyer Edouard; il se contentait de donner à chacune de ses phrases un tour indireâ: d’où, du moins, le “vous” était exclu, de sorte qu’il enlevait par cela même à Edouard l’occasion de solliciter un tutoiement qu’il souhaitait; qu’il avait obtenu pourtant, il s’en souvenait bien, quelques jours avant son départ.
– As-tu bien travaillé ?
– Pas mal. Mais pas si bien que j’aurais pu.
– Les bons travailleurs ont toujours le sentiment qu’ils pourraient travailler davantage, dit Edouard sentencieusement.
Il avait dit cela malgré lui; puis, aussitôt, avait trouvé sa phrase ridicule.
– Fais-tu toujours des vers?
– De temps en temps… J’aurais grand besoin de conseils. Il levait les yeux vers Edouard; c’est “de vos conseils” qu’il voulait dire; “de tes conseils”. Et le regard, à défaut de la voix, le disait si bien, qu’Edouard crut qu’il disait cela par déférence ou par gentillesse. Mais quel besoin eut-il de répondre, et avec tant de brusquerie:
– Oh! les conseils, il faut savoir se les donner à soi-même ou les chercher auprès de camarades! ceux des aînés ne valent rien.
Olivier pensa:
– Je ne lui en ai pourtant pas demandé; pourquoi proteste-t-il?
Chacun d’eux se dépitait à ne sortir de soi rien que de sec, de contraint; et chacun d’eux, sentant la gêne et l’agacement de l’autre, s’en croyait l’objet et la cause. De tels entretiens ne peuvent donner rien de bon, si rien ne vient à la rescousse. Rien ne vint.
Olivier s’était mal levé ce matin. La tristesse qu’il avait eue à son réveil, de ne plus voir Bernard à son côté, de l’avoir laissé partir sans adieu, cette tristesse, un infant dominée par la joie de retrouver Edouard, montait en lui comme un flot sombre, submergeait toutes ses pensées. Il eût voulu parler de Bernard, raconter à Edouard tout et je ne sais quoi, l’intéresser à son ami.
Mais le moindre sourire d’Edouard l’eût blessé, et Fexpression eût trahi les sentiments passionnés et tumultueux qui l’agitaient, si elle n’eût risqué de paraître exagérée. Il se taisait; il sentait ses traits se durcir; il eût voulu se jeter dans les bras d’Edouard et pleurer. Edouard se méprenait à ce silence, à l’expression de ce visage contracté; il aimait beaucoup trop pour ne point perdre toute aisance. A peine s’il osait regarder Olivier, qu’il eût voulu serrer dans ses bras et dorloter comme un enfant; et quand il rencontrait son regard morne:
– C’est cela, pensait-il. Je l’ennuie… Je le fatigue, je l’excède. Pauvre petit! il n’attend qu’un mot de moi pour partir. Et ce mot, irrésistiblement, Edouard le dit, par pitié pour l’autre:
– A présent, tu dois me quitter. Tes parents t’attendent pour déjeuner, j’en suis sûr.
Olivier, qui pensait de même, se méprit à son tour. Il se leva précipitamment, tendit la main. Du moins voulait-il dire à Edouard: – Quand te reverrai-je? Quand vous reverrai-je? Quand est-ce qu’on se revoit?.. Edouard attendait cette phrase. Rien ne vint qu’un banal: – Adieu.
X
Le soleil avait réveillé Bernard. Il s’était levé de son banc avec un violent mal de tête. Sa belle vaillance du matin l’avait quitté. Il se sentait abominablement seul et le coeur tout gonflé de je ne sais quoi de sau-mâtre qu’il se refusait à appeler de la tristesse, mais qui remplissait de larmes ses yeux. Que faire? et où aller?.. S’il s’achemina vers la gare Saint-Lazare, à l’heure où il savait que devait s’y rendre Olivier, ce fut sans intention précise, et sans autre désir que de retrouver son ami. Il se reprochait son brusque départ au matin. Olivier pouvait en avoir été peiné. N’était-il pas l’être que Bernard préférait sur terre?… Quand il le vit au bras d’Edouard, un sentiment bizarre tout à la fois lui fit suivre le couple, et le retint de se montrer. Péniblement il se sentait de trop, et pourtant eût voulu se glisser entre eux. Edouard lui paraissait charmant; à peine un peu plus grand qu’Olivier, d’allure à peine un peu moins jeune. C’est lui qu’il résolut d’aborder; il attendait pour cela qu’Olivier l’eût quitté. Mais l’aborder sous quel prétexte?
Cest à ce moment qu’il vit le petit bout de papier froissé s’échapper de la main distraite d’Edouard. Quand il l’eut ramassé, qu’il eut vu que c’était un bulletin de consigne… parbleu, le voilà bien le prétexte cherché!
Il vit entrer les deux amis dans le café; demeura perplexe un instant; puis, reprenant son monologue:
– Un adipeux normal n’aurait rien de plus pressé que de lui rapporter ce papier, se dit-il.
How weary stale, flât and unprofitableSeems to me all the uses of this worldai-je entendu dire à Hamlet. Bernard, Bernard, quelle pensée t’effleure? Hier déjà tu fouillais un tiroir. Sur quel chemin t’engages-tu? Fais bien attention, mon garçon… Fais bien attention qu’à midi l’employé de la consigne à qui Edouard a eu affaire, va déjeuner, et qu’il est remplacé par un autre. Et n’as-tu pas promis à ton ami de tout oser?
Il réfléchit pourtant que trop de précipitation risquait de tout compromettre. Surpris au débotté, l’employé pouvait trouver suspeâ cet empressement; consultant le registre du dépôt, il pouvait trouver peu naturel qu’un bagage, mis à la consigne quelques minutes avant midi, en fût retiré sitôt après. Enfin, si tel passant, tel fâcheux, l’avait vu ramasser le papier… Bernard prit sur lui de redescendre jusqu’à la Concorde, sans se presser; le temps qu’eût mis un autre à déjeuner. Cela se fait souvent, n’est-ce pas, de mettre sa valise à la consigne durant le temps que Ton déjeune et d’aller la reprendre ensuite? Il ne sentait plus sa migraine. En passant devant une terrasse de restaurant, il s’empara sans façons d’un cure-dent (ils étaient en petits faisceaux sur les tables), qu’il allait grignoter devant le bureau de consigne, pour avoir l’air rassasié. Heureux d’avoir pour lui sa bonne mine, l’élégance de son coutume, la distinction de sa tenue, la franchise de son sourire et de son regard, enfin ce je ne sais quoi dans l’allure où l’on sent ceux qui, nourris dans le bien-être, n’ont besoin de rien, ayant tout. Mais tout cela se fripe, â dormir sur les bancs.
Il eut une souleur, quand l’employé lui demanda dix centimes de garde. Il n’avait plus un sou. Que faire? La valise était là, sur le butoir. Le moindre manque d’assurance allait donner l’éveil; et aussi le manque d’argent. Mais le démon ne permettra pas qu’il se perde; il glisse sous les doigts anxieux de Bernard, qui vont fouillant de poche en poche, dans un simulacre de recherche désespérée, une petite pièce de dix sous oubliée depuis on ne sait quand, là, dans le gousset de son gilet. Bernard la tend à l’employé. Il n’a rien laissé paraître de son trouble. Il s’empare de la valise et d’un geste simple et honnête, empoche les sous qu’on lui rend. Ouf! Il a chaud. Où va-t-il aller? Ses jambes se dérobent sous lui et la valise lui paraît lourde. Que va-t-il en faire?.. Il songe tout à coup qu’il n’en a pas la clef. Et non; et non; et non; il ne forcera pas la serrure; il n’est pas un voleur, que diable!… Si du moins il savait ce qu’il y a dedans. Elle pèse à son bras. Il est en nage. Il s’arrête un instant; pose son faix sur le trottoir. Certes, il entend bien la rendre, cette valise; mais il voudrait l’interroger d’abord. Il presse à tout hasard la serrure. Oh! miracle! les valves s’entr’ouvrent, laissant entrevoir cette perle: un portefeuille, qui laisse entrevoir des billets. Bernard s’empare de la perle et referme l’huître aussitôt.
Et maintenant qu’il a de quoi, vite! un hôtel. Rue d’Amsterdam, il en sait un tout près. Il meurt de faim. Mais avant de s’asseoir à table, il veut mettre la valise à l’abri. Un garçon qui la porte le précède dans l’escalier. Trois étages; un couloir… une porte, qu’il ferme à cacher sur son trésor… Il redescend.
Attablé devant un bifteck, Bernard n’osait tirer le portefeuille de sa poche (sait-on jamais qui vous observe?) mais, dans le fond de cette poche intérieure, sa main gauche amoureusement le palpait.
– Faire comprendre à Edouard que je ne suis pas un voleur, se disait-il, voilà le hic. Quel genre de type est Edouard? La valise nous renseignera peut-être. Séduisant, c’est un fait acquis. Mais il y a des tas de types séduisants qui comprennent fort mal la plaisanterie. S’il croit sa valise volée, il ne laissera pas sans doute d’être content de la revoir. Il me sera reconnaissant de la lui rapporter, ou n’est qu’un mufle. Je saurai l’intéresser à moi. Prenons vite un dessert et remontons examiner la situation. L’addition; et laissons un émouvant pourboire au garçon.