Mais maintenant, Danielle se demandait si elle n’avait pas été ramenée vers Millseed pour une autre raison – pour une raison qui la dépassait. C’était le premier endroit qui lui était venu en tête quand elle avait pensé à ce qu’elle allait faire, et c’était vraiment l’endroit parfait.
Debout devant l’abattoir, les yeux perdus dans le terrain vague qui se trouvait devant elle, elle se dit que la vie n’était parfois qu’un vaste cercle, qui pouvait quelquefois vous ramener à un endroit dont vous étiez parvenu à vous échapper de justesse. Elle fumait une cigarette, quelque chose qu’elle n’avait plus fait depuis qu’elle avait quitté cet endroit misérable, et elle réfléchissait à ce qu’elle allait faire ensuite.
Elle avait amené son père jusqu’ici pour le tuer et maintenant, elle était parvenue au point de non-retour. Une partie d’elle avait très envie d’appeler Chloé pour la mettre au courant. Elle voulait au moins que sa sœur sache qu’elle n’était pas en danger. Elle lui devait au moins ça.
De plus… ce qu’elle venait de faire allait avoir des répercussions sur leurs vies à toutes les deux. Danielle partait du principe qu’elle n’échapperait jamais à ce qu’elle avait fait… qu’elle devrait faire face aux conséquences de ses actes pendant le reste de sa vie. Mais pour Chloé, ce serait différent. Elle aurait à faire face à un tout autre genre de séquelles et vivre le reste de sa vie en essayant de comprendre pourquoi sa sœur avait fait une telle chose.
Danielle ne comprenait pas pourquoi Chloé lui manquait autant. Elle avait vécu près de dix ans sans sa sœur et elle s’en était très bien sortie. Enfin… très bien, c’était un peu exagéré. Elle avait essentiellement survécu pendant ces années, et rien de plus.
Elle aspira une dernière bouffée de sa cigarette, la jeta par terre et l’écrasa. Elle en détestait le goût mais c’était quelque chose qui lui semblait approprié à la situation. Elle avait fumé la moitié d’un paquet en une journée et bien que ça lui permette de se calmer, elle était d’autant plus convaincue que, dès qu’elle en aurait terminé avec ce qu’elle avait à faire, elle arrêterait.
Quand elle entra à nouveau dans l’abattoir, elle eut l’impression d’entrer dans une autre dimension. Un peu comme si elle pénétrait dans un de ces univers post-apocalyptiques qu’on voyait souvent dernièrement à la télé. À un moment donné de son histoire, le bureau qui se trouvait au bout de l’abattoir avait été démoli et réduit en morceaux ; des petits blocs de béton et des morceaux de ferraille étaient encore visibles au bord du terrain vague, bien qu’ils soient presque entièrement recouverts de végétation épaisse. La seule chose qui avait été laissée en place, c’était le grand espace rectangulaire en béton où les animaux étaient abattus. Il y avait des taches sur le sol, qui indiquaient l’emplacement d’anciennes grilles métalliques rouillées. Même dans l’état où elle se trouvait actuellement, Danielle ne pouvait imaginer les horreurs qui avaient dû avoir lieu derrière ces grilles.
Elle traversa la ‘zone d’abattage’ et se dirigea vers l’une des deux grandes salles qui se trouvaient à l’arrière de l’édifice. Elles n’étaient séparées de la zone d’abattage que par un demi-mur, permettant un accès facile entre les différents espaces.
À l’intérieur de cette salle, Aiden Fine était pendu par les bras à une corde qui était reliée à un rail en métal dans le plafond. Danielle supposait que les rails et les cordes avaient autrefois servis à attacher les cochons et à les amener lentement vers leur mort. En tout cas, ils lui avaient permis d’immobiliser son père. Il avait les bras tendus à la verticale et la corde lui entourait les poignets.
« Danielle, » dit-il. « S’il te plaît… réfléchis bien. Tu n’es pas obligée de faire ça. » Il parlait sur un ton hagard. Mais au moins, il ne pleurait plus. Mon dieu, combien elle avait détesté quand il s’était mis à pleurer, au moment où ils étaient arrivés au Texas. Elle n’était pas parvenue à ignorer les sanglots qui venaient du coffre de la voiture, même en augmentant le volume de la musique.
« À nouveau la même rengaine ? » dit-elle. Elle s’assit sur une pile de vieilles palettes en bois qui avaient été jetées dans un coin. Elle regarda son père, réalisa que c’était elle qui l’avait attaché à cette corde et elle se demanda quel genre de monstre elle était devenue.
« Danielle, je… »
« Tu quoi ? »
« Je suis désolé. »
Elle s’approcha de lui et le regarda dans les yeux. Il commençait à être visiblement fatigué et il avait mal, vu la position de ses bras. Ses pieds étaient posés sur le sol mais ses bras étaient tirés vers le haut, dans un angle assez inconfortable.
« Désolé pour quoi ? » demanda Danielle.
Il eut l’air d’y réfléchir pendant un instant. Elle se demanda s’il envisageait vraiment de confesser tous ses crimes. Mais finalement, il resta silencieux. Danielle fronça les sourcils et se dirigea vers le côté de la salle où elle avait laissé un petit sachet de courses. Il contenait des bouteilles d’eau et des crackers. Elle ouvrit l’une des bouteilles d’eau et s’approcha de lui.
« Ouvre la bouche, » dit-elle.
Il plissa les yeux et pendant une fraction de seconde, elle eut l’impression d’y voir de la colère. Mais cette expression fut rapidement remplacée par une sorte de remerciement. Il ouvrit la bouche. C’était la première fois qu’il avait l’occasion de boire en plus de vingt-quatre heures.
Elle versa lentement le liquide dans sa bouche et il l’avala goulûment. Elle continua à verser jusqu’à ce qu’il se mette à tousser. Quand elle eut terminé, Danielle referma la bouteille d’eau et retourna s’asseoir sur sa pile de palettes.
« Qu’est-ce que tu veux ? » demanda Aiden. « Je ne sais pas ce que tu penses que j’ai fait, mais… »
« Ne fais pas l’idiot, papa. Tu mérites ce qui t’arrive. Je sais que ça te fend le cœur que je ne sois plus une petite fille de huit ans que tu peux intimider et brimer. Ça doit te faire du mal de ne plus avoir ce pouvoir sur moi. Mon dieu… comme j’aurais aimé pouvoir te faire tout ça à l’époque… »
« C’est au sujet de ta mère ? » Il avait l’air presque surpris et ça énerva encore plus Danielle.
« En partie. Essentiellement. Papa, on sait tout. On a lu son journal. »
« Quel journal ? »
Danielle se leva lentement de sa pile de palettes, elle s’approcha de lui et elle le gifla de toutes ses forces. Le corps de son père se balança au bout de sa corde, sous la force de l’impact.
« Réfléchis avant de parler, » dit-elle.
Aiden Fine regarda autour de lui d’un air effrayé. Il cherchait visiblement quelque chose à lui dire qui pourrait la calmer.
« Ne cherche pas, » dit-elle. « Je veux la vérité. On a son journal et on l’a lu. On sait tout. »
Il la regarda dans les yeux. Toute une série d’émotions passèrent dans son regard – depuis la colère jusqu’à la peur et au ressentiment. Mais il finit par choisir le désarroi.
« S’il te plaît, Danielle. Réfléchis bien avant de commettre l’irréversible. »
« J’ai déjà bien réfléchi, » dit-elle, en lui tournant le dos. « Peut-être même un peu trop. »
Elle retourna près du sac en plastique et en sortit deux autres objets : un chiffon propre et le journal de sa mère. Elle posa le journal sur la pile de palettes et s’approcha de son père avec le chiffon. Elle l’appuya lentement contre sa bouche et le noua derrière sa tête, pour en faire un bâillon.
Elle retourna ensuite à la pile de palettes, s’assit dessus et ouvrit le journal. « Quelle partie tu voudrais entendre en premier ? » demanda-t-elle. « Le moment où maman savait que tu la trompais avec une autre femme – Ruthanne Carwile, au cas où tu aurais oublié –, ou les fois où elle avait peur que tu la tues ? »
Elle prit beaucoup de plaisir à entendre les gémissements étouffés de son père à travers le bâillon. Finalement, son plan allait marcher. Elle s’était débarrassée de son téléphone, en le jetant par la fenêtre, quelque part, en Virginie. Sa voiture était garée derrière le vieil abattoir, dissimulée dans la végétation, à un endroit qui devait probablement être le lieu où les camions venaient faire leur livraison, à l’époque.
Elle était complètement invisible. Elle avait un magnétophone pour enregistrer les confessions de son père et une arme pour lui tirer une balle entre les deux yeux. Elle n’espérait pas qu’il confesse facilement mais ce n’était pas grave. Elle n’avait aucun problème à le faire mijoter, en attendant. La seule question était de savoir combien de temps elle pourrait rester patiente.
Elle se mit à lire. Elle le fit sur un ton malicieux, comme si elle lisait une histoire à un enfant. Elle l’observa pour voir s’il réagissait en entendant les mots écrits par sa mère. Oui, elle avait envie qu’il ait mal et elle n’avait aucun problème à l’admettre. Et elle se demanda si, quelque part, elle n’avait pas déjà dépassé certaines limites – et qu’elle se trouvait si loin de toute logique qu’il n’y avait plus moyen de faire demi-tour.
CHAPITRE QUATRE
Quand Chloé entra dans le bureau de Johnson, elle vit que Rhodes était déjà là. Elle venait juste de prendre place sur l’une des chaises particulièrement inconfortables qui se trouvaient en face de Johnson. Elle regarda Chloé d’un air enthousiaste ; ce qui ne manqua pas de rappeler à Chloé que si elle n’était pas aussi embourbée dans ses problèmes personnels, elle aurait également été excitée à l’idée d’être appelée à travailler sur une nouvelle affaire.
Chloé prit place sur la chaise qui se trouvait à côté de Rhodes. Johnson fit un petit geste de la tête dans leur direction, tout en terminant de taper quelques mots sur son MacBook. Puis il soupira en baissant les épaules et il s’appuya contre le dossier de sa chaise pour les regarder.
« Je vous remercie d’être venues aussi rapidement. Nous avons une nouvelle affaire sur laquelle j’aimerais que vous travailliez. Deux hommes ont été assassinés en l’espace de quatre jours dans la banlieue de Baltimore. Des hommes d’âge moyen, tous les deux mariés. Pour l’instant, la police n’a aucun indice. Ça vient d’arriver sur mon bureau et j’ai tout de suite pensé à vous. »
Chloé regarda Rhodes. L’expression de son visage ressemblait à celle d’un taureau qu’on serait sur le point de lâcher dans une arène. Ce fut d’autant plus dur de dire ce qu’elle avait à dire.
« Monsieur, j’ai bien peur de ne pas pouvoir accepter d’affaire pour l’instant. » Les mots furent difficiles à sortir. Elle avait l’impression qu’ils lui écorchaient la gorge.
Johnson eut un petit sourire, mais ce n’était pas d’amusement. « Pardon ? »
« J’aurais aimé que ça n’interfère pas avec mon travail, mais ma sœur a disparu, monsieur. Ça fait presque quarante-huit heures. Et mon père a également disparu. »
Johnson cligna des yeux, comme s’il essayait de comprendre ce qu’elle venait de lui dire. Il essayait de savoir en quoi les problèmes personnels de Chloé pouvaient avoir un lien avec cette affaire. Le directeur Johnson était une personne respectueuse et il l’avait toujours très bien traitée, mais c’était également le genre d’homme qui était fermement convaincu que le boulot passait avant tout.
Il finit par hocher la tête. « Je suis au courant. Un ami m’a appelé… un détective auquel vous venez de parler. Il m’a appelé pour m’informer – non pas parce que vous étiez impliquée, mais parce que c’est généralement une politesse qu’il a à mon égard quand il enquête sur une affaire qui pourrait avoir des liens avec le FBI. Alors oui… je suis au courant concernant votre sœur, votre père et les quelques indices retrouvés sur la scène. »
Chloé fut outrée en entendant ça. Et dire que je faisais mon possible pour garder mes démons en cage, pensa-t-elle.
« Alors vous comprenez, » dit Chloé.
Johnson se redressa sur sa chaise, d’un air mal à l’aise. « Ce que je comprends, c’est que c’est une affaire qui vous touche personnellement et que vous auriez tendance à dramatiser. Sur base de ce que le détective Graves m’a dit, une altercation a certainement eu lieu chez votre père mais il n’y a pas assez d’indices solides pour envisager un enlèvement – et il croit que c’est ce que vous pensez. »
« Monsieur, vous penseriez sûrement différemment si vous connaissiez toute l’histoire et… »
« Mais je ne la connais pas. Et c’est pour ça que je fais confiance à Graves et à la police. Et s’ils pensent qu’il y a quoi que ce soit d’autre, ils m’en informeront. Ça reste une enquête de la police, Fine. »
Chloé sentit la colère monter en elle mais elle parvint néanmoins à se contrôler. Elle comprenait ce que Johnson cherchait à faire et d’une certaine manière, elle appréciait le geste. Il essayait de la maintenir occupée pendant que la police cherchait des réponses concernant la disparition de sa sœur et de son père. Le fait qu’il ait justement une enquête sur laquelle elle pouvait travailler avec Rhodes ne faisait que faciliter les choses.
« Fine… vous devez laisser la police faire son boulot, » dit Johnson. « Et pendant qu’ils font le leur, il faut que vous vous concentriez sur le vôtre. De plus, il est hors de question que je vous laisse vous mêler d’une enquête qui ne fait même pas partie de la juridiction du FBI. »
« Mais je pourrais leur être utile. »
« Je suis sûr que vous le seriez. Et si cette affaire finit dans les mains du FBI, peut-être que je vous laisserai la superviser. »
« Mais monsieur… »
« Je serai intraitable, Fine. Vous avez un boulot et j’attends de vous que vous le fassiez. Si vous voulez prendre des vacances, allez-y, je vous les accorderai sans problème. Mais si j’apprends que vous avez enquêté sur l’affaire concernant votre sœur pendant votre temps libre… »
Il s’interrompit, mais il n’avait pas besoin de terminer sa phrase. Elle savait ce qu’il voulait dire. Et elle savait qu’il avait raison, mais elle était encore agacée par la manière un peu désinvolte avec laquelle il traitait la disparition de sa sœur.
« Alors vous avez le choix entre deux options, Fine. Ou vous prenez quelques jours de congé et vous attendez que la police ait trouvé des réponses. Ou vous allez à Baltimore avec Rhodes et vous vous mettez à la recherche d’un assassin. »
Chloé n’avait pas trop le choix. Elle savait que si elle prenait des congés, elle finirait par enquêter sur la disparition de sa sœur. Et tant que ce n’était pas une affaire fédérale – si ça finissait par le devenir – elle pourrait s’attirer de gros ennuis en interférant dans une enquête qui n’était pas du ressort du FBI.
Ou elle pouvait s’occuper l’esprit avec le boulot. C’était un choix facile à faire, bien que son cœur ait envie de crier le contraire. « Je vais prendre l’affaire, » dit-elle.
« Très bien, » dit Johnson. « Je suis désolée pour vous… vraiment. Mais je m’attirerais également des problèmes si je vous laissais vous impliquer dans cette affaire. »
« Je sais, monsieur. »
Il hocha la tête et attendit une seconde, afin de s’assurer qu’elle n’avait rien de plus à ajouter. Chloé jeta un coup d’œil en direction de Rhodes, qui avait été mal à l’aise pendant toute la durée de leur conversation. On aurait dit un enfant qui attendait de savoir si la petite dispute entre papa et maman allait se terminer en bataille rangée.
« Comme je vous le disais, » dit Johnson. « Deux hommes ont été assassinés en l’espace de quatre jours, tous les deux mariés. Aucune piste, aucun indice… le seul point commun, c’est qu’ils vivaient dans la même région – à environ deux kilomètres l’un de l’autre. »
Il leur exposa les détails de l’enquête – comme d’habitude, il n’y en avait pas beaucoup – et Chloé fit de son mieux pour se concentrer. Mais elle continuait à penser à Danielle et à ce qu’elle pouvait bien traverser. Elle n’arriverait probablement pas à en détacher ses pensées, quel que soit le genre d’affaire qu’on lui assignait.
Et ce n’était pas la première fois au cours de sa courte carrière qu’elle craignait que sa vie de famille vienne mettre en péril son avenir.