Jessie déglutit avec difficulté et se retint de lui hurler dessus. Il répondait encore à ses questions et elle avait besoin de lui soutirer autant d’informations que possible avant qu’il ne s’arrête.
— Dans ce cas, dans combien de temps viendra-t-il frapper à ma porte ?
— Cela dépendra du temps qu’il lui faudra pour faire ses déductions, dit Crutchfield en haussant les épaules de façon exagérée. Comme je l’ai dit, il a fallu que je sois un peu énigmatique. Si j’avais été trop précis, cela aurait envoyé des avertissements aux gens qui surveillent toutes mes conversations. Cela n’aurait pas été productif.
— Pourquoi ne me dites-vous pas exactement ce que vous lui avez dit ? Comme ça, je pourrai prévoir par moi-même quand il sera susceptible de venir.
— Eh bien, ça serait beaucoup moins drôle, Miss Jessie ! Je vous apprécie beaucoup, mais cela me semblerait être un avantage déraisonnable. Il faut que nous donnions sa chance à cet homme.
— Sa chance ? répéta Jessie, incrédule. Sa chance de faire quoi ? D’avoir une longueur d’avance pour m’éventrer plus vite, comme il l’a fait à ma mère ?
— Allons, cela n’est pas juste, répondit-il, semblant devenir plus calme à mesure que Jessie s’agitait. Il aurait pu le faire dans cette cabane couverte de neige, il y a toutes ces années, mais il ne l’a pas fait. Dans ce cas, pourquoi supposez-vous qu’il vous voudrait du mal maintenant ? Peut-être qu’il veut juste emmener sa petite demoiselle passer la journée à Disneyland.
— Vous m’excuserez si je ne suis guère tentée de lui accorder le bénéfice du doute, cracha-t-elle. Ce n’est pas un jeu, Bolton. Vous voulez que je revienne vous voir ? Pour le faire, il faut que je sois en vie. Je ne serai pas très causante si votre mentor découpe votre copine préférée en morceaux.
— Deux choses, Miss Jessie : d’abord, je comprends que ces nouvelles vous bouleversent, mais je préférerais que vous ne me parliez pas de façon aussi familière. Quand vous m’appelez par mon prénom, c’est non seulement peu professionnel, mais c’est aussi inconvenant de votre part.
Jessie bouillit en silence. Alors qu’il ne lui avait pas encore dit la deuxième chose, elle savait qu’il ne comptait pas lui révéler ce qu’elle voulait. Pourtant, elle resta silencieuse et se mordit littéralement la langue, espérant qu’il change d’avis.
— Ensuite, poursuivit-il, appréciant visiblement de la voir souffrir, bien que j’apprécie votre compagnie, n’imaginez pas que vous êtes mon amie préférée. N’oublions pas l’inspecteur Gentry qui se tient derrière vous, toujours vigilante. C’est un véritable ange, un ange rance et pourri. Comme je le lui ai dit à plus d’une occasion, quand je quitterai cet endroit, je lui donnerai mes adieux de façon spéciale, si vous me comprenez. Donc, je vous en prie, n’essayez pas de faire comme si vous étiez ma préférée.
— Je … commença Jessie en espérant le faire changer d’avis.
— Je crains bien que nous n’en ayons terminé, dit-il sèchement.
Alors, il se retourna, alla dans la minuscule alcôve de la cellule qui contenait les toilettes et tira la cloison en plastique pour mettre fin à la conversation.
CHAPITRE SEPT
Jessie tournait tout le temps la tête pour détecter toute chose ou personne extraordinaire.
Quand elle retourna chez elle en suivant le même itinéraire que plus tôt dans la journée, toutes les mesures de sécurité dont elle avait été si fière quelques heures auparavant lui parurent tristement inappropriées.
Cette fois-ci, elle s’attacha les cheveux en chignon et se les cacha sous une casquette de base-ball et sous la capuche d’un sweat qu’elle avait acheté en revenant de Norwalk. Elle avait mis son petit sac à dos devant elle pour qu’il lui protège la poitrine. Malgré le supplément d’anonymat que des lunettes de soleil auraient pu fournir, elle n’en porta pas de peur qu’elles ne réduisent son champ de vision.
Kat avait promis de regarder la vidéo de toutes les visites récentes de Crutchfield pour voir s’ils avaient laissé passer quelque chose. Elle avait également dit que, même si elle habitait dans la lointaine cité d’Industry, elle ramènerait son amie dans le centre de Los Angeles pour qu’elle puisse rentrer chez elle sans danger, en supposant qu’elle puisse attendre la fin de la journée pour cela. Jessie avait poliment décliné sa proposition.
— Je ne vais pas me déplacer partout avec une garde armée, avait-elle insisté.
— Pourquoi pas ? avait demandé Kat en ne plaisantant qu’à moitié.
Maintenant, alors que Jessie marchait dans le couloir qui menait à son appartement, elle se demandait si elle n’aurait pas dû accepter la proposition de son amie. Elle se sentait particulièrement vulnérable avec le sac de commissions qu’elle portait dans les bras. Le hall était d’un silence de mort et elle n’avait vu personne depuis qu’elle était entrée dans l’immeuble. Avant qu’elle n’ait pu s’en débarrasser, une idée folle lui vint en tête : son père avait tué tous les occupants de son étage pour ne pas avoir de complications quand il s’occuperait d’elle.
La lumière de son judas était verte, ce qui lui donna un peu d’assurance quand elle ouvrit la porte et regarda aux deux extrémités du vestibule au cas où quelqu’un aurait voulu lui bondir dessus. Personne ne le fit. Quand elle fut à l’intérieur, elle alluma les lumières puis verrouilla tout avant de désactiver les deux alarmes. Immédiatement après, elle réactiva l’alarme principale en mode ‘présence’ pour pouvoir se déplacer dans l’appartement sans déclencher les détecteurs de mouvement.
Elle posa le sac de courses sur le plan de travail de la cuisine et fouilla l’appartement matraque en main. Avant de partir pour Quantico, elle avait demandé et obtenu un permis de port d’arme et, quand elle irait travailler demain, elle était censée récupérer son arme au poste. Une partie d’elle-même se dit qu’elle aurait dû la récupérer quand elle était passée prendre son courrier plus tôt dans l’après-midi. Quand elle fut finalement convaincue que l’appartement était sans danger, elle commença à ranger ses commissions, laissant le sashimi qu’elle avait acheté attendre à température ambiante jusqu’au dîner au lieu de sortir une pizza.
Le sushi de supermarché un lundi soir, pour aider une célibataire à se sentir spéciale dans une grande ville, il n’y a pas mieux.
L’idée la fit glousser brièvement puis elle se souvint que Crutchfield avait donné le chemin de son appartement à son père tueur en série. Ce n’était peut-être pas un itinéraire complet mais, d’après ce que Crutchfield avait dit, cela lui suffirait pour la retrouver un jour. La grande question était : quand ce jour arriverait-il ?
*
Une heure et demie plus tard, Jessie tapait dans un sac lourd et la transpiration lui coulait sur le corps. Quand elle avait fini son sushi, elle s’était sentie fébrile et cloîtrée et elle avait décidé de se débarrasser de ses frustrations de façon constructive à la salle de gymnastique.
Elle n’avait jamais été une obsédée de l’entraînement physique mais, pendant qu’elle avait été à la National Academy, elle avait fait une découverte inattendue. Quand elle s’entraînait jusqu’à l’épuisement, il ne lui restait aucun espace intérieur pour l’anxiété et la peur qui pesaient tant sur elle le reste du temps. Si elle l’avait su dix ans auparavant, elle aurait pu s’épargner des milliers de nuits blanches, même celles où elle avait dormi mais en faisant des cauchemars sans fin.
Cela aurait également pu lui épargner quelques séances chez sa thérapeute, le Dr Janice Lemmon, psychologue médico-légale justement renommée. Le Dr Lemmon était une des rares personnes à tout savoir sur le passé de Jessie. Elle avait apporté une aide précieuse à Jessie au cours de ces dernières années.
Cependant, ces temps-ci, elle se remettait d’une greffe de rein et ne reprendrait le travail que dans plusieurs semaines. Jessie était tentée de penser qu’elle pouvait se passer complètement de ses visites chez le Dr Lemmon mais, même si l’entraînement physique pouvait revenir moins cher comme thérapie, elle savait qu’elle aurait forcément besoin d’aller voir le docteur quelques fois dans l’avenir.
Tout en entamant une série de petits coups secs, elle se rappela comment, avant son voyage à Quantico, elle s’était souvent réveillée couverte de sueur, la respiration lourde, en essayant de se rappeler qu’elle était en sécurité à Los Angeles, pas dans une petite cabane des montagnes Ozarks du Missouri, attachée à une chaise, en train de regarder le sang s’écouler goutte à goutte du cadavre de sa mère qui gelait lentement.
Si seulement cela n’avait été qu’un rêve, ça aussi ! Seulement, c’était entièrement réel. Quand elle avait eu six ans et que le couple que formaient ses parents avait connu des turbulences, son père les avait emmenées, elle et sa mère, dans sa cabane isolée. Là-bas, il leur avait révélé qu’il enlevait, torturait et tuait des gens depuis des années. Ensuite, il avait fait subir le même sort à sa propre épouse, Carrie Thurman.
Il avait menotté sa femme aux poutres du plafond de la cabane et lui avait donné des coups de couteau de temps à autre tout en forçant Jessie, qui s’appelait alors Jessica Thurman, à regarder la scène. Il avait attaché Jessie à une chaise et lui avait scotché les paupières avant d’éventrer sa femme pour de bon.
Alors, il avait utilisé le même couteau pour faire une grande entaille à la clavicule de sa propre fille, de son épaule gauche au bas de son cou. Après ça, il avait tout simplement quitté la cabane. Seulement trois jours plus tard, en hypothermie et sous le choc, Jessie avait été retrouvée par deux chasseurs qui passaient là par hasard.
Quand elle s’était remise, elle avait raconté toute l’histoire à la police et au FBI. Cependant, à ce stade-là, son père avait disparu depuis longtemps et tout espoir de le retrouver s’était évanoui avec lui. Jessica avait été placée en protection des témoins à Las Cruces, chez les Hunt. Jessica Thurman était devenue Jessie Hunt et avait entamé une nouvelle vie.
Jessie secoua la tête pour se débarrasser de ses souvenirs, passant de ses petits coups secs à des coups de genou visant l’aine de l’attaquant. Elle accueillit volontiers la douleur qu’elle ressentit au quadriceps quand elle envoya son genou vers le haut. À chaque coup, l’image de la peau pâle et sans vie de sa mère s’effaçait un peu plus.
Alors, un autre souvenir lui vint en tête, celui de son ex-mari, Kyle, qui l’avait attaquée dans leur propre maison en essayant de la tuer et de la faire accuser du meurtre de sa maîtresse. Elle ressentit presque la douleur cinglante du tisonnier qu’il avait enfoncé dans le côté gauche de son abdomen.
La douleur physique de ce moment n’avait été égalée que par l’humiliation qu’elle ressentait encore quand elle se souvenait qu’elle avait passé dix ans à vivre avec un sociopathe sans jamais s’en rendre compte. Après tout, elle était censée être experte en détection de ces sortes de gens.
Jessie chassa ses pensées une fois de plus, espérant oublier sa honte en donnant au sac une série de coups de coude près de l’endroit où la mâchoire d’un assaillant devait se trouver. Ses épaules commençaient à se plaindre, mais elle continua à taper sur le sac, sachant que son esprit serait bientôt trop fatigué pour être bouleversé.
C’était la partie d’elle-même qu’elle ne s’était pas attendue à découvrir au FBI : la teigneuse physique. Malgré l’appréhension ordinaire qu’elle avait ressentie à son arrivée, elle avait soupçonné qu’elle se débrouillerait bien du point de vue académique. Après tout, elle venait de passer les trois années précédentes dans cet environnement, plongée dans la psychologie criminelle.
Et elle avait eu raison. Les cours de droit, de criminalistique et de terrorisme ne lui avaient posé aucun problème. Même le séminaire sur le comportementalisme, dont les instructeurs étaient ses héros et qu’elle avait anticipé avec anxiété, lui avait semblé parfaitement clair. C’était pendant les cours de forme physique, et en particulier de formation à l’auto-défense, qu’elle s’était étonnée le plus.
Ses instructeurs lui avaient montré que, avec un mètre soixante-dix-sept et soixante-cinq kilos, elle avait la taille nécessaire pour affronter la plupart des coupables si elle était correctement préparée à le faire. Certes, elle n’aurait jamais les compétences en combat au corps-à-corps d’un ex-vétéran des Forces Spéciales comme Kat Gentry mais, quand elle avait quitté la formation, elle avait été sûre qu’elle pourrait se défendre dans la plupart des situations.
Jessie arracha ses gants et passa au tapis de course. Quand elle jeta un coup d’œil à la pendule, elle vit qu’il allait bientôt être vingt heures. Elle décida qu’une bonne course de huit kilomètres l’épuiserait assez pour qu’elle puisse passer la nuit sans faire de cauchemars. C’était une priorité, car elle reprenait le travail le lendemain et elle savait que tous ses collègues allaient la taquiner en s’attendant à ce qu’elle soit devenue une sorte de super-héros du FBI.
Elle régla le temps à quarante minutes, prévoyant de se forcer à compléter les huit kilomètres en consacrant cinq minutes à chaque kilomètre. Alors, elle monta le volume de sa musique. Quand les quelques premières secondes de ‘Killer’ de Seal commencèrent à résonner dans ses oreilles, son esprit se vida et elle ne se concentra plus que sur la tâche qu’elle avait à accomplir dans les quarante minutes suivantes. Elle ne pensait ni au titre de la chanson (‘Tueur’) ni aux souvenirs personnels qu’il risquait de réveiller. Il n’y avait plus que le rythme et ses jambes qui battaient en harmonie avec lui sur le tapis de course. C’était un état aussi proche de la paix intérieure que Jessie Hunt pouvait en connaître.
CHAPITRE HUIT
Eliza Longworth se précipita vers la porte de devant de Penny aussi rapidement que possible. Il était presque huit heures du matin, heure à laquelle leur professeure de yoga arrivait habituellement.
Elle avait passé une nuit en grande partie blanche. Ce n’était qu’aux premières lueurs du matin qu’elle avait eu la sensation de savoir ce qu’il fallait qu’elle fasse. Quand elle avait pris sa décision, Eliza avait senti un poids lui tomber des épaules.
Elle avait envoyé un SMS à Penny pour lui dire que cette longue nuit lui avait permis de réfléchir et de comprendre qu’elle avait mis trop hâtivement fin à leur amitié. Selon elle, il fallait qu’elles suivent le cours de yoga et, ensuite, quand leur professeure, Beth, serait partie, elles pourraient essayer de trouver un moyen de résoudre le problème.
Penny n’avait pas répondu, mais Eliza avait décidé d’aller quand même au cours. Quand elle atteignit la porte de devant, elle vit Beth remonter la route tortueuse du quartier résidentiel et lui fit signe de la main.
— Penny ! cria-t-elle en frappant à la porte. Beth est là. Est-ce qu’on fait encore le yoga ?
Comme elle n’entendit aucune réponse, elle sonna à la porte et agita le bras devant la caméra.
— Penny, puis-je entrer ? Il faudrait qu’on parle un instant avant que Beth arrive.
Aucune réponse et Beth était seulement à cent mètres. Eliza décida d’entrer. Elle savait où Penny gardait sa clé secrète mais essaya quand même de pousser la porte. Elle était déverrouillée. Eliza entra en laissant la porte ouverte pour Beth.