— Mais pas Bolton Crutchfield, lui rappela Kat. Il est en parfaite santé et plein d’énergie. De plus, il a des … atouts à sa disposition.
Kat n’apporta aucune précision, mais elle n’en avait nullement besoin. Elles savaient toutes les deux ce qu’elle entendait par-là. En plus des deux évadés qui l’avaient peut-être accompagné, il y avait aussi Ernie, l’ex-second de Kat à la DNR.
Pendant que Kat avait assisté aux funérailles des parents adoptifs de Jessie, Ernie, homme imposant d’un mètre quatre-vingt-dix-huit et de cent-treize kilos, avait assassiné plusieurs officiers de sécurité de la DNR puis libéré Crutchfield et les autres. Seulement plusieurs jours après, le FBI avait réussi à découvrir ce que n’avait jamais révélé la vérification des antécédents que Kat avait effectuée en embauchant Ernie Cortez.
À l’âge de onze ans, Ernie avait passé une année dans un établissement psychiatrique pour mineurs après avoir poignardé un autre enfant plusieurs fois à l’abdomen avec un tournevis. Heureusement pour lui, l’autre garçon avait survécu.
Ernie avait purgé sa peine sans incident. Après sa libération et le déménagement de sa famille, il n’avait plus posé de problèmes. Son casier judiciaire juvénile avait été fermé quand il avait eu dix-huit ans. Comme il n’avait eu aucun problème sur son casier, il ne lui était resté qu’une expérience sans tache dans l’Armée Américaine suivie par des périodes de travail comme agent de sécurité privé et comme gardien de prison dans un établissement énorme du Colorado.
Si Kat avait eu accès à ses antécédents psychiatriques, détenus par le centre de détention juvénile, elle aurait appris que le personnel médical le considérait comme un sociopathe doté d’une capacité surprenante de contrôle et de dissimulation de ses prédispositions à la violence.
La dernière ligne de ses documents de libération disait : « Ce médecin considère que le sujet Cortez constitue un risque permanent pour la communauté. Il a appris à dissimuler ses désirs, mais il est probable que, à un moment ou à un autre, tôt ou tard, les problèmes psychiatriques qui ont conduit à son internement dans cet établissement referont surface. Malheureusement, notre système actuel ne prend pas en compte cette possibilité et exige sa libération immédiate. Même si un traitement de suivi n’est pas exigé, il est vivement recommandé ».
Aucun autre traitement n’avait été mis en place. Quand Ernie était devenu garde à la DNR et avait commencé à interagir avec Bolton Crutchfield, expert en manipulation, il était tombé sous sa coupe mais ne l’avait jamais montré et avait continué à faire son travail et à interagir de manière positive avec les collègues qu’il avait finalement tués.
Kat se considérait responsable de leur mort, alors que rien n’aurait pu lui permettre de prévoir ce qui allait se passer. Jessie avait plusieurs fois essayé d’apaiser sa culpabilité, mais en vain.
— Je suis profileuse criminelle et je suis formée pour détecter les choses comme les tendances sociopathes, avait-elle dit. J’ai interagi avec lui plus d’une dizaine de fois et je ne l’ai jamais soupçonné. Je ne vois pas comment tu aurais pu le faire.
— Peu importe, avait insisté Kat. J’étais responsable de la sécurité de ces agents et de l’internement de ces détenus. J’ai échoué dans ces deux domaines. Je suis responsable de ce qui s’est produit.
Cette conversation remontait à trois jours. Maintenant, Kat était quelque part en France et elle ne savait pas que le Marshals Service avait demandé à Interpol de nommer un agent secret dont la mission serait de la filer pour la protéger. De son côté, Jessie ne pouvait guère que se relaxer sur le mobilier en plastique de la piscine, d’où elle entendait les véhicules qui circulaient sur l’autoroute. Elle n’avait personne à qui parler, presque aucune intimité et peu d’occupations susceptibles de la protéger contre ses pensées mortifères. Aux moments où elle se lamentait le plus sur son sort, elle avait la sensation d’être à nouveau la victime du destin.
Quand elle rentra dans la maison pour manger un peu, elle se mit le vêtement couvrant qu’un des marshals lui avait acheté l’autre jour. Comme on ne lui avait pas donné d’instructions détaillées, le vêtement n’était pas à la bonne taille, mais ce n’était pas sa faute. Cependant, Jessie ne pouvait s’empêcher de se sentir contrariée, car le vêtement descendait à peine jusqu’à ses hanches tout en étant quand même trop gros d’une façon ou d’une autre. Comme Jessie était mince et mesurait un mètre soixante-dix-sept, il lui fallait quelque chose de deux fois plus long et de deux fois moins large. Elle forma une queue de cheval avec ses cheveux bruns qui lui tombaient sur les épaules et s’efforça de ne pas trop montrer son agacement dans ses yeux verts en entrant.
Quand elle pénétra dans la maison, elle vit le marshal qui se tenait près de la porte coulissante tourner légèrement la tête. Visiblement, il écoutait un message dans son oreillette. Quand il entendit ce qu’on lui disait, son corps se crispa machinalement. Jessie comprit qu’il y avait un problème avant même d’entrer dans la cuisine.
Il ne lui dit rien et elle continua donc vers la cuisine en faisant semblant d’être inconsciente de ce qui se passait. Comme elle ne savait pas si le message concernait une intrusion dans la maison, elle chercha autour d’elle un objet susceptible de l’aider à se défendre si Crutchfield l’avait retrouvée. Posée sur une console de la salle à manger près de l’entrée de la cuisine, il y avait une boule à neige de San Francisco en verre qui avait à peu près la taille d’un cantaloup.
Tout en se demandant brièvement qui aurait pu imaginer qu’il tombait de la neige à San Francisco, elle saisit le globe et se le plaça derrière le dos. Alors, elle entra dans la cuisine en faisant porter son poids sur la pointe des pieds, le corps penché, prêt à l’action, et les yeux en train de chercher çà et là tout signe de menace. À l’autre bout de la cuisine, une porte s’ouvrit.
CHAPITRE DEUX
Alors que Jessie attendait de voir qui c’était, elle se rendit compte qu’elle avait arrêté de respirer et elle se força à expirer lentement et discrètement.
Frank Corcoran entra vivement dans la pièce sans la moindre trace d’appréhension. Marshal chef de son équipe de protection, Corcoran était un homme pragmatique. La mâchoire carrée, les épaules carrées, il portait un costume bleu marine avec une chemise blanche et une cravate noire parfaitement nouée. Sa moustache nettement taillée avait des traces minimes de gris aux bords, comme ses cheveux noirs courts.
— Asseyez-vous, Mme Hunt, dit-il sans la moindre décontraction. Il faut qu’on parle. Ah, vous pouvez reposer cette boule à neige. Je promets que vous n’en aurez pas besoin.
Plaçant le globe sur la table de la cuisine tout en refusant ostensiblement de demander comment il avait su qu’elle la tenait derrière son dos, Jessie s’assit en se demandant quelles mauvaises nouvelles il allait révéler. Xander Thurman avait déjà assassiné ses parents adoptifs. Il avait failli tuer deux policiers en essayant d’aller la retrouver dans son propre appartement. L’évasion violente de Bolton Crutchfield de la DNR avait provoqué la mort de six gardes. Est-ce qu’un des autres évadés avait trouvé Kat en Europe ? S’en étaient-ils pris à son ami et ex-collègue, Ryan Hernandez, agent de la Police de Los Angeles, dont elle n’avait plus de nouvelles depuis plusieurs jours ? Elle se prépara au pire.
— J’ai des nouvelles pour vous, dit Corcoran quand il se rendit compte que Jessie n’allait pas poser de questions.
— OK.
— J’ai parlé avec votre capitaine, dit-il en sortant un morceau de papier et en lisant ce qui était marqué dessus. Il veut vous dire que le commissariat tout entier vous envoie ses meilleurs vœux. Il dit qu’ils suivent toutes les pistes possibles et il espère que vous ne serez pas obligée de rester enfermée trop longtemps.
Au ton de voix sceptique de Corcoran et à ses sourcils légèrement levés, Jessie voyait qu’il ne partageait pas l’opinion du capitaine Decker sur la situation.
— Il semblerait que vous soyez moins optimiste que lui, si j’ai bien compris ?
— C’est la nouvelle suivante, dit-il sans vraiment répondre à sa question. Nous n’avons pas réussi à retrouver M. Crutchfield. Bien que deux évadés aient été capturés, comme vous le savez, deux autres sont encore dans la nature, sans parler de M. Cortez.
— Depuis les dernières nouvelles que vous m’avez communiquées, est-ce que les hommes capturés ont fourni des informations utiles ?
— Malheureusement, non, concéda-t-il. Ces deux hommes disent encore la même chose : qu’ils se sont séparés quelques minutes après leur évasion. Aucun de ces hommes n’a su ce qui se passait avant d’être libéré de sa cellule.
— Donc, ce seraient seulement Crutchfield et Cortez qui auraient planifié l’évasion ?
— C’est ce que nous pensons, dit Corcoran. Néanmoins, nous avons lancé une chasse à l’homme massive pour retrouver tous les évadés. En plus de la Police de Los Angeles, le Sheriff’s Department, la California Highway Patrol, le CBI et le FBI sont tous impliqués, tout comme, bien sûr, le Marshals Service.
— J’ai remarqué que vous avez précisé que vous recherchiez les évadés, dit-elle. Et Xander Thurman ?
— Que voulez-vous dire ?
— Eh bien, il est tueur en série, lui aussi. Il a essayé de me tuer et de tuer deux inspecteurs de la Police de Los Angeles et il est en cavale. Combien de gens avez-vous lancé après lui ?
Corcoran la regarda comme s’il était étonné d’avoir à répondre à cette question.
— Selon votre description de ses blessures, nous considérons qu’il représente une menace moins immédiate. Quant à votre statut dans le cadre du WITSEC, il fait que nous nous inquiétons moins à son sujet, dans l’ensemble. De plus, pour l’instant, notre priorité est de retrouver les évadés d’un établissement de psychiatrie criminelle, pas un homme qui pourrait, jusqu’à preuve du contraire, être déjà mort.
— Vous voulez dire que vos recherches sont prévues pour plaire aux médias et au monde politique, fit ostensiblement remarquer Jessie.
— Cette description de la situation n’est pas fausse.
Jessie apprécia son honnêteté. De plus, pour une personne dans sa situation, elle ne pouvait pas vraiment affirmer que c’était là une utilisation déraisonnable des ressources. Elle décida de changer de sujet pour l’instant.
— Avez-vous des pistes potentielles ? demanda Jessie sans grand espoir.
— Nous pensons que nos plus grands espoirs concernent M. Cortez. Nous pensons qu’il a préparé les plans pour l’après-évasion. Nous surveillons ses comptes bancaires, ses achats par carte de crédit et les données du GPS de son téléphone pour les semaines qui ont précédé l’évasion. Jusque-là, nous n’avons rien trouvé d’utile, comme le seraient des billets d’avion.
— Vous n’en trouverez pas, marmonna Jessie.
— Pourquoi dites-vous ça ?
— Cortez restera avec Crutchfield et je vous garantis que Bolton Crutchfield n’ira nulle part.
— Comment pouvez-vous en être aussi sûre ? demanda Corcoran.
— Parce qu’il n’en a pas encore fini avec moi.
*
Cette nuit, Jessie ne trouva pas le sommeil. Quand elle se fut retournée pendant ce qui lui sembla être des heures, elle sortit du lit et alla à la cuisine pour remplir son verre à eau, qui était vide.
Quand elle marcha dans le couloir couvert de moquette qui partait de la chambre, elle sentit immédiatement que quelque chose n’allait pas. Le marshal qui était habituellement stationné sur une chaise placée là où le couloir donnait sur le salon était introuvable. Jessie envisagea de retourner dans sa chambre pour aller y chercher une arme puis se souvint qu’elle n’en avait aucune. Le Marshals Service l’avait prise jusqu’à nouvel ordre.
Donc, elle appuya le dos contre le mur du couloir sans tenir compte de son cœur qui battait la chamade et se dirigea vers la chaise vide sur la pointe des pieds. Quand elle se rapprocha, grâce au clair de lune qui entrait par les fenêtres, elle vit une tache sombre et humide sur la moquette couleur crème. La grande étendue sur laquelle le liquide avait giclé indiquait que ce n’était pas du vin que l’on aurait laissé tomber là par accident. Elle remarqua aussi que le liquide formait une ligne non négligeable qui s’étendait à perte de vue.
Jessie passa la tête autour du coin et vit que le marshal était allongé sur le dos contre l’autre mur, où on l’avait apparemment entraîné. Il avait la gorge tranchée d’un côté à l’autre. À côté de lui, par terre, il y avait son arme de service.
Jessie ressentit une poussée d’adrénaline pleine d’anxiété qui fit picoter ses doigts. En se souvenant de rester concentrée, elle s’agenouilla et inspecta la pièce en attendant d’être plus calme. Cela lui prit moins longtemps qu’elle ne l’aurait cru.
Comme elle ne voyait personne, elle jaillit de sa cachette et saisit l’arme. Quand elle baissa les yeux, elle vit une traînée d’empreintes de pas sanglantes qui s’éloignaient du corps du marshal pour aller vers la salle à manger attenante. Restant accroupie derrière le sofa, elle avança rapidement jusqu’à ce qu’elle puisse voir clairement ce qui se passait dans la pièce.
Un autre marshal y gisait par terre. Celui-là était face contre terre et baignait dans une mare de sang qui s’étendait rapidement de son cou en coulant et en formant une mare autour de son visage et de son torse.
En se forçant à ne pas s’attarder sur cette image, Jessie suivit les empreintes de pas sanglantes de cette pièce jusque dans la véranda, qui menait à la piscine dans la cour de derrière. La porte coulissante était ouverte et une brise légère poussait les rideaux vers l’intérieur en les faisant gonfler comme des nuages de basse altitude.
Jessie inspecta la pièce. Comme elle était vide, elle alla jusqu’à la porte coulissante pour jeter un coup d’œil à l’extérieur. On y voyait un corps en costume, qui flottait sur le ventre dans l’eau, laquelle prenait rapidement une teinte rouge-rosâtre. Ce fut à ce moment qu’elle entendit quelqu’un se racler la gorge derrière elle.
Elle virevolta tout en armant le pistolet. En face d’elle, à l’autre bout de la pièce, il y avait Bolton Crutchfield et son père, Xander Thurman, qui avait l’air étonnamment en bonne santé, alors que, seulement quelques semaines auparavant, il avait été touché au ventre et à l’épaule, avait probablement eu une fracture au crâne et avait sauté par une fenêtre du quatrième étage. Les deux hommes tenaient de longs couteaux de chasse.
Son père sourit tout en articulant silencieusement « Petite chérie », le nom affectueux qu’il avait donné à Jessie quand elle avait été petite. Jessie souleva l’arme et se prépara à tirer. Quand son doigt commença à appuyer sur la détente, Crutchfield parla.
— J’avais promis que je reviendrais vous voir, Mlle Jessie, dit-il aussi tranquillement que lorsqu’il lui avait parlé au travers de l’épaisse vitre de sa cellule.
Ses semaines de liberté ne lui avaient pas fait perdre de poids. Comme il mesurait un mètre soixante-douze et pesait environ soixante-huit kilos, il était moins impressionnant que Jessie sur le plan physique. Son visage grassouillet donnait l’impression qu’il avait vingt-cinq ans au lieu de trente-cinq et ses cheveux marron, avec une raie bien nette sur le côté, rappelaient à Jessie les garçons du club de maths au collège. Seuls ses yeux marron froids comme l’acier suggéraient ce dont il était véritablement capable.