— Absolument, monsieur, mais, avant cela, puis-je demander comment se déroule la recherche de … tout le monde ?
Decker soupira lourdement. Pendant une seconde, il sembla qu’il n’allait peut-être pas répondre, mais, finalement il s’installa dans la chaise qui se trouvait en face de Jessie et parla.
— Pas bien, en fait, admit-il. Vous savez que nous avons capturé un seul évadé de la DNR, Jackson, le premier jour. Nous en avons capturé un autre, Gimbel, deux jours après. Cependant, depuis, malgré des dizaines de pistes crédibles, nous n’avons pas réussi à trouver les deux autres hommes, ni Crutchfield ni Cortez.
— Pensez-vous qu’ils sont ensemble ? demanda Jessie, qui savait déjà que le Marshals Service pensait le contraire.
— Non. Nous avons vu des vidéos de surveillance de Stokes et de monsieur De La Rosa près de l’hôpital quand ils se sont évadés et qu’ils étaient chacun de leur côté. Nous n’avons trouvé aucune vidéo de Crutchfield et de Cortez, mais nous pensons qu’ils sont encore ensemble.
— Mmm, dit Jessie. Si seulement vous aviez une sorte de ressource humaine qui connaisse les deux hommes et puisse vous éclairer sur les modèles comportementaux qu’ils seraient susceptibles de suivre !
Le sarcasme, entièrement conscient de sa part, était difficile à ne pas remarquer. Decker réagit à peine.
— Et si seulement cette ressource n’était pas la cible des hommes même qu’elle connaît, nous pourrions profiter de ces connaissances, répondit-il.
Ils se contemplèrent l’un l’autre en silence pendant un moment. Ni l’un ni l’autre ne voulait céder. Jessie finit par fléchir en se disant qu’il serait une mauvaise idée de se mettre cet homme à dos, vu qu’elle avait besoin de son autorisation.
— Et Xander Thurman ? Avez-vous eu plus de chance avec lui ?
— Non. Il est complètement indétectable.
— Même avec toutes ses blessures ?
— Nous avons surveillé tous les hôpitaux, toutes les cliniques sans rendez-vous et toutes les cliniques gratuites. Nous avons même envoyé des alertes aux vétérinaires. Sans résultat.
— Dans ce cas, cela signifie une des deux choses suivantes, conclut Jessie. Soit il a accès à une autre personne dotée de compétences médicales, soit, dans un des endroits où vous avez demandé, quelqu’un ment, peut-être sous la menace. Jamais il n’aurait pu guérir de ces blessures sans aide. Ce n’est pas possible.
— Je le comprends, Hunt, mais nous n’avons pas plus d’informations pour l’instant.
— Et si vous en aviez d’autres ? demanda-t-elle.
— Que voulez-vous dire ? demanda Decker.
— Je sais comment il opère et je sais aussi comment Crutchfield opère. Des crimes que la plupart des inspecteurs trouveraient peut-être ordinaires pourraient avoir des caractéristiques que je pourrais attribuer à l’un de ces deux hommes. Si je pouvais consulter les fichiers des affaires récentes et suivre les pistes les plus prometteuses, nous pourrions peut-être avoir plus de chance.
Du fond de la pièce, Murph prit la parole.
— Cela me paraît imprudent.
Jessie fut heureuse de l’entendre dire ça. Rien n’irritait plus Decker que d’entendre des gens extérieurs à la section donner leur avis. Si Decker considérait que le marshal se mêlait de ce qui ne le regardait pas, cela ne pourrait que l’inciter à se ranger du côté de Jessie. Quand elle vit son patron froncer les sourcils, elle resta calme pour laisser son agacement produire son effet.
— Quelle était précisément votre idée ? lui demanda Decker les dents serrées.
Jessie n’attendit pas qu’il change d’avis.
— Je pourrais étudier les agressions violentes et les meurtres qui se sont produits au cours des quelques dernières semaines pour voir si l’un d’eux me fait penser à l’un de ces deux tueurs. Si l’un d’eux correspond, je pourrai suivre les pistes les plus prometteuses.
Decker resta assis silencieusement, réfléchissant apparemment à l’idée de Jessie. Par contre, Murph ne garda pas son calme.
— Monsieur, vous ne pouvez pas sérieusement envisager de faire ça après tous les efforts que le Marshals Service a déployés pour lui trouver un refuge.
Continue de protester, s’il te plaît. Tu ne fais que creuser ta propre tombe.
Decker semblait lutter contre ses conflits intérieurs. Il était clair que, même si Murph l’agaçait, il considérait qu’il avait dit quelque chose de sensé. Cependant, Jessie sentait aussi qu’il se passait autre chose dans sa tête, une chose qu’elle ne comprenait visiblement pas.
— Écoutez, finit-il par dire. J’ai dit que nous avions des quantités de pistes mais, en fait, nous en avons peut-être trop. Rien qu’essayer de faire le tri a été difficile. Nous avons demandé de l’aide au Sheriff’s Department et à d’autres postes de police voisins. Même l’antenne locale du FBI a contribué en offrant quelques agents pour les affaires qu’elle pense être pertinentes. Actuellement, nous sommes à court de ressources. Ce n’est pas parce que nous avons cinq psychotiques de plus en cavale que tous les autres criminels ont pris des vacances. Il y a deux jours, un gang a frappé. Quelqu’un abandonne des aiguilles hypodermiques sur les aires de jeux du coin. Votre vieux copain, l’inspecteur Hernandez, est occupé à résoudre un triple homicide, à cause duquel il est à Topanga Canyon aujourd’hui. De plus, nous sommes dans la deuxième semaine d’une énorme épidémie de rougeole.
— Qu’en pensez-vous, capitaine ? demanda Murph.
Pour la première fois, Jessie pensa entendre un soupçon de résignation dans sa voix.
Decker révéla finalement le secret qu’il avait gardé jusque-là.
— En fait, il y a une affaire qui est arrivée cette nuit et je crois que vous pourriez aider à la résoudre, Hunt. Le crime a eu lieu à Studio City, donc, c’est North Hollywood Station qui s’en occupe, mais le FBI s’est intéressé à cette affaire et lui a assigné un agent. Je me disais que je pourrais vous mettre en binôme avec lui.
— De quoi s’agit-il ? demanda Jessie en gardant une voix calme malgré l’excitation qui montait en elle.
— D’un meurtre à l’arme blanche, très sordide. Pour l’instant, il n’y a ni mobile ni suspects. Cela dit, vos deux gars sont des amateurs de gros couteaux, pas vrai ?
— C’est vrai, acquiesça-t-elle.
— Il pourrait n’y avoir aucun rapport, concéda-t-il, mais c’est la première des agressions que j’ai étudiées qui me semble coller au profil.
— Donc, vous prévoyez de la laisser aller sur le terrain ? demanda Murph, alors qu’il connaissait la réponse.
— Eh bien, je me dis qu’avec un agent du FBI comme collègue et plusieurs marshals des États-Unis pour la surveiller, elle devrait être en sécurité. Est-ce que je me trompe ?
— Capitaine Decker, répondit Murph d’un ton neutre, le Service considère en général qu’aucune personne protégée n’est jamais véritablement en sécurité. De plus, de mon point de vue, si vous laissiez cette personne protégée aller sur le terrain pour qu’elle enquête sur un meurtre qui a peut-être été commis par un des hommes contre lesquels nous essayons de la protéger, ce serait particulièrement imprudent.
— Mais, lança Jessie, finalement prête à avancer l’argument qu’elle avait gardé en réserve, ce ne serait pas vraiment pire que le statu quo. Cela fait presque deux semaines que je suis sous protection, mais nous n’avons découvert sur les hommes qui me cherchent aucune information susceptible de changer ce statu quo. Il coûte une petite fortune à la ville, à la Police de Los Angeles et au Marshals Service, sans que nous en voyions l’aboutissement. Vu comment c’est parti, je pourrais véritablement être forcée d’acquérir une nouvelle identité … pour la deuxième fois de ma vie !
— Ce n’est pas comme ça que nous voyons la situation … commença à dire Murph.
— S’il vous plaît, laissez-moi terminer, Marshal, dit-elle d’une voix de laquelle toute trace d’humour narquois ou d’impertinence venait de disparaître. Il faut que cette situation prenne fin. Toutes les nuits, j’ai des cauchemars où mes gardes du corps se font massacrer. Je sursaute au moindre bruit inattendu et je me recroqueville au moindre mouvement soudain. Je suis prisonnière dans cette maison, alors que je n’ai rien fait de mal. Ce n’est pas comme ça que je veux vivre. Je préférerais essayer d’attraper ces mecs et en mourir que passer le reste de mes jours à vivre dans la peur. J’ai les compétences et l’expérience requises pour trouver les deux hommes qui me veulent du mal. Permettez-moi de les utiliser. Ce n’est pas une demande déraisonnable.
Decker et Murph échangèrent un regard. Après ce qui sembla être une éternité, le marshal parla.
— Je m’arrangerai avec Corcoran, concéda-t-il avant d’ajouter : si vous acceptez certaines conditions.
— Quelles conditions ? demanda Jessie qui aurait pourtant été capable d’accepter presque tout à ce stade.
— Votre protection rapprochée restera avec vous tout le temps et vous n’essaierez pas de nous semer. Vous continuerez à passer les nuits dans le refuge. Vous accepterez toutes les mesures de sécurité sur le terrain, même les manœuvres d’évasion que vous considérerez peut-être excessives. Lors de n’importe quel scénario sur le terrain, vous respecterez les opinions des marshals, même si elles vous semblent être d’une prudence excessive. Si nous disons qu’il faut partir, vous accepterez de partir sans poser de questions. Acceptez-vous ces conditions, Mme Hunt ?
— Oui, dit-elle sans hésitation, même si elle ne comptait pas forcément les respecter.
— Dans ce cas, si mon supérieur l’autorise, vous pouvez poursuivre.
Jessie regarda Decker, qui semblait être en train de réprimer un sourire.
— Et si je vous présentais votre collègue temporaire ? proposa-t-il.
CHAPITRE QUATRE
Jessie était déçue.
L’agent du FBI qui avait été affecté à la section pour l’affaire du meurtre à l’arme blanche ressemblait à un vieux joueur de base-ball auquel on avait demandé de revenir sur le terrain parce que tous les débutants étaient blessés. Quand elle alla à sa rencontre, Jessie remarqua que cet homme, apparemment âgé d’une quarantaine d’années, avait un ventre d’une taille surprenante pour un agent du FBI.
En plus, ses cheveux, étonnamment longs et décoiffés, étaient presque tous argentés. Son visage ridé par les éléments et son odeur de sel suggéraient qu’il avait passé plus de temps sur une planche de surf qu’à étudier des affaires criminelles. Son blazer était effiloché au col et sa cravate nouée approximativement. Enfin, bien que ce soit encore le matin, il avait déjà accumulé une quantité impressionnante de taches de nourriture sur son pantalon froissé.
— Jack Dolan, dit-il en tendant une main quand elle approcha mais sans offrir d’autre salutation.
— Jessie Hunt, dit-elle en essayant de ne pas grimacer quand il lui serra la main très fort.
— Ah, oui. La tristement célèbre profileuse criminelle fille de tueur en série qui écoute à l’oreille des psychotiques et qui se cache des hommes qui veuillent l’assassiner dans la nuit.
— C’est ce que dit ma carte de visite, répondit sarcastiquement Jessie, qui n’aimait pas toutes les hypothèses que cet homme formulait d’entrée de jeu.
— Agent Dolan, coupa Decker en mettant fin à l’échange glacial, comme le meurtre à l’arme blanche de Studio City a plusieurs caractéristiques qui rappellent potentiellement les modes d’action de Xander Thurman et de Bolton Crutchfield, nous avons décidé que Mme Hunt devrait se joindre à vous pour évaluer si l’un d’eux pourrait en être responsable.
Dolan regarda Decker, puis Jessie et finalement Murph.
— Donc, demanda-t-il, apparemment perplexe, est-ce que ça veut dire que je vais faire du baby-sitting, maintenant ? Ou allons-nous faire équipe indépendamment ?
Jessie ouvrit la bouche en se demandant ce qu’elle pourrait répondre sans y mêler des jurons, mais, avant qu’elle n’ait pu prononcer ne serait-ce qu’un mot, Decker intervint.
— Considérez qu’elle est votre collègue pour toute la durée de l’affaire. Je suppose que votre collègue vous protégerait, n’est-ce pas, agent Dolan ? C’est pareil.
Dolan se tut. Du coin de l’œil, Jessie vit Murph réprimer un sourire. Elle se tourna vers Decker.
— Puis-je vous parler en privé un moment ? demanda-t-elle.
Il hocha la tête et ils commencèrent à sortir dans le hall.
— Attendez, dit Murph. L’agent et moi, nous allons sortir. Vous deux, parlez ici ; moins de gens vous voient, le mieux ce sera.
Quand Murph et Dolan furent partis, Jessie se tourna vers Decker, le regard éclatant de colère.
— Est-ce une sorte de punition ? Est-ce pour cela que vous me mettez avec ce mec ? Ne pouvez-vous pas extraire Hernandez de l’affaire sur laquelle il travaille et me mettre en binôme avec lui ?
— L’inspecteur Hernandez est indisponible, répondit laconiquement Decker. Nous ne pouvons pas « extraire » des inspecteurs de triples homicides pour satisfaire les caprices des autres membres du personnel. Vous ne pourrez pas voir Hernandez dans un avenir proche, ou alors, cela signifierait qu’il ne ferait pas son travail. De plus, Dolan est plus que qualifié pour cette affaire. Enfin, c’est lui que le FBI a mis à disposition. Donc, trouvez un moyen de travailler avec lui. Autrement, vous pouvez repartir au refuge. À vous de voir, Hunt.
*
Le trajet jusqu’à Studio City fut particulièrement désagréable.
Dolan était visiblement contrarié de devoir être transporté sur le siège arrière d’une berline conduite par un marshal des États-Unis. Murph et Toomey n’étaient pas ravis de conduire de deux enquêteurs maussades et Jessie était contrariée par quasiment tout le reste.
Malgré ce que Decker avait dit, elle avait l’impression d’avoir trois baby-sitters dans la voiture, avec deux de plus dans le véhicule derrière eux. Son « collègue » considérait apparemment que son implication dans l’affaire n’était rien d’autre que de la poudre aux yeux. Quant aux marshals, ils n’aimaient visiblement pas qu’on les prenne pour des valets de rang supérieur. Quand ils arrivèrent sur la scène du crime, tout le monde était sur les nerfs.
Toomey trouva facilement l’endroit. C’était la maison charmante de style espagnol et d’un seul niveau devant laquelle une demi-douzaine de voitures de police étaient garées et dont l’accès était interdit par des quantités de rubans jaunes de la police. Il y avait aussi deux camions de la télévision. Il dépassa tous ces véhicules et se gara au milieu du pâté de maisons, où on ne les verrait pas.
— Comment allons-nous procéder ? demanda-t-il aux autres. Nous ne pouvons pas accepter que les gens voient Hunt entrer dans cette maison. Si c’est Thurman ou Crutchfield qui ont fait ça, ils regarderont de près pour voir si elle se montre, et même si ce n’est pas eux qui l’ont fait, il ne faut pas que son visage apparaisse sur tous les journaux télévisés.
Jessie attendit de voir si l’un d’eux allait proposer la solution la plus évidente. Quand personne ne le fit, elle prit la parole.
— Allez derrière la maison, ordonna-t-elle. Il n’y avait pas de descente de garage. Cela signifie que la ruelle de derrière donne accès à un garage. Il sera fermé aux équipes de télévision et ils ne pourront pas garer leurs gros camions là-bas, de toute façon. Nous devrions pouvoir entrer sans que les caméras ne se rapprochent.
Comme personne ne sembla avoir d’objection à formuler, Toomey redémarra la voiture et fit ce que Jessie avait recommandé. Par radio, il appela les autres marshals pour leur communiquer le plan et leur conseilla de rester dans la rue principale.