- Ne signifie absolument rien, le coupa Mackenzie. Écoutez, Webber, je suis heureuse de travailler avec vous et je pense qu’on peut régler cette affaire assez rapidement. Et même s’il est toujours agréable d’entendre à quel point on est merveilleux, je vous demande d’arrêter immédiatement. Je ne suis pas meilleure que vous, d’après ce que je sais. Donc restons simples, d’accord ? Je ne suis pas votre superviseur, et j’ai envie d’entendre vos suggestions et vos idées tout au long de l’enquête. Je crois que nous pouvons nous contenter d’obéir aux ordres de nos superviseurs. Qu’en pensez-vous ?
Webber commença par sembler perplexe, puis il hocha lentement la tête.
- Ouais, on peut faire ça. Je vous présente mes excuses. Je ne me rendais pas compte que je baillais aux corneilles devant vous.
- Pas de problème. Ce n’est pas entièrement désagréable. Mais il vaudrait mieux que je me concentre sur la résolution de ces meurtres.
Webber n’avait apparemment rien à répondre. Il se contenta de lui faire signe de le suivre en marchant devant et ils sortirent sous un ciel toujours couvert, ce qui signifiait que la pluie menaçait à tout moment.
CHAPITRE SIX
Il regrettait de ne pas avoir pris de photos. Il la revoyait s’effondrer par terre, se blesser au front. Mais il savait que sa mémoire lui ferait défaut. Il savait aussi qu’avec le passage du temps, ses souvenirs s’atténueraient probablement. Même les plus agréables tendaient à perdre de leur force au fil des années.
Et il ne voulait pas que celui-là tombe dans les oubliettes.
En outre, cela avait été son premier meurtre. Et ça avait été bien mieux qu’il ne s’y attendait.
Il avait seulement couché avec deux femmes dans sa vie. Il avait perdu sa virginité avec une prostituée l’année de ses dix-neuf ans. Il lui avait dit qu’il était vierge et lui avait demandé d’être brutale avec lui mais aussi de lui apprendre des choses. Elle avait répondu à ses attentes, et l’expérience avait été incroyable.
Mais son premier meurtre surpassait de loin sa première fois avec une femme. Ce n’était pas comparable.
J’aurais vraiment dû prendre une photo.
Mais il savait que prendre des photos de ses victimes serait stupide. En gros, c’était une invitation à être démasqué.
Même maintenant, alors qu’il était assis devant son ordinateur dans son appartement plongé dans l’obscurité, il contemplait les photos que d’autres avaient mises en ligne et se demandait comment ils avaient pu être suffisamment stupides pour poster ce genre de clichés. Il y avait des photos de victimes tuées par balle, de chauffeurs de taxi qui venaient d’être poignardés, de personnes tombées de très hauts, d’un homme qui avait été renversé par un Humvee. Même sur le dark web – qui était sa seule modalité d’accès à internet ces jours-ci – le gouvernement pouvait découvrir ce qu’on regardait et ce qu’on postait.
Et bien que s’intéresser à ce genre de sujets ne soit pas un crime, poster de telles photos était illégal dans la plupart des pays. Et il savait que la plupart des personnes qui les avaient postées étaient des imbéciles. Ils cherchaient à ce que le couperet tombe.
Eh bien, c’était peut-être vrai pour certains. Mais pas pour lui, en revanche. Avec son parcours universitaire et trois ans d’expérience dans le domaine de la technologie, il savait comment se protéger. La plupart des débiles ne pouvaient pas en dire autant. Mais ce n’était pas son problème.
Il fixa les images sur l’écran. Les cadavres. La vidéo d’une victime toute proche de la mort, dont on ne pouvait deviner qu’elle était encore vivante qu’à cause des petits halètements qui lui échappaient toutes les cinq secondes. Les photos de gens brûlés vifs dans un incendie, l’homme qui avait filmé la mort de sa femme alors qu’il l’étouffait dans le lit conjugal pendant le sexe.
Il supposait que certaines personnes le qualifieraient de malade – comme s’il lui manquait plusieurs cases. Il n’estimait pas que ce soit le cas, mais après tout, qui sait ? Certains lui inventeraient également une enfance traumatisante, une expérience inhumaine expliquant son comportement. Ce n’était pas non plus le cas. Il avait vécu une enfance paisible avec des parents aimants. Il leur parlait encore une fois par semaine au moins ; sa mère se demandait toujours quand il allait s’installer avec une gentille fille qui lui donnerait des petits-enfants.
Sa mère s’était aussi demandé ce qui était arrivé aux trois chats qu’il avait possédés ces cinq dernières années. Il connaissait la réponse. Il les avait tués. Il les avait tués de plusieurs manières, juste pour voir ce que ça faisait. Juste pour voir la vie fuir leur regard.
Il n’y avait pas pris de plaisir particulier. Il n’y avait pas eu vraiment de lutte et à la fin, il avait eu l’impression d’étrangler un animal empaillé.
Mais cela avait été différent avec Sophie. Seigneur, ç’avait été incroyable. Indescriptible.
Donc peut-être, juste peut-être, quelque chose clochait en effet chez lui. La plupart des gens diraient que c’était le cas mais il n’en avait pas l’impression.
Non, ce n’était pas vrai. Il n’avait aucun problème. Il s’avérait seulement que la souffrance des autres lui procurait du plaisir. Il aimait voir les autres mourir.
Et il appréciait aussi les défis. Les défis que lui donnait la Voix.
La Voix lui avait lancé plusieurs défis ces derniers mois. En commençant tout doux, au début, pour jouer. Espionner le couple marié du bas de la rue dans leur intimité. Lancer une brique de sa fenêtre du quatrième étage sur le chien errant. Envoyer un mail signalant une fausse attaque à la bombe à une école élémentaire locale.
La Voix avait un nom et il connaissait ce nom. Mais il aimait lui faire référence comme la Voix. Ainsi, il conservait une distance, ça lui facilitait l’exécution des tâches, le respect des instructions.
Les premiers défis s’étaient révélés faciles – même s’il avait regretté que le chien errant meure sur le coup. Il en faisait encore des cauchemars.
Après ces premières tâches, les vrais défis étaient venus. Ceux qui concernaient les meurtres. La Voix savait ce qu’il regardait sur internet. Parfois, il estimait que la Voix le connaissait mieux que lui-même, que la Voix possédait le contrôle sur son esprit.
Oui, la Voix avait fini par lui demander de tuer – d’aller au bout de son fantasme plutôt que d’en rêver tout en errant sur le dark web.
La Voix l’avait mis au défi. Et il avait obéi.
Et maintenant, il faisait face à un nouveau défi.
La Voix le lui avait soumis une heure plus tôt. C’était la raison pour laquelle il parcourait actuellement des forums et des vidéos au contenu tabou – un contenu qui pouvait lui faire encourir la prison si on le démasquait.
Il rassemblait ses forces. Parce que la Voix lui demandait maintenant de recommencer à tuer. Et cette fois, il devrait opérer en plein jour.
L’idée était tellement enthousiasmante… tellement excitante. Il n’arrivait plus à penser à autre chose. Il ne savait pas encore comment procéder mais il avait déjà une victime en tête. Il avait cette victime en tête avant même que la Voix ne commence à lui parler. Une autre femme, une autre superbe créature qui avait éveillé en lui des sentiments d’auto-commisération et d’insignifiance. Elle ne méritait probablement pas la mort, mais ce n’était pas comme s’il avait le choix.
La Voix l’avait mis au défi et il ne pouvait pas se défiler. Même s’il l’avait souhaité, c’était impossible. Son esprit, son corps, et son cœur étaient prêts à relever le défi. Ce serait simple. Ce serait comme respirer, comme dormir. Ce serait naturel, comme tous les actes dictés par la Voix.
Recommence, cette fois à la lumière du jour.
Il entendait encore la voix dans sa tête, chaque mot s’étirait lentement.
Elle tournait encore en boucle lorsqu’il s’endormit sur son fauteuil de bureau, de terribles images défilant sur l’écran de son ordinateur.
CHAPITRE SEPT
Il n’était jamais facile de rendre visite à une famille si peu de temps après le décès d’un être cher, surtout lorsque le but était de leur poser des questions sur cette mort. Mackenzie avait perdu le compte du nombre de fois qu’elle avait dû effectuer une telle visite mais quelques souvenirs lui restaient en tête. Les expressions de douleur n’étaient jamais les mêmes dans toutes les situations, mais elle n’avait jamais été témoin d’une réaction de rage pure.
Pas avant de se rendre chez les parents de Sophie Torres. La mère – une femme squelettique appelée Esmeralda – était clairement terrassée par le chagrin. Sa souffrance était visible dans ses yeux et se lut sur son visage lorsqu’elle les accueillit chez elle.
Esmeralda les guida dans sa maison comme un fantôme qui apprenait à la hanter. Elle se contenta de dire : « Entrez, je vous en prie. » Et elle marcha comme si ses jambes allaient flancher, comme si aucun des muscles de son corps ne voyait la raison de continuer maintenant que sa fille avait disparu.
C’était vraiment la seule facette de son travail que Mackenzie n’appréciait pas. Elle jeta un coup d’œil à Webber et détailla son expression solennelle, un peu gênée. Après la manière dont il s’était comporté avec elle depuis qu’ils travaillaient ensemble, ça ne lui allait pas du tout au teint.
Esmeralda les accompagna jusqu’à la cuisine. Là, Mackenzie vit son mari, assis à la table de la cuisine. Devant lui se trouvait un album photo et une carafe d’alcool. Son visage était un mur de pierre. Son corps tout entier semblait contenu dans une carapace de colère. Elle était si omniprésente que Mackenzie avait l’impression que son courroux émanait de lui comme de la chaleur.
- Mon mari, déclara Esmeralda en le désignant vaguement.
Elle ne prit pas la peine de leur donner son prénom. On aurait dit qu’elle identifiait un meuble au hasard.
Il commença par ne pas ouvrir la bouche même s’il se leva lorsque les agents pénétrèrent dans la cuisine. Il laissa l’album photo sur la table mais saisit la liqueur. Il resta silencieux et s’appuya contre le comptoir.
- Thé ? proposa Esmeralda. Café ?
Mackenzie n’en voulait pas mais elle connaissait ce genre de situations. Elle savait que donner quelque chose à faire à Esmeralda Torres serait une bénédiction pour la pauvre femme. De quoi s’occuper, sentir qu’elle contrôlait quelque chose.
- Nous savons que c’est très difficile, commença Webber tandis qu’ils s’asseyaient sur deux tabourets de bar. Merci de nous recevoir. Il semblerait qu’obtenir des informations sur cette affaire n’est pas chose facile.
Esmeralda ne répondit pas, se concentrant sur le thé. Pas un seul mot ne fut prononcé dans la cuisine Torres avant que la bouilloire ne se mette à siffler sur la gazinière et qu’elle commence à verser le thé dans les tasses contenant des sachets.
Esmeralda leur tendit leurs tasses de thé. Mackenzie sirota immédiatement la sienne et le trouva fort. Une sorte de thé vert, si elle ne se trompait pas – même si elle préférait le café au thé.
- Que pouvons-nous faire pour vous ? demanda finalement Esmeralda.
- Nous voudrions savoir si Sophie avait ce qu’on pourrait considérer comme des ennemis, expliqua Mackenzie. Je préférerais ne pas utiliser un tel terme mais certains détails de sa mort nous ont amené à penser que son meurtre pourrait être en lien avec un autre assassinat récent.
- Des ennemis, non… répliqua Mme Torres. Mais certaines choses ont…
Elle ne termina pas sa phrase et fixa le sol en s’efforçant visiblement de ne pas éclater en sanglots. M. Torres, en revanche, s’avéra plus qu’heureux de reprendre le flambeau. Et lorsqu’il commença à parler, la rage que Mackenzie avait sentie chez lui un peu plus tôt vibra dans sa voix.
- Pas d’ennemis, confirma-t-il en parlant avec la cadence d’une perceuse. Mais son ex-compagnon a perdu les pédales quand elle a rompu avec lui. Il lui a envoyé des mails et des textos terribles.
- Et à quel moment la rupture a-t-elle eu lieu ?
- Je ne sais pas. Il y a un peu plus d’une semaine, je crois. Pas plus de quinze jours, j’en suis sûr.
- Comment êtes-vous au courant concernant les textos ? s’enquit Webber.
- Elle nous les a montrés, répondit M. Torres. Elle est passée nous voir, un peu effrayée, vous savez ? Elle nous a demandé si on pensait qu’elle devrait appeler la police. Je lui ai dit de me laisser parler à ce petit connard. Je l’ai appelé mais il n’a jamais répondu. Je lui ai laissé un message plutôt agressif et, d’après ce que je sais, les messages ont cessé.
- Quel était, en résumé, le contenu de ces messages ? l’interrogea Mackenzie.
- Il avait un comportement obsessionnel. Il lui répétait qu’elle avait commis une erreur, lui disait qu’il pouvait la suivre et qu’il saurait toujours où elle se trouvait. L’un des textos disait qu’il espérait que quelqu’un la ferait autant souffrir qu’elle l’avait blessé.
- J’imagine que vous n’êtes pas en possession de son téléphone, n’est-ce pas ?
Elle regardait Webber en posant la question.
- Non, répondit-il. Il est au commissariat.
- Avez-vous déjà rencontré ce compagnon ? reprit Mackenzie.
- Une fois, précisa M. Torres. Elle l’a invité à dîner une fois et je le jure… je pensais que c’était un type bien. Mais elle nous a fait comprendre que leur relation n’était pas toujours de tout repos. Et ces satanés messages…
- Pendant combien de temps sont-ils sortis ensemble ? demanda Webber.
- Un an, peut-être ? suggéra M. Torres. Peut-être un peu plus.
- Une idée de la raison pour laquelle ils ont rompu ? continua Mackenzie.
- Je crois qu’il s’accrochait trop à elle. (C’était Mme Torres. Elle avait apparemment repris le contrôle sur ses émotions et voulait apporter sa contribution à l’enquête). Sophie était arrivée à un moment de sa vie où elle était prête à être adulte. Elle comptait arrêter de travailler au restaurant et faire du mannequinat.
- Elle était modèle ?
- Seulement à temps partiel, leur apprit Mme Torres. Rien de très important. Quelques photos pour des publicités en ligne et imprimées. Elle a joué dans un spot publicitaire à la télé il n’y a pas si longtemps mais il n’a jamais été diffusé.
- Quand avez-vous parlé à son ex-compagnon pour la dernière fois ? s’enquit Webber.
- En dehors du message que je lui ai laissé, fit M. Torres, nous avons parlé avec lui seulement le soir où elle nous l’a amené au dîner.
- Connaissez-vous son nom ? demanda Mackenzie.
- Ken Grainger, répondit Mme Torres.
- Si vous le voyez, renchérit M. Torres, assurez-vous qu’il sache que l’une des dernières choses que mon bébé a vue était probablement l’un de ses messages stupides. Et si vous découvrez qu’il est responsable… je paierais cher pour passer cinq minutes seul-à-seul avec lui.
Une larme coula de son œil droit. Mackenzie se demanda si c’était la première fois qu’elle voyait quelqu’un pleurer de colère. Ni elle ni Webber ne fit le moindre commentaire. Lorsqu’ils prirent congé et quittèrent la maison, Mackenzie sentait encore la colère de M. Torres lui coller à la peau comme une toile d’araignée.
***
Avec l’aide de l’équipe spécialisée en technologies du bureau de terrain, Mackenzie et Webber obtinrent une adresse du domicile, du travail et le numéro de portable de Ken Grainger en un quart d’heure. Son appartement se trouvait à une dizaine de kilomètres du foyer des Torres, dans la zone la moins reluisante de la ville. Il s’agissait d’un quartier qui semblait coincé dans le passé. Sur la façade de son bâtiment, des graffitis proclamaient NIRVANA FOREVER, RIP KURT et LONGUE VIE À LAYNE.