“Nous serons bientôt rentrés,” annonça le roi Godwin, “mais nous devons tout d'abord nous occuper de ça.” Godwin jeta un œil vers Grey avant de poursuivre. “Si les gens entendent parler d'un dragon, mort, qui plus est, ils prendront ça pour une malédiction, je ne tolérerais pas qu'un mauvais présage gâche le mariage de Lenore.”
“Non, bien sûr que non,” répondit Rodry, honteux de ne pas y avoir songé. “Qu'allons-nous faire ?”
Le roi y avait déjà réfléchi et se dirigea vers les villageois avec de l'argent.
“Je vous remercie de m'avoir prévenu,” dit-il en distribuant des pièces. “Rentrez chez vous et ne racontez à personne ce que vous avez vu. Rien de tout ceci ne serait arrivé si vous ne rôdiez pas dans les parages. Si jamais j'apprends …”
Ils comprirent la menace à peine voilée et s'inclinèrent bien bas.
“Oui, mon Roi,” dit l'un deux, avant de tous détaler comme des lapins.
“Et maintenant,” dit-il en s'adressant à Rodry et aux chevaliers, “Ursus, tu es le plus vigoureux d'entre nous ; montre-nous ta force. Qu'on aille chercher des cordes pour traîner la bête.”
Le plus robuste des chevaliers opina du chef, tous se mirent à l'ouvrage, fouillant dans leurs sacoches jusqu'à ce que l'un d'eux s'avance avec une corde solide. On pouvait compter sur la prévoyance de Twell.
Ils attachèrent la dépouille du dragon, opération qui s'avéra plus longue que Godwin l'aurait souhaité. Aucune corde ne semblait suffire pour attacher l'immense bête ; Jorin, plus agile, grimpa sur la créature, une corde autour de son épaule, afin de l'attacher. Il sauta lestement à terre malgré son armure et tous finirent par la ligoter. Le roi s'approcha d'eux et s'empara de la corde.
“Et alors ?” lança-t-il aux autres. “Vous croyez peut-être que je compte le traîner seul jusqu'au fleuve ?”
Il aurait pu jadis, il était assurément aussi fort qu'Ursus ou Rodry mais savait admettre lorsqu'il avait besoin d'aide. Les hommes comprirent le message et s'emparèrent de la corde. Godwin perçut le moment où son fils se joignit à l'effort, tous poussèrent la dépouille du dragon, ahanant sous l'effort.
La créature s'ébranla lentement, laissant des traces de son passage dans la poussière tandis que tous traînaient la masse imposante. Seul Grey ne fit pas mine de tirer sur la corde, personne ne comptait sur lui d'ailleurs. Le groupe tira peu à peu le dragon jusqu'au fleuve.
Ils parvinrent à le haler jusque sur la berge, aux abords du fleuve qui symbolisait à la fois la frontière et les défenses du royaume. Il reposait en équilibre parfait, en direction de Godwin, un souffle de vent aurait pu le faire basculer, on aurait presque dit qu'il s'apprêtait à prendre son envol vers des contrées plus méridionales.
Il appuya sa botte sur son flanc et, au prix d'un immense effort, fit basculer le cadavre dans le vide. “Une bonne chose de faite,” affirma-t-il, tandis que le dragon frappait l'onde.
Il ne disparut pas pour autant mais flottait, la férocité des ondes argentées auraient pu l'emporter mais le cadavre du dragon se cognait aux rochers et tournoyait au gré du courant. Nul ne résistait à ce flot impétueux, l'immense dragon était devenu un vulgaire fétu de paille, il serait bientôt entraîné vers la lointaine mer, là où les eaux sombres rejoignaient l'immensité salée.
“Espérons qu'elle n'ait pas pondu,” murmura Grey.
Le roi Godwin restait là, trop éreinté pour poser une quelconque question, observant le corps de la créature jusqu'à complète disparition. Il voulait simplement s'assurer qu'elle ne reviendrait pas dans son royaume, qu'elle ne leur occasionnerait aucun tracas supplémentaire. Il n'était plus tout jeune et dut reprendre son souffle.
Il se leurrait. En vérité, l'inquiétude le rongeait. Il régnait sur son royaume depuis fort longtemps mais n'avait jamais rien vu de tel. Un malheur allait forcément se produire.
Quoiqu'il arrive, Godwin savait d'ores et déjà que son royaume ne serait pas épargné.
CHAPITRE DEUX
Dans son rêve, Devin se trouvait très loin de son atelier de forgeron, hors la cité de Royalsport, où il vivait avec sa famille. Il rêvait souvent, allant où bon lui semblait. Son imaginaire avait fait de lui un chevalier.
Son rêve était étrange, cela dit. Il savait que ce n'était qu'un rêve, mais ce n'était pas toujours le cas. Il pouvait y entrer, le rêve semblait se mouvoir, les paysages évoluaient autour de lui.
Comme s'il volait au-dessus du royaume. Il pouvait voir la terre se dérouler sous lui, au nord et au sud, parcourue par la Slate, et Leveros, l'île aux moines, à l'extrême est. Plus au nord, aux confins du royaume, à cinq ou six journées de cheval, il apercevait les volcans endormis depuis des siècles et plus à l'ouest, le Troisième Continent, personne n'osait en parler, effrayés qu'ils étaient par les créatures vivant là-bas.
Il savait qu'il ne s'agissait que d'un rêve, un rêve particulièrement précis concernant le royaume.
Il ne survolait plus le vaste monde. Il se trouvait dans un endroit sombre, en compagnie de quelque chose : une forme occupait tout l'espace, une odeur de moisi, sèche, de reptile. Un rai de lumière filtrait par les escaliers, dans la semi-pénombre, il entendait comme un bruissement, une respiration mugissante. Dans son rêve, Devin était pétrifié et refermait instinctivement sa main sur la poignée de son épée, dont la lame dardait un éclat métallique d'un noir bleuté.
De grands yeux dorés s'ouvrirent soudain dans le noir, un éclat de lumière lui parvint. Il aperçut une forme gigantesque, il n'en avait jamais vu d'aussi grande, des ailes repliées et une gueule grande ouverte dont s'échappait de la lumière. Devin mit un moment avant de comprendre que la lumière provenait de la gueule de la créature, des flammes l'entourèrent tout à coup, l'encerclaient, brûlant tout sur leur passage …
Les flammes s'écartèrent, il se retrouva assis dans une pièce circulaire, probablement au sommet d'une tour. L'endroit était tapissé, du sol au plafond, d'un bric-à-brac de diverses provenances ; des soieries recouvraient les murs, les étagères étaient encombrées d'objets en cuivre dont Devin ignorait le sens.
Un homme était assis, jambes croisées, dans le peu d'espace restant, au centre d'un cercle tracée à la craie et entouré de bougies. Il était chauve et fixait Devin d'un air sérieux. Sa robe richement rebrodée arborait des écussons et bijoux décorés de motifs mystiques.
“Vous me connaissez ?” demanda Devin en s'approchant.
Un long silence s'ensuivit, si long que Devin se demanda s'il lui avait effectivement posé la question.
“Dans mes rêves, les étoiles m'ont dit que tu viendrais si j'attendais,” finir par dire la voix. “Tu es l'élu.”
Devin comprit de qui il s'agissait.
“Vous êtes Maître Grey, le sorcier du roi.”
Il déglutit péniblement. On racontait que cet homme pouvait percevoir des choses qu'aucun homme sain d'esprit n'aurait voulu voir ; qu'il avait prédit au Roi la mort de sa première femme, les gens lui avait ri au nez jusqu'à ce qu'elle s'évanouisse et se fracasse le crâne sur un pont en pierres. On racontait qu'il pouvait lire dans l'âme d'un homme et raconter ce qu'il y avait vu.
Tu es l'élu.
Que voulait-il dire par là ?
“Vous êtes Maître Grey.”
“Tu es né à une époque improbable. J'ai remué ciel et terre pour te trouver, et te voilà.”
Le cœur de Devin s'emballa, le sorcier du roi connaissait son identité. Pourquoi un homme si éminent s'intéressait-il donc à lui ?
Il comprit à cet instant précis que son rêve n'en était pas un.
Il s'agissait d'une épreuve initiatique.
“Qu'attendez-vous de moi ?” demanda Devin.
“Ce que j'attends ?” sa question prit le sorcier de court, si tant est que ce soit possible. “Je voulais te voir en personne. Te voir en ce jour, avant que ta vie ne change à tout jamais.”
Devin mourait d'envie de le questionner mais Maître Grey se pencha pour moucher l'une des bougies à l'aide de deux longs doigts, en murmurant des paroles inaudibles.
Devin voulut s'approcher, comprendre ce qui se passait mais une force formidable le tira en arrière, à l'extérieur de la tour, dans le noir …
***
“Devin !” l'appela sa mère. “Lève-toi sans quoi tu peux faire une croix sur ton petit déjeuner.”
Devin pesta en ouvrant les yeux. L'aurore pointait déjà par la fenêtre de la petite maison familiale. Il n'arriverait pas à temps à la forge s'il ne se hâtait pas, et n'aurait le temps de rien, hormis se mettre immédiatement au travail.
Allongé dans son lit, le souffle court, il tentait de s'extraire des rêves si réels qui lui collaient à la peau.
Peine perdue. Ses rêves étaient plus pesants qu'une chape de plomb.
“DEVIN !”
Devin secoua la tête.
Il sauta à bas du lit et se dépêcha de s'habiller. Ses vêtements ordinaires étaient reprisés à certains endroits. Certains, hérités de son père, ne lui allaient pas très bien ; à seize ans, Devin était encore mince, pas plus costaud que la moyenne des garçons de son âge, bien que légèrement plus grand. Il repoussa une mèche brune devant ses yeux, ses mains portaient les marques de brûlures et coupures, stigmates de son travail à la forge, ce serait encore pire l'âge aidant. Le vieux Gund, rompu au dur labeur, ne bougeait pratiquement plus ses doigts.
Devin s'habilla et se dépêcha de rejoindre la cuisine de la maisonnette. Il s'installa à table et mangea son ragoût en compagnie de ses père et mère. Il essuya son assiette avec un morceau de pain dur, ce repas, bien que simple, lui serait nécessaire pour affronter le dur labeur qui l'attendait à la forge. Sa mère était menue comme un oiseau. Elle semblait si fragile à côté de lui, il craignait qu'un jour elle se brise sous le dur labeur quotidien, et pourtant.
Son père était aussi petit que lui mais large d'épaules et musclé, fort comme un roc. Des mains aussi larges qu'un marteau, les tatouages serpentant sur ses avant-bras racontaient des récits d'autres territoires du Royaume du Sud, des terres situés par-delà les mers. Une petite carte mentionnait les deux territoires mais également l'île de Leveros et le continent de Sarras, de l'autre côté de la mer.
“Pourquoi regardes-tu mes bras, fiston ?” demanda brusquement son père. Cet homme n'était pas du genre affectueux. Lorsque Devin était entré à la forge, prouvant ainsi qu'il était aussi valable que les meilleurs maîtres à la fabrication des armes, son père s'était fendu d'un simple signe de tête.
Devin mourrait d'envie de lui raconter son rêve mais préféra s'abstenir. Son père se moquerait de lui et entrerait dans une colère noire.
“Je regardais un tatouage que je n'avais encore jamais vu.” En général son père portait des manches longues, Devin ne le voyait donc que rarement. “Pourquoi on voit Sarras et Leveros ? Tu y es allé quand tu étais—”
“Mêle-toi de tes affaires !” aboya son père, cette simple question l'avais mis dans une colère noire. Il baissa ses manches hâtivement et rattacha les boutons à ses poignets, les cachant ainsi à la vue de Devin. “Ne pose pas ce genre de question !”
“Excuse-moi.” Il y avait des jours comme ça où Devin ne savait pas quoi dire à son père ; des jours où il n'avait pas l'impression d'être son fils. “Je pars au travail.”
“Déjà ? Tu vas encore t'entraîner au maniement de l'épée, c'est ça ? Pour devenir chevalier.”
Sa colère montait crescendo, Devin n'en comprenait pas la raison.
“Ce serait donc si terrible ?” osa demander Devin.
“Reste à ta place,” lança son père. “Tu n'es pas un chevalier mais un vulgaire villageois—comme nous tous.”
Devin se fit violence pour ne pas se rebiffer. Son travail ne commencerait que dans une heure mais il savait que s'il restait, la discussion terminerait forcément en dispute, comme à chaque fois.
Il se leva sans même terminer son repas et sortit.
Un timide soleil l'accueillit. La ville dormait encore, tout était paisible au petit matin, même parmi ceux qui rentraient chez eux après un travail de nuit. Devin avait les rues désertes pour lui tout seul, il se dirigea vers la forge en courant comme un dératé sur les pavés. Plus vite il serait rendu, plus il aurait de temps, de plus, il avait toujours entendu les maîtres dire à leurs apprentis que l'exercice était vital pour faire preuve d'ardeur au combat. Devin ne savait pas vraiment si les autres faisaient de même mais lui, en tous cas, oui. Il devait mobiliser tous ses atouts pour espérer devenir chevalier.
Devin se fraya un chemin en ville en courant de plus en plus vite, essayant de se débarrasser des réminiscences de son rêve. L'avait-il réellement rencontré ?
Tu es l'élu.
Qu'avait-il voulu dire ?
Avant que ta vie ne change à tout jamais.
Devin réfléchissait, cherchant un signe, une quelconque indication qui ferait de lui un autre homme aujourd'hui.
Mais il ne remarquait aucune différence par rapport à sa routine habituelle.
Etait-ce un rêve insensé ? Un souhait ?
Royalsport regorgeait de ponts et ruelles, de coins sombres et odeurs étranges. A marée basse, lorsque le niveau du fleuve baissait entre les îles, on pouvait traverser d'une berge à l'autre, bien que des gardes veillent à ce que personne ne s'aventure en zone indésirable.
Les voies navigables entre les îles formaient une série de cercles concentriques, la zone la plus riche étant au centre, protégée par les bancs du fleuve en contrebas. On y trouvait le quartier des plaisirs et des quartiers riches, des zones commerçantes et plus pauvres, mieux valait alors tenir sa bourse à l'œil.
Les Maisons se dressaient à l'horizon, bâtiments légués par d'anciennes institutions, aussi anciennes que le royaume ; voire plus vieilles encore, elles dataient de l'époque où régnait la dynastie des dragons, bien avant que les guerres ne les chassent. De la fumée s'échappait de la Maison des Armes malgré l'heure matinale, tandis que la Maison de la Connaissance se dressait avec ses deux tours enchevêtrées, la Maison des Marchands, brillante comme un sou neuf, et la Maison des Soupirs émergeant du quartier des plaisirs. Devin poursuivit son chemin parmi les rues, évitant les silhouettes matinales sans cesser de courir vers la Maison des Armes.
A son arrivée, la Maison des Armes était presque aussi calme que le reste de la cité. Un portier reconnut Devin, habitué qu'il était à le voir arriver à des heures indues. Devin le gratifia d'un signe de tête avant d'entrer. Il s'empara de l'épée qu'il travaillait, une arme solide et fiable, faite pour la poigne d'un soldat. Il avait terminé de gainer le manche et monta à l'étage.
Cet endroit ne sentait pas mauvais, nulle trace de poussière y régnait, contrairement au reste de la forge. Il s'agissait d'une pièce en bois où la sciure absorbait la moindre goutte de sang, gantelets et armures étaient disposés dans des râteliers, un espace dodécagonal en occupait le centre, entouré de quelques bancs réservés aux élèves. On y trouvait des épées et des lames destinés aux riches étudiants désireux de s'entraîner.
Devin s'empara d'une quintaine plus grande que lui, des lances métalliques faisant office d'armes qu'on projetait pour parer les coups d'une fine lame. Il fallait alors faire mouche, se déporter ou esquiver, faire en sorte que l'arme ploie sans se la faire prendre, toucher sans se faire toucher. Devin se mit en garde et frappa. Ses premiers coups d'estoc étaient bien droits, il se déplaçait et testait son épée. Il reçut les premiers coups de lance de plein fouet, esquiva de justesse les suivants, faisant peu à peu corps avec l'épée. Il accéléra son allure, ajusta son jeu de jambes, se déplaça, mettant en garde à chacun de ses coups : paré, fente et retour.