— Parle-moi de ta famille. Tu as des frères et sœurs ? tenta John d’une voix légèrement hésitante.
Zoe réalisa qu’il avait attendu d’elle au moins un petit commentaire à propos de son travail et elle prit note mentalement.
— Je suis enfant unique, dit-elle. Ma mère m’a élevée. On n’est pas proches.
John arqua un sourcil l’espace d’un instant avant de hocher la tête.
— Oh, ça craint. Ma famille est très soudée. On fait des repas de famille au moins une fois par mois.
Les yeux de Zoe parcoururent son corps mince et elle conclut qu’il ne devait pas trop mal manger à ces repas de famille. Cela dit, il était évident qu’il allait à la salle de sport. Combien pouvait-il soulever en développé-couché ? Peut-être quatre-vingt-dix kilos à en juger par les muscles visibles sous les manches de sa chemise rayée bleue.
Cela faisait à présent quelques instants qu’ils étaient silencieux. Zoe prit un morceau de pain, se le fourra dans la bouche, puis le mâcha aussi vite que possible afin de libérer à nouveau sa bouche. Les gens ne parlaient pas pendant qu’ils mangeaient, du moins pas en société, alors cela servait en quelque sorte d’excuse en ce qui la concernait.
— Est-ce que tu es enfant unique ? demanda Zoe une fois que l’épais morceau de pain sec eut finalement glissé dans sa gorge.
Non, pensa-t-elle. Au moins deux frères ou sœurs.
— J’ai un frère aîné et une sœur, dit-il. Nous n’avons que quatre ans d’écart, alors on s’entend plutôt bien.
Derrière lui, par-dessus son épaule, Zoe vit leur serveuse d’un mètre soixante-deux s’efforcer de porter un lourd plateau de boissons. Deux bouteilles de vin partagées en sept verres, tous destinés à une table bruyante au bout d’une ligne de box. Tous le même âge. Une réunion de camarades d’université.
— Ça doit être sympa, dit froidement Zoe.
Elle ne pensait pas vraiment que cela devait être sympa d’avoir des frères ou des sœurs aînés. Elle n’avait aucune idée de comment cela devait être. C’était simplement une expérience différente qu’elle n’avait jamais connue.
— Je trouve que ça l’est.
Les réponses de John se faisaient plus distantes. Il ne lui posait plus de questions. Le plat principal n’était même pas encore servi.
Zoe fut soulagée de voir la serveuse apporter deux plats, habilement maintenus en équilibre sur son bras, le poids réparti de façon égale entre son coude et sa paume.
— Oh, voilà notre repas, dit-elle, plus pour le distraire qu’autre chose.
John se tourna, il se mouvait avec une grâce souple qui dénotait assurément le temps qu’il passait à la salle de sport. C’était un homme convenable. Beau, charmant, avec un bon travail. Zoe essaya de se concentrer sur lui, de s’appliquer. Cela devrait être plus simple quand ils seraient en train de manger. Elle fixa la nourriture dans son assiette — vingt-sept petits pois, un steak d’exactement cinq centimètres d’épaisseur — et essaya de ne pas se laisser distraire de ce qu’il disait.
Et pourtant, elle entendit les silences gênants tout autant que lui.
À la fin, il proposa de tout payer — la part de Zoe revenait à trente-sept dollars et quatre-vingt-dix-sept cents — et elle accepta avec gratitude. Elle avait oublié qu’elle était censée protester au moins une fois pour lui donner une chance d’insister, mais elle s’en souvint lorsqu’elle vit les coins de sa bouche retomber légèrement quand il tendit sa carte de crédit à la serveuse.
— Eh bien, c’était une super soirée, dit John, balayant la pièce du regard et attachant sa veste de costume quand il se leva. C’est un restaurant charmant.
— Le repas était merveilleux, murmura Zoe en se levant bien qu’elle aurait préféré rester assise plus longtemps.
— C’était un plaisir de te rencontrer, Zoe, dit-il.
Il lui tendit la main pour qu’elle la serre. Quand elle la prit, il se pencha en avant et l’embrassa sur la joue aussi brièvement que possible avant de s’éloigner à nouveau.
Pas de proposition de l’accompagner à sa voiture ou de la ramener chez elle. Pas d’étreinte, pas de demande de la revoir. John était assez charmant — tout en sourires en coin et en gestes attentionnés — mais le message était clair.
— De même pour moi, John, dit Zoe, le laissant sortir du restaurant en premier pendant qu’elle récupérait son sac afin de ne pas avoir à subir de bavardages gênants sur le chemin du parking.
Une fois qu’elle fut dans l’intimité de sa voiture, Zoe s’affala sur le siège conducteur et enfouit son visage dans ses mains. Stupide, stupide, stupide. Imaginez être tant préoccupée par la longueur de la foulée des différents serveurs que vous ne pouviez même pas vous concentrer sur le beau et charmant bon parti en face de vous.
Cela allait trop loin. Zoe le savait, au plus profond d’elle, et cela faisait un moment qu’elle le savait. Elle parvenait à peine à se concentrer sur le langage corporel sans que les calculs et l’exploration des séquences ne capturent toute son attention. Il était déjà assez problématique qu’elle ne parvînt pas à comprendre tous les signes quand elle les entendait ou les voyait, mais ne pas les remarquer du tout était encore pire.
— Je suis vraiment trop bizarre, marmonna-t-elle pour elle-même, sachant que personne d’autre ne l’entendrait.
Cela lui donnait à la fois envie de rire et de pleurer.
Zoe passa tout le trajet de retour à se repasser et à examiner les événements de la soirée. Dix-sept pauses gênantes. Au moins vingt occasions où John devait avoir voulu qu’elle montre plus d’intérêt. Dieu seul savait combien de fois elle ne l’avait même pas remarqué. Un steak gratuit ne suffisait pas à contrebalancer le fait de se sentir comme une réprouvée qui mourrait seule.
Avec des chats, bien évidemment.
Pas même Euler et Pythagore qui miaulèrent et essayèrent de rivaliser afin de pouvoir sauter sur ses genoux quand elle s’assit dans le canapé ne parvinrent à la faire se sentir mieux. Elle les prit tous les deux dans ses bras et les posa, pas le moins du monde surprise quand ils se désintéressèrent immédiatement et se mirent à rôder le long du dossier le canapé.
Elle ouvrit une fois de plus le courriel du Dr Applewhite et regarda le numéro du psychiatre qu’elle lui avait envoyé.
Cela ne pourrait pas lui faire de mal, n’est-ce pas ?
Zoe saisit le numéro dans son téléphone un chiffre à la fois bien qu’elle l’eût mémorisé au premier coup d’œil. Elle eut le souffle coupé alors que son doigt restait en suspens au-dessus du bouton vert d’appel, mais elle se força à appuyer puis leva le téléphone à son oreille.
Dring-dring-dring.
Dring-dring-dring.
— Bonjour, dit une voix féminine à l’autre bout du fil.
— Bonjour…, commença Zoe avant de s’interrompre immédiatement quand la voix continua.
— Ici le bureau du Dr Lauren Monk. Nous sommes dans le regret de vous annoncer que le bureau est fermé.
Zoe gémit intérieurement. Messagerie vocale.
— Si vous souhaitez prendre rendez-vous, changer un rendez-vous déjà prévu ou laisser un message, faites-le après le b…
Zoe éloigna brusquement le téléphone portable de son oreille comme s’il était en feu et raccrocha. Pythagore brisa le silence d’un miaulement chaleureux, puis sauta sur son épaule depuis l’accoudoir du canapé.
Elle allait devoir prendre rendez-vous et elle devrait le faire rapidement. Elle se le promit. Mais cela ne lui ferait pas de mal d’attendre un jour de plus, n’est-ce pas ?
CHAPITRE TROIS
— Tu brûleras en enfer, annonça sa mère, une expression triomphante sur le visage et une sorte d’étincelle de folie dans les yeux.
En regardant de plus près Zoe réalisa qu’il s’agissait du reflet de flammes.
— Tu brûleras en enfer pour toute l’éternité, enfant démoniaque.
La chaleur était insupportable. Zoe s’efforça de se lever, de bouger, mais quelque chose la maintenait au sol. C’était comme si ses jambes étaient en plomb, ancrées au sol, et qu’elle ne pouvait pas les lever. Elle ne pouvait pas s’enfuir.
— Maman ! cria Zoe. Je t’en prie, maman ! Ça devient de plus en plus chaud — ça fait mal !
— Tu brûleras pour l’éternité, gloussa sa mère avant que sa peau ne devienne rouge comme une pomme et que des cornes et une queue ne poussent sur sa tête et derrière elle sous les yeux de Zoe. Tu brûleras, ma fille !
La sonnerie stridente de son téléphone portable réveilla Zoe en sursaut et Pythagore ouvrit un œil vert sinistre avant de sauter de ses chevilles et de s’éloigner d’un pas raide.
Zoe secoua la tête, essayant de trouver ses repères. Elle était dans sa chambre à Bethesda et son téléphone portable sonnait.
Elle tâtonna l’appareil pour répondre à l’appel, ses doigts encore lents et endormis.
— Allô ?
— Agent Spécial Prime, je m’excuse de l’heure tardive, dit son patron.
Zoe jeta un coup d’œil à la pendule. Trois heures du matin venaient de sonner.
— Pas de problème, dit-elle en se forçant à s’asseoir. Qu’y a-t-il ?
— Nous avons une affaire dans le Midwest pour laquelle votre aide serait précieuse. Je sais que vous venez de rentrer chez vous, nous pouvons envoyer quelqu’un d’autre si ça fait trop pour vous.
— Non, non, dit précipitamment Zoe. Je peux m’en charger.
Travailler lui ferait du bien. Se sentir utile et résoudre des affaires étaient la seule chose que lui donnait l’impression de peut-être avoir quelque chose en commun avec ses congénères humains. Après la débâcle de la soirée, le soulagement de se lancer dans quelque chose de nouveau serait le bienvenu.
— Très bien. Votre partenaire et vous aurez un vol dans quelques heures. Vous allez dans le Missouri.
* * *
La voiture arriva à l’extérieur d’un petit poste de police au sud de Kansas City et s’arrêta.
— On y est, dit Shelley en consultant le GPS une dernière fois.
— Enfin, soupira Zoe en relâchant sa prise ferme sur le volant pour se frotter les yeux.
Elles avaient pris un vol de nuit, poursuivant le soleil tandis qu’il se levait dans le ciel. Il était encore tôt et elle avait déjà l’impression d’être restée éveillée toute la journée. Le manque de sommeil suivi par la précipitation pour prendre un avion pouvait avoir ce genre d’effet.
— J’ai besoin d’un café, dit Shelley avant de sauter de son siège.
Zoe était encline à être d’accord. Le vol, bien que bref, n’avait été qu’interruption après interruption. Le décollage, les hôtesses de l’air qui leur avaient proposé petits-déjeuners et jus pas moins de cinq fois, et ensuite l’atterrissage — pas une minute pour dormir un peu plus. Bien qu’elles eussent passé la majeure partie du vol en silence, ne discutant que de leurs plans pour quand elles auraient atterri et d’où elles loueraient une voiture, elles n’avaient pas eu l’occasion de se reposer.
Zoe suivit Shelley dans le bâtiment, démentant une fois de plus son rôle de supérieur plus expérimenté. Shelley avait peut-être été plus louée, mais Zoe n’était pas un bleue. Elle avait travaillé sur plus qu’assez d’affaires et l’époque de sa formation semblait si lointaine qu’elle s’en rappelait à peine. Elle préférait quand même suivre.
Shelley se présenta au shérif local et il leur adressa un signe de tête et leur serra la main à toutes les deux quand Zoe se présenta elle aussi.
— Je suis content que vous soyez là, dit-il.
C’était notable. Les policiers locaux étaient généralement amers, ils pensaient pouvoir se charger de l’affaire eux-mêmes. Ce n’était que lorsqu’ils se sentaient dépassés qu’ils étaient heureux de recevoir de l’aide.
— Avec un peu de chance, on va régler ça rapidement et on ne sera plus dans vos pattes d’ici la fin de la journée, dit Shelley en adressant un sourire décontracté à Zoe. L’agent spécial Prime ici présente est bien lancée. Nous avons résolu notre première affaire ensemble en seulement quelques heures, n’est-ce pas, Z ?
— Trois heures et quarante-sept minutes, répondit Zoe, incluant le temps de la procédure administrative de leur détenu évadé.
Elle se demanda brièvement comment Shelley pouvait lui adresser ce sourire franc et décontracté. Il semblait assez sincère, mais ceci dit, Zoe n’avait jamais été douée pour faire la différence — à moins que la personne ne présente un tic ou un signe sur son visage, un pli au niveau des yeux à l’angle exact pour indiquer que quelque chose clochait. Après leur dernière affaire, sans mentionner le vol et le trajet en voiture presque silencieux, elle s’était attendue à sentir un peu de tension entre elles.
Le shérif inclina la tête.
— Ça serait super de vous savoir à bord d’un vol de retour d’ici la tombée de la nuit, si je puis me permettre. Ça me ferait une chose de moins à m’inquiéter.
Shelley rit.
— Ne vous en faites pas. Nous sommes ceux que vous ne voulez jamais voir, n’est-ce pas ?
— Sans vouloir vous offenser, convint gaiement le shérif.
Il faisait quatre-vingt-quatre kilogrammes, pensa Zoe alors qu’elle le regardait marcher de cette démarche en canard commune chez les gens en surpoids.
Ils se rendirent dans son bureau et commencèrent le briefing. Zoe prit les dossiers et commença à les feuilleter.
— Vas-y, Z, dis-moi tout, dit Shelley, se penchant en arrière sur son siège et attendant avec impatience.
Il semblait qu’elle avait déjà un surnom.
Zoe leva les yeux, légèrement surprise, mais se mit à lire à voix haute quand elle vit que Shelley était sérieuse.
— Trois corps en trois jours, on dirait. Le premier était dans le Nebraska, le second dans le Kansas et le troisième ici dans le Missouri.
— Notre criminel fait un road trip ou quoi ? se moqua Shelley.
Zoe nota les lignes dans sa tête et trouva un lien entre les villes. Il se dirigeait principalement vers le sud-est ; la route la plus probable lui ferait traverser le reste du Missouri vers l’Arkansas, puis le Mississippi, peut-être un peu du Tennessee vers Memphis. En supposant qu’elles ne l’arrêtent pas avant, évidemment.
— Le dernier meurtre a eu lieu à l’extérieur d’une station-service. La victime était la seule employée présente à la station. Son corps a été trouvé à l’extérieur.
Zoe pouvait se le visualiser. Une station-service sombre et isolée, une carte postale de n’importe quelle autre station-service reculée de cette partie du pays. Isolée, les lumières du parking étant les seules à des kilomètres à la ronde. Elle commença à parcourir les photographies de la scène avant de les passer à Shelley quand elle eut terminé.
Une image plus nette émergeait. Une femme laissée morte sur le sol, face à l’entrée — elle revenait de quelque part. Avait-elle été attirée dehors puis attaquée quand elle avait baissé sa garde ? Une sorte de bruit qu’elle aurait pu prendre pour celui de coyotes ou peut-être un client qui s’était plaint d’un problème avec sa voiture ?
Quoi que cela fût, cela avait suffi à l’éloigner de son poste et à l’attirer dehors dans l’obscurité et la froideur de la nuit. Cela devait avoir été quelque chose.
— Toutes les victimes sont des femmes, continua Zoe. Pas de ressemblance particulière au niveau de l’apparence. Différents groupes d’âge, couleurs de cheveux, poids, tailles. La seule chose qu’elles ont en commun est leur sexe.
Zoe visualisa les femmes debout devant un mur de photo anthropométrique dans son esprit alors qu’elle parlait. Une faisait un mètre soixante-trois, une faisait un mètre soixante-dix et l’autre faisait un mètre soixante-dix-sept. Une différence de taille assez considérable. Sept centimètres à chaque fois — était-ce un indice ? Non, elles avaient été tuées dans le désordre. La femme la plus petite était la plus lourde, et la plus grande était légère, et donc mince. Probablement facile à maîtriser physiquement malgré sa taille.
Différentes altitudes. Différentes distances d’une scène de crime à l’autre — aucun signe d’une formule ou d’un algorithme qui pourrait lui permettre de savoir à quelle distance se trouverait la prochaine. La topographie des lieux des meurtres était aussi différente.