OK. C’était ce qu’il allait faire.
— Tu es prêt ? dit une voix. Tous les autres montent à bord de l’hélicoptère.
Luke leva les yeux. Mark Swann se tenait dans l’embrasure de la porte. C’était toujours un peu étonnant de voir Swann. Avec sa queue de cheval, ses lunettes d’aviateur, le peu de barbe en bataille qu’il avait au menton et les tee-shirts rock’n’roll qu’il semblait toujours porter, il aurait quasiment pu porter une pancarte au cou : PAS MILITAIRE.
Luke hocha la tête.
— Oui. Je suis prêt.
Swann souriait. Non, en fait, il était tout à fait radieux, comme un gamin à Noël. C’était une réaction surprenante quand on se préparait à survoler l’Amérique du Nord dans des conditions difficiles puis à s’user les nerfs à se battre contre un ennemi inconnu.
— Je viens d’apprendre comment ils vont nous emmener là-bas, dit Swann. Tu ne me croirais pas. C’est absolument incroyable.
— Je ne savais même pas que tu venais, dit Luke.
Si possible, Swann sourit encore plus qu’avant.
— Maintenant, je viens.
CHAPITRE SIX
5 septembre 2005
8 h 30, Heure de Moscou (minuit trente, Heure de l’Est)
L’Aquarium
Quartier général de la Direction Générale des Renseignements (GRU)
Aérodrome de Khodynka
Moscou, Russie
— Quelles nouvelles de notre ami ? demanda l’homme nommé Marmilov.
Il était assis à son bureau dans une pièce sans fenêtre du sous-sol et il fumait une cigarette. Un cendrier en céramique était posé devant lui sur le bureau en acier vert. Même si on était tôt le matin, il y avait déjà cinq mégots de cigarettes dans le cendrier. Une tasse de café (avec une goutte de whisky, du Jameson, importé d’Irlande) se trouvait aussi sur le bureau.
Le matin, cet homme fumait et buvait du café noir. C’était comme ça qu’il commençait sa journée. Il portait un costume sombre et ses cheveux dégarnis étaient rabattus sur le sommet de sa tête, durcis et fixés par de la laque. Chez cet homme, tout était angles durs et os pointus. Il ressemblait presque à un épouvantail, mais ses yeux étaient vifs et rien ne leur échappait.
Il occupait ce poste depuis longtemps et avait vu beaucoup de choses. Il avait survécu aux purges des années 1980 et, quand le changement était arrivé dans les années 1990, il y avait également survécu. Le GRU lui-même était resté en grande partie intact, à la différence de son pauvre petit frère, le KGB. Le KGB avait été démantelé et jeté aux quatre vents.
Le GRU était aussi grand et puissant que toujours, sinon plus, et Oleg Marmilov, cinquante-huit ans, y avait longtemps joué un rôle capital. Le GRU était une pieuvre, la plus grande des agences de renseignement russes, et elle plongeait ses tentacules dans les opérations spéciales, les réseaux d’espions du monde entier, l’interception des communications, les assassinats politiques, la déstabilisation des gouvernements, le trafic de drogue, la désinformation, la guerre psychologique et les opérations sous fausse bannière, sans oublier le déploiement de 25 000 soldats d’élite des Spetsnaz.
Marmilov était une pieuvre qui vivait à l’intérieur de la pieuvre. Il avait des tentacules à tellement d’endroits que, parfois, si un subordonné venait lui apporter un rapport, il avait un trou de mémoire avant de se dire :
— Ah oui, ça. Est-ce que ça se passe bien ?
Cependant, certaines de ses activités ne lui échappaient jamais.
Fixé sur son bureau, il y avait un poste de télévision. Pour un Américain de l’âge adéquat, ce poste aurait paru semblable aux téléviseurs à pièces qui avaient autrefois équipé les stations de bus interurbains du pays entier.
Sur l’écran, on voyait des vidéos en direct de caméras de sécurité tourner en boucle. Marmilov supposait qu’il y avait peut-être trente secondes de retard à l’affichage. À ce détail près, la vidéo montrait le moment présent.
Il faisait noir dans la vidéo, la nuit était tombée, mais Marmilov y voyait assez bien. Un escalier métallique montait le long d’un côté d’une plate-forme pétrolière. Il y avait un groupe de huttes usées en aluminium sur un terrain froid et aride. Il y avait un port minuscule sur une mer gelée avec un petit brise-glace robuste à quai. Il ne semblait y avoir personne dans la vidéo.
Marmilov leva les yeux vers l’homme qui se tenait devant son bureau.
— Alors ? Des nouvelles ?
Le visiteur était un jeune homme qui, bien que vêtu d’un costume d’homme d’affaires civil terne et mal coupé, semblait aussi se tenir au garde-à-vous. Il regardait fixement quelque chose qui se trouvait sans doute dans un horizon lointain au lieu de l’homme qui était assis un mètre devant lui.
— Oui, monsieur. Notre contact a transmis le message selon lequel un groupe de commandos a été choisi. La plupart d’entre eux se réunissent déjà à l’aérodrome de Deadhorse, en Alaska. Plusieurs autres, qui représentent la supervision civile du projet, sont en route par avion supersonique et arriveront dans quelques heures.
L’homme s’interrompit.
— De là, cette force d’assaut mettra sans doute très peu de temps à se déployer.
— Quelle est la fiabilité de ces renseignements ? dit Marmilov.
L’homme haussa les épaules.
— Ils viennent d’une réunion secrète qui a eu lieu à la Maison-Blanche elle-même. Cette réunion était peut-être une ruse, bien évidemment, mais nous ne le croyons pas. Le Président y assistait avec des membres du commandement militaire.
— Connaissons-nous la méthode d’attaque ?
L’homme hocha la tête.
— Nous pensons qu’ils vont déployer des hommes-grenouilles qui nageront jusqu’à l’île artificielle, émergeront de sous la glace puis passeront à l’attaque.
Marmilov y réfléchit.
— L’eau doit être très froide.
L’homme hocha la tête.
— Oui.
— Cela me semble être une mission très difficile.
Alors, le jeune homme afficha un très léger sourire.
— Les hommes-grenouilles porteront des équipements sous-marins encombrants conçus pour les protéger du froid et nos renseignements suggèrent qu’ils porteront leurs armes dans des paquets étanches. Ils espèrent créer un effet de surprise pour que des plongeurs d’élite hautement qualifiés effectuent une attaque furtive. Les prévisions météo disent que le temps sera très mauvais et que voler deviendra difficile. Pour autant que nous sachions, aucune attaque simultanée par la mer ou par les airs n’est prévue.
— Est-ce que nos amis peuvent les repousser ? dit Marmilov.
— Si on les avertit de leur approche et s’ils connaissent la méthode d’attaque, il est possible que nos amis les attendent et les tuent tous. Après ça …
L’homme haussa les épaules.
— Bien sûr, les Américains frapperont fort, mais ça ne sera pas notre problème.
Oleg Marmilov rendit son sourire au jeune homme. Il tira une autre bouffée intense de sa cigarette.
— Exceptionnel, dit-il. Tenez-moi au courant des développements.
— Bien sûr.
Marmilov désigna l’écran qui se trouvait sur son bureau.
— Et puis, naturellement, je suis un grand fan de sport. Quand l’action commencera, j’en regarderai chaque seconde à la télévision.
CHAPITRE SEPT
Minuit quarante-cinq, Heure de l’Est (8 h 45, Heure de l’Alaska, 4 septembre)
Le ciel au-dessus de la Péninsule Supérieure du Michigan
L’avion expérimental traversait le ciel noir à toute vitesse.
Luke n’était jamais monté dans un avion de ce type. Cet appareil était entièrement inhabituel. Quand l’équipe de l’EIS s’en était approché sur le tarmac, ses feux avaient été éteints, pas seulement ceux de l’appareil lui-même, mais aussi ceux de toutes les pistes ou des aéroports voisins. L’avion avait été prisonnier d’une l’obscurité presque totale.
Sa cellule avait une forme bizarre. L’avion était très étroit et son nez penchait comme le bec qu’un oiseau plonge dans l’eau pour boire. Les stabilisateurs arrières avaient une forme triangulaire bizarre que Luke n’avait jamais vue et qu’il ne comprenait pas vraiment.
À l’intérieur, la cabine était aussi organisée de manière inhabituelle. Au lieu d’être semblable à celle d’un jet typique de chef d’entreprise ou du Pentagone, ou même de l’EIS, avec des sièges baquets et des tables escamotables, elle ressemblait au salon d’une maison privée.
Il y avait un long sofa transversal le long d’un mur et son dossier bloquait l’endroit où, normalement, il devait y avoir des petits hublots ovales. Il y avait deux sièges inclinables face au sofa et, entre le sofa et les fauteuils, on voyait une table en bois lourde qui, semblable à une table basse, était boulonnée au sol. Chose encore plus étrange, juste en face du sofa, il y avait une grosse télévision à écran plat qui cachait l’endroit où l’autre rangée de hublots devait être.
De plus, à la gauche de l’endroit où Luke était assis sur le sofa, il y avait une épaisse cloison en verre. Une porte en verre était découpée au milieu de la cloison. De l’autre côté de la cloison, il y avait une autre cabine pour passagers qui, elle, contenait des sièges qui rappelaient plus un petit jet pour passagers typique. Finalement, le plus étrange, c’était que deux hommes étaient assis à l’intérieur de cette autre cabine, en train de discuter de quelque chose et de regarder l’écran d’un ordinateur portable.
La cloison en verre était apparemment insonorisée, parce que, même si les hommes semblaient être en train de parler normalement, Luke n’entendait rien de ce qu’ils disaient. Les hommes avaient tous deux les cheveux coupés en brosse et une attitude de militaire. L’un d’eux portait une veste et une cravate et l’autre un tee-shirt et un jean. L’homme en tee-shirt était grand et bien musclé.
— C’est un avion supersonique, dit Swann.
Il était assis sur le sofa avec Luke, de l’autre côté de Trudy Wellington, qui était assise entre eux et étudiait des documents sur son ordinateur portable. L’existence même de cet avion semblait exciter Swann d’une façon que Luke ne comprenait pas réellement.
— Il est supersonique, mais ce n’est pas un avion de combat. C’est un jet pour passagers. Depuis que les Français ont abandonné le Concorde et les Russes le Tupolev, personne au monde n’avoue fabriquer des jets à passagers supersoniques.
— J’imagine que quelqu’un a travaillé sur celui-là, dit Luke.
Assis sur un des sièges inclinables, Murphy désigna la cloison en verre de la tête.
— Je me demande qui sont les singes derrière la porte numéro trois.
Le grand Ed Newsam, avachi comme une grosse montagne dans l’autre siège inclinable, hocha lentement la tête.
— T’es pas le seul, mec.
— Aucune importance, dit Swann.
Il désigna l’écran de télévision qui se trouvait en face du sofa. À ce moment-là, l’écran montrait une image d’un avion qui contournait la frontière nord des États-Unis au-dessus de l’État du Michigan. En bas de l’écran, des chiffres indiquaient l’altitude, l’équivalent en vitesse sol et le temps qui restait jusqu’à la destination.
— Regardez ces chiffres. Altitude 5486 mètres. Vitesse sol 2500 kilomètres par heure, environ Mach 2, deux fois la vitesse du son. Après un peu plus de trente minutes en l’air, il ne nous restera que deux heures et demie de plus. C’est absolument stupéfiant pour un jet de cette taille qui, à mon avis, doit avoir un profil à peu près semblable à celui d’un Gulfstream typique. Imaginez-vous la poussée que cet appareil doit apporter pour surmonter la résistance de l’air ? Je n’ai même pas entendu de bang supersonique.
Il s’arrêta pendant une seconde et regarda autour de lui.
— Avez-vous entendu quelque chose ?
Personne ne lui répondit. Tous les autres semblaient songer à la destination, la mission et la nature mystérieuse des deux hommes qui se tenaient dans l’autre pièce. La façon dont ils atteindraient le théâtre des opérations était hors propos. Pour Luke, cet avion n’était qu’un autre jouet de grand garçon, probablement trop cher.
Cependant, Swann adorait ses jouets.
— Il faut noter quelque chose à propos de notre trajectoire de vol. Nous allons vers la région arctique de l’Alaska et le moyen le plus efficace de s’y rendre est de loin de passer dans l’espace aérien canadien et de traverser le cœur du pays en diagonale vers le nord-ouest. Pourtant, au lieu de ça, nous allons longer la frontière. Pourquoi ?
— Parce que nous aimons l’inefficacité ? dit Ed Newsam en souriant.
Swann ne remarqua même pas le trait d’humour de son collègue. Il secoua la tête.
— Non. C’est parce que, si nous traversons le Canada, nous devrons expliquer aux autorités canadiennes ce qu’est cet appareil qui vole au-dessus de leur espace aérien à deux fois la vitesse du son. Même si les Canadiens font partie de nos alliés les plus proches, nous ne devons pas leur dévoiler l’existence de cet avion. Donc, je pense qu’il est top-secret.
— En fait, dit Trudy sans lever les yeux de son ordinateur, nous devrons traverser le Canada à un moment ou à un autre. L’Alaska n’est pas attaché au reste des États-Unis.
Swann regarda fixement Trudy.
— Aïe, dit Ed. Cours de géographie. Ça a dû faire mal.
— Pouvons-nous parler d’autre chose ? dit Murphy. S’il vous plaît ?
Luke regarda Trudy Wellington, qui était assise à côté de lui. Elle était lovée sur le sofa dans sa position habituelle, les jambes glissées sous le corps. Elle aurait pu être assise sur son sofa chez elle, en train de manger du pop-corn et sur le point de commencer à regarder un film. Ses cheveux frisés pendaient et elle avait ses lunettes rouges au bout du nez. Elle faisait défiler un écran.
— Trudy ? dit Luke.
Elle leva les yeux.
— Oui ?
— Que faisons-nous ici ?
Elle le regarda fixement. Elle écarquilla ses yeux grands et ronds, surprise.
— Aide-nous autant que possible, dit-il. Qui sont les terroristes, que veulent-ils, pourquoi ont-ils attaqué une plate-forme pétrolière et pourquoi maintenant ?
— Est-ce que ça vous aidera ? dit-elle. Je veux dire, pour la mission ?
Luke haussa les épaules.
— C’est possible. Il me semble que nous ne savons rien et que personne ne semble avoir envie de nous renseigner ne serait-ce qu’un peu.
— Ou de nous parler, d’ailleurs, dit Murphy, qui fixait encore les hommes de l’autre côté de la vitre.
— OK, dit Trudy. Je vais commencer par le plus facile. Je vais vous expliquer pourquoi ils ont attaqué une plate-forme pétrolière et pourquoi ils l’ont fait maintenant. Ensuite, je vous soumettrai des hypothèses très vagues sur qui ils sont et sur ce qu’ils veulent.
Luke hocha la tête.
— Nous sommes tout ouïe.
— Je vais supposer que vous ne connaissez rien à la situation, dit Trudy.
Ed Newsam était tellement avachi sur sa chaise qu’on aurait dit qu’il allait glisser par terre.
— Ça, c’est probablement l’hypothèse la moins risquée que j’aie entendue de toute la journée.
Trudy sourit.
— L’Océan Arctique fond, dit-elle. Les gens, les nations, les médias et les grandes entreprises parlent tous des effets à long terme du réchauffement climatique ou se demandent même s’il existe. Chez une grande majorité des scientifiques, l’avis général est qu’il existe. Personne n’est forcé d’être d’accord avec eux mais, ce qui est indéniable, c’est que les calottes glaciaires polaires, qui sont restées majoritairement gelées depuis le début de l’histoire humaine telle qu’on la connaît, sont maintenant en train de fondre rapidement et de plus en plus vite.
— Effrayant, dit Mark Swann. C’est la fin du monde tel que nous le connaissons.
— Et ça me va très bien, ajouta Murphy.
Trudy haussa les épaules.
— Laissons cela. Restons-en à ce que nous savons. Or, ce que nous savons, c’est que, tous les ans, l’Océan Arctique est recouvert de moins de glace que l’année d’avant. Bientôt, peut-être pendant notre vie, il ne gèlera plus du tout. La couverture de glace est déjà plus fine et elle couvre une surface inférieure pendant une partie plus courte de l’année qu’elle ne l’a jamais fait d’après nos connaissances.