— Est-ce qu’ils se dirigeaient vers un combat avec armes à feu ? dit Ed.
L’homme le regarda sans répondre. Il n’était pas d’humeur à plaisanter. Luke se sentait plutôt comme lui. Cette situation n’avait rien de drôle.
— Comme vous le comprenez probablement, ce n’est pas une plongée attachée. Pendant une grande partie de votre nage, la glace au-dessus de vos têtes sera gelée et compacte. Il faudra éviter d’entrer en contact avec elle. Il faudra rester cinq mètres au-dessous, puis conserver une flottabilité nulle et une bonne assiette.
Il y avait quatre engins porte-nageurs à ses pieds. En gros, c’étaient des petites torpilles électriques à batterie. Chaque plongeur devait tenir la poignée d’un véhicule d’une main et la propulsion l’emmènerait à destination beaucoup plus vite et avec beaucoup moins d’effort que s’il avait dû nager lui-même.
L’homme en saisit un dans ses deux bras.
— Qui d’entre vous a déjà utilisé un de ces appareils ?
Les trois mains se levèrent toutes.
L’homme hocha la tête.
— Bien. Normalement, nous utilisons des engins porte-nageurs sous-marins Mark 8. Chacun d’eux porte de deux à quatre hommes, mais nous n’avons pas pu les amener ici à temps et, dans cet environnement, il est difficile de les déployer. Donc, nous utiliserons ceux qu’on tient à la main. D’accord ?
Il s’interrompit, mais personne ne dit un seul mot. La situation était ce qu’elle était. Peu importait s’ils étaient d’accord ou pas.
— Regardez votre boussole. Vous irez droit vers l’est. Vous avez dix-sept autres hommes …
Il regarda à nouveau la chaise vide de Murphy.
— Vous avez seize autres hommes là-dessous. Suivez le mouvement. Ce groupe est le groupe de supervision, donc, vous resterez à l’arrière. Si vous perdez vos repères, si vous vous égarez, le chemin de retour est directement à l’ouest. Là-dessous, ce camp est aussi lumineux qu’un arbre de Noël, donc, dirigez-vous tout simplement vers les lumières.
Il leva un casque étanche, avec sa visière et son masque.
— Votre équipement de tête permet les communications radio bidirectionnelles. Bavardez le moins possible. Écoutez les chefs qui sont à l’avant. La visibilité va être basse. Vos oreilles pourront vous sauver, mais votre bouche pourra vous tuer.
Il les regarda tous d’un air sévère.
— Pas de secours aérien. Pas de secours amphibie. Ça pourrait être chaud. Gardez un œil au-dessus de vous. Quand vous verrez une ouverture, vous serez presque arrivés. Quand vous atteindrez le bord de la glace d’au-dessus, éteignez vos lampes frontales. L’idée, messieurs, est de les prendre par surprise.
L’homme leva une mitrailleuse MP5 avec un chargeur pré-installé. L’arme était emballée sous un épais film plastique translucide. Il leva un paquet de trois grenades, emballées de la même façon.
— Ces choses sont déjà protégées contre les éléments. Elles sont étanches à cent pour cent. Quand vous débarquerez, utilisez vos couteaux pour couper le plastique.
Il sourit puis secoua la tête.
— Si nécessaire, utilisez aussi vos couteaux pour vous libérer de ces combinaisons.
Luke jeta un coup d’œil à Ed. Ed fit une grimace, une drôle d’expression faciale que Luke ne l’avait jamais vu faire auparavant. On aurait dit un enfant d’école primaire quand l’instituteur proposait que la classe entonne des chants de Noël.
Les assistants qui se tenaient derrière Ed levèrent son casque, puis le laissèrent s’installer sur sa tête. Le souffle d’Ed embua la visière.
Les assistants qui se tenaient derrière Luke se préparèrent à en faire autant.
— Avez-vous des questions ? dit l’homme devant eux.
Dans quoi s’est-on fourrés ? pensa Luke.
— Bien. Dans ce cas, exécution.
* * *
Murphy était de mauvaise humeur.
— J’en ai marre de cette mission, Swann. Je n’ai jamais aimé les gars de la Marine et, maintenant, je ne les aime vraiment pas.
Ici, les communications fonctionnaient correctement malgré la tempête. Swann lui avait expliqué pourquoi, mais Murphy n’avait pas tout écouté. C’était en partie dû aux antennes intégrées à ces dômes, et aussi aux signaux satellites qui pénétraient la couverture nuageuse qui bougeait vite et les précipitations, plus le cryptage inviolable qui faisait la notoriété de Swann …
Bref.
Il attendait le décalage pendant que le signal allait de relais en relais pour que les terroristes ne puissent pas le repérer et les espionner.
Murphy en avait marre, il était irrité. Il n’était pas plongeur. Stone et Newsam n’étaient pas plongeurs, eux non plus. Les Marines bénéficiaient d’un entraînement avec des équipes de plongeurs d’élite en eau froide de Norvège et de Suède depuis plusieurs années. Entre temps, non préparée, l’EIS avait été ajoutée à cette mission comme une sorte de décoration de capot tape-à-l’œil.
Vu la façon dont ce grand gars avait regardé la chaise vide, puis Murphy, puis à nouveau la chaise, il avait de la chance qu’ils aient été dans la même équipe. Autrement, Murphy lui aurait volontiers refait le portrait avec cette chaise.
— Oui, je dois dire que je ne comprends pas, dit finalement Swann. Ici, au centre de contrôle, ce qu’on fait, c’est surtout de la poudre aux yeux. Personne ne veut que des civils supervisent cette mission. Ils veulent qu’on approuve sans discussion. Ils nous ont installés dans notre propre bureau, loin de tous les autres, avec deux ordinateurs et une machine à café.
Murphy sourit. Il imaginait les Marines endurcis et les officiers du JSOC mater Swann, le grand passionné d’informatique à lunettes dégingandé et aux cheveux longs et la jeune et jolie Trudy Wellington et penser …
Rien. À ce stade-là, les moteurs qui alimentaient le cerveau militaire typique s’arrêteraient laborieusement. Rien que la vue de Swann serait l’équivalent d’un morceau de sucre dans le réservoir à essence.
Mettez-les dans une autre pièce, à l’écart de tout le monde.
— Ces gars vont se faire tuer là-bas. J’ai essayé de le dire à Stone mais, à ce moment-là, un imbécile de Marine m’a jeté dehors parce que le briefing était top-secret.
— Où es-tu maintenant ? dit Swann.
Murphy regarda autour de lui. Il était à l’intérieur d’un dôme vide, assis sur une chaise qui, jusqu’à peu, avait dû accueillir un membre des Marines. Le trou dans la glace dégageait une lueur bleue. Il y avait un dôme de commandement quelque part aux alentours et, quand les Marines étaient partis en mission, les assistants avaient dû s’y rendre pour regarder les points sur les écrans des radars se déplacer sous la calotte glaciaire.
— Je suis en enfer, dit Murphy. Dans un enfer gelé.
Il entendit arriver la voix de Trudy. Elle était mélodieuse, comme si des doigts avaient effleuré les touches d’un piano.
— Que veux-tu faire ? dit-elle.
La réponse à cette question était assez simple. Murphy voulait disparaître. Il voulait quitter ce désert arctique, cette atrocité terroriste absurde quelle qu’elle soit, aller à Grand Cayman, prendre ses deux millions et demi de dollars en liquide et disparaître.
Toutefois, c’était plus facile à dire qu’à faire. Il allait falloir des préparations et du temps pour orchestrer une disparition comme ça. Du temps, il n’en avait pas. Don voulait encore qu’il passe six mois à Leavenworth, après quoi il lui accorderait une libération honorable. Entre temps, Wallace Speck était sous les verrous, hors de portée de Murphy, et il pouvait se mettre à dire des choses gênantes à tout moment.
Le pire, ce serait si Murphy arrivait à Leavenworth au moment même où Speck citait son nom.
Naturellement, ce n’étaient pas des choses dont Murphy pouvait parler avec Mark Swann et Trudy Wellington, mais il y en avait d’autres dont il pouvait parler. Swann et Trudy pouvaient l’aider, non pas à partir d’ici, mais à y entrer encore plus.
Stone avait tort. Murphy avait quelque chose à prouver. Il avait toujours quelque chose à prouver. Peut-être pas à Stone et peut-être pas à cet entraîneur Marine à crâne de Cro-Magnon, mais à lui-même. Cette mission l’avait vexé. Ils avaient traversé le pays tout entier à toute vitesse, mais pour quoi ? Une opération foireuse qui était foutue avant même d’avoir commencé. Qui avait organisé ça ? Bip-Bip et Coyote ? C’était l’opération de sauvetage de l’ambassade iranienne, acte deux, avec, cette fois-ci, de la glace à la place du sable.
Murphy était furieux que cette mission semble avoir été si mal et si hâtivement conçue. Que Stone ait accepté d’y aller l’irritait encore plus et, comme Newsam avait accepté lui aussi, l’irritation de Murphy crevait le plafond.
Enfin, que lui, Murphy, n’ait pas pu se résoudre à se glisser dans cette tenue de plongée confinée et à descendre dans ce trou creusé dans la glace comme une tombe ne faisait qu’accroître son humiliation. Sans parler de la façon dont cette brute sans cervelle avait regardé cette chaise …
Murphy serrait et desserrait les mains. Il avait depuis longtemps accepté que, s’il s’était enrôlé dans l’armée puis dans la Force Delta, c’était en partie pour faire quelque chose de constructif avec sa colère.
Il connaissait l’histoire de son pays. Il avait étudié la biographie des tueurs compétents et prolifiques des guerres du passé. Audie Murphy pendant la Seconde Guerre Mondiale. Bloody Bill Anderson pendant la Guerre de Sécession. Dans l’ensemble, ce qui poussait ces hommes à la violence, c’était la rage.
Il imaginait Audie Murphy à Colmar, debout seul sur un tank qui brûlait et en train de faucher des dizaines d’Allemands avec une mitrailleuse de calibre 50 tout en subissant constamment le feu de l’ennemi.
Murphy, Newsam et Stone avaient tous pris des cachets de Dexedrine avant la mission. Murphy avait été fatigué et en avait pris deux. Ils faisaient vigoureusement effet, maintenant. Il sentait son cœur commencer à battre la chamade et sa respiration s’accélérer. Il lui sembla alors que les objets présents à l’intérieur de ce dôme débordaient de détails exquis. Il réprima son envie de se lever et de faire une série de sauts en étoile.
Il pourrait tuer quelqu’un, maintenant, beaucoup de gens, et les Îles Caïmans étaient loin, hors de portée pour le moment. Stone et Newsam venaient de partir pour une version sous-marine de l’expédition Donner, une mission suicidaire dans le froid qui ne pouvait mener qu’à une catastrophe. De plus, là-bas, il y avait un groupe de terroristes qui avaient déjà tué des innocents. Les hommes qui tenaient cette plate-forme pétrolière étaient des salauds et personne ne pleurerait bien longtemps s’ils mouraient.
L’esprit de Murphy commença à s’affoler. Swann et Trudy avaient été confinés dans leur propre bureau et ce n’était pas forcément une mauvaise chose. Ils étaient tous deux des magiciens de la technologie. Si leurs communications n’avaient pas été isolées … c’était un grand « Si », mais …
— Murph ? Que veux-tu faire ?
Les yeux de Murphy tiraient des rayons laser. Ses mains pouvaient lancer des boules de feu. À présent, il était impossible à arrêter, comme il l’avait toujours été. Pendant toutes ces années de combat, c’était tout juste s’il avait eu une égratignure. C’était stupéfiant comme les choses faisaient soudain sens.
— Je veux un bateau, dit-il sans savoir qu’il allait le dire. Je veux des armes, je veux du soutien par drone et je veux qu’on m’aide à traverser la tempête pour atteindre cette plate-forme pétrolière.
Il s’interrompit. Maintenant, ses pensées progressaient si vite en l’inondant de pures images qu’il arrivait tout juste à les convertir en mots.
— Je veux participer à l’action.
* * *
Luke bondit dans le trou sombre.
Il se laissa tomber à travers une mince couche luisante de glace et arriva dans un monde sous-marin surréaliste. En un instant, l’environnement du dôme, utilitaire et presque semblable à un vestiaire, avait disparu, remplacé par ça …
La mer était bleu foncé et elle disparaissait dans le vide noir au-dessous de lui. Au-dessus de sa tête, la glace était d’un blanc bleuté extrême avec des rectangles luisants de lumière blanc vif là où se trouvaient les dômes, où les trous avaient été découpés dans la glace.
C’était un monde étranger.
Il aurait pu être un astronaute qui évoluait en apesanteur dans l’espace lointain.
Ce qu’il remarqua le plus intensément, ce fut le froid. Ce n’était pas le froid glacé que l’on ressentait quand on plongeait dans l’océan à la fin de l’automne. Ce froid ne le pénétrait pas. La combinaison étanche le protégeait parfaitement bien de l’eau glacée qui l’aurait autrement tué en quelques moments.
De ce point de vue, il n’avait pas froid, mais il sentait le froid tout autour de lui, contre l’extérieur du néoprène épais. Sa peau lui semblait froide. C’était comme si le froid avait été vivant et avait essayé de se frayer un chemin jusqu’à lui. S’il réussissait, Luke mourrait ici. C’était aussi simple que ça.
Le seul son qu’il entendait était sa propre respiration, forte dans ses oreilles. Il remarqua qu’elle était rapide et superficielle et il se concentra pour la ralentir et l’approfondir. La respiration superficielle était le début de la panique. Quand on paniquait, on perdait la tête. Dans un endroit comme celui-là, cela le tuerait.
Détends-toi.
Luke démarra son engin porte-nageur cylindrique qui ressemblait à une torpille et partit doucement vers l’avant.
Devant lui, le groupe de plongeurs avançait et leurs lampes frontales illuminaient l’obscurité en projetant des ombres inquiétantes. Luke s’attendait presque à voir un requin géant, un mégalodon préhistorique, jaillir soudain de l’obscurité pour apparaître devant eux.
Alors qu’ils s’éloignaient du camp, il remarqua que la mer bougeait, tanguait, et que l’épais plafond de glace qui se trouvait au-dessus de leurs têtes ondulait et bondissait comme une terre sous l’effet d’un puissant séisme. Avec Ed à côté de lui, ils traversaient les courants lourds et les engins porte-nageurs qu’ils avaient en main faisaient la plus grande partie du travail.
Luke se sentait bousculé, il sentait que l’eau tentait de le renverser ou de l’envoyer contre Ed, mais il accompagnait les courants et poursuivait sa route.
Il jeta un coup d’œil à Ed. Ed était bien positionné, son corps était presque horizontal, très légèrement penché en avant, la tête remontée. Luke ne voyait pas le visage d’Ed sous son casque. Cela produisait un effet aliénant. Ed aurait pu être un imposteur ou une machine.
Luke commença à entendre des murmures dans la radio du casque. Il les entendait à peine et ne comprenait pas ce que disaient les gens. Le son de son appareil respiratoire était beaucoup plus fort que la radio. Il allait être difficile de communiquer.
Il jeta un coup d’œil vers l’arrière. Les lumières qui pénétraient l’obscurité depuis le dessus disparaissaient derrière eux. Le camp était déjà loin.
Le temps devenait étrangement amnésique. Il jeta un coup d’œil à sa montre. Il avait démarré son chronomètre à mission juste avant de plonger dans l’eau. Cela faisait un peu plus de dix minutes qu’ils étaient partis.
Ils passèrent le bord de la calotte glaciaire et le plafond au-dessus d’eux devint sombre, même noir, ponctué par des blocs de glace en mouvement. À présent, tout était sombre et leur seule lumière venait de leurs lampes frontales et des lampes frontales devant eux.
Ils étaient déjà près et ça s’était passé beaucoup plus vite qu’il ne l’avait prévu.