Lorsqu’ils arrivèrent dans son appartement, Clark Manners était occupé à nettoyer machinalement ce qui était déjà un logement rutilant de propreté. Il était évident qu’il n’avait pas bien dormi récemment : ses yeux étaient vitreux, il marchait comme si une force inconnue le propulsait. Pourtant, il sembla enthousiaste lorsqu’il les invita à entrer et impatient d’en savoir plus.
- Écoutez, je ne suis pas stupide, commença-t-il lorsqu’ils s’assirent dans son salon immaculé. L’homme qui l’a tuée… qui qu’il soit… allait la violer, n’est-ce pas ? C’est la raison pour laquelle elle ne portait pas son T-shirt, n’est-ce pas ?
Mackenzie s’était posé la question, mais les photographies de la scène de crime racontaient une tout autre histoire. Lorsque Christine s’était effondrée sur le sol, elle avait atterri sur le T-shirt. Cela semblait indiquer qu’il avait été enlevé très naturellement, avant d’être abandonné par terre. Si Mackenzie prenait les paris, elle dirait que Christine l’avait retiré de son propre chef, sûrement pour la personne qu’elle avait invitée à entrer… et qui avait fini par la tuer. D’ailleurs… Mackenzie n’était pas convaincue que le tueur ait eu l’intention de violer Christine. S’il en avait eu envie, il aurait pu. Non… Mackenzie estimait qu’il était venu la tuer, et rien d’autre.
Mais ce pauvre diable n’avait pas besoin de le savoir.
- Il est trop tôt pour le dire, répondit Mackenzie. Plusieurs scénarios ont pu avoir lieu. Et nous espérions que vous pourriez peut-être nous apporter des informations pour nous aider à mieux comprendre la situation.
- Bien sûr, bien sûr, répondit Clark, qui avait clairement besoin d’une longue sieste et de moins de café. Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir.
- Pouvez-vous décrire la nature de votre relation avec Christine ? demanda Ellington.
- Nous sortons ensemble depuis environ sept mois. C’est la première vraie relation de ma vie – la première qui dure plus de deux ou trois mois. Je l’aimais… je l’ai su après le premier mois.
- Votre relation était-elle physique ? demanda Mackenzie.
Clark hocha la tête, le regard perdu dans le vague.
- Ouais. Nous avons franchi cette étape assez rapidement.
- La nuit où elle a été tuée, renchérit Mackenzie. D’après ce que je comprends, elle venait de sortir d’ici. Dormait-elle souvent chez vous ?
- Ouais, une ou deux fois par semaine. Je dormais aussi parfois chez elle. Elle m’avait donné une clef pour faciliter les choses il y a quelques semaines. C’est comme ça que j’ai pu entrer chez elle… et la trouver…
- Pourquoi n’est-elle pas restée avec vous ce soir-là ? l’interrogea Ellington. Elle est partie tard. Vous êtes-vous disputés ?
- Non. Seigneur, on ne se disputait presque jamais. Non… nous avions tous bu mais j’avais un peu exagéré sur l’alcool. Je l’ai embrassée pour lui dire au revoir alors qu’elle était toujours avec mes amis. Je suis allé me coucher et je me suis endormi comme une masse, en me sentant un peu barbouillé. J’étais persuadé qu’elle finirait par me rejoindre mais quand je me suis réveillé le lendemain, il n’y avait aucune trace d’elle.
- Pensez-vous que l’un de vos amis l’ait raccompagnée ? demanda Mackenzie.
- Je leur ai tous posé la question et ils m’ont affirmé que non. Même s’ils le lui avaient proposé, Christine aurait refusé. Nous habitons seulement à trois pâtés de maison de distance et elle aime l’hiver… elle aime marcher dans le froid. Elle est originaire de Californie, donc la neige est quelque chose de magique, vous savez ? Je me souviens même… cette nuit, elle était surexcitée parce que la météo avait annoncé de la neige. Elle plaisantait en disant qu’elle voulait se promener sous la neige.
- Combien d’amis étaient avec vous ce soir-là ?
- En comptant Christine, nous étions six en tout. D’après ce que je sais, ils sont tous partis peu après elle.
- Pouvons-nous obtenir leurs noms et leurs coordonnées ? demanda Ellington.
- Bien sûr, répondit-il en sortant son téléphone et en commençant à faire défiler ses contacts.
- Est-il habituel pour vous d’inviter autant de personnes un soir de semaine ? demanda Mackenzie.
- Non. Nous nous sommes retrouvés pour une dernière soirée avant la fin des vacances d’hiver. Les cours reprennent la semaine prochaine, vous savez ? Et entre les horaires de travail, les visites à la famille, c’était le seul moment où nous étions tous libres.
- Christine avait-elle des amis en dehors de votre groupe ?
- Quelques uns. Mais elle était plutôt introvertie. Il y avait moi, deux de mes amis avec qui elle passait du temps, et c’était tout. Elle était très proche de sa mère, aussi. Je crois que sa mère avait prévu de venir avant la fin du semestre – genre, pour s’installer ici pour de bon.
- Avez-vous parlé à sa mère depuis les derniers événements ?
- Oui. Et c’était très bizarre parce que c’était la première fois que je parlais à cette dame. Je l’ai aidée avec…
Il marqua une pause, les larmes envahirent ses yeux fatigués pour la première fois.
- …les arrangements funéraires. La crémation aura lieu ici, je crois. Elle a pris l’avion hier soir et s’est installée dans un hôtel dans le coin.
- Est-elle accompagnée par des proches ? demanda Mackenzie.
- Je ne sais pas.
Il se pencha en avant et fixa le sol. Il était à la fois épuisé et triste, un mélange qui semblait avoir terminé de le dévaster.
- Nous allons vous laisser tranquille pour le moment, répondit Mackenzie. Si cela ne vous dérange pas, pourriez-vous nous donner l’adresse de l’hôtel de Mme Lynch ?
- Pas de problème, dit-il en ressortant lentement son téléphone de sa poche. Attendez.
Tandis qu’il cherchait ses coordonnées, Mackenzie jeta un coup d’œil à Ellington. Comme toujours, il était attentif au moindre détail. Ses yeux parcouraient la pièce pour s’assurer qu’ils ne négligeaient rien. Elle remarqua aussi, incidemment, qu’il triturait son alliance tout en examinant l’appartement. Il la tournait lentement autour de son doigt, sans s’arrêter.
Alors, elle jeta un autre coup d’œil à Clark Manners. Elle était à peu près sûre qu’ils l’interrogeraient à nouveau – et probablement sous peu. Le fait qu’il nettoie obsessionnellement son appartement après la mort de sa petite amie avait du sens d’un point de vue psychologique mais pouvait aussi être perçu comme une tentative de se débarrasser de preuves.
Mais elle avait vu des personnes brisées par le chagrin auparavant et son instinct lui disait que Clark était innocent. Personne ne pouvait simuler cette douleur et cette incapacité à trouver le repos. Mais ils devraient tout de même probablement parler à certains de ses amis à un moment donné.
Clark trouva l’information et tendit son téléphone à Mackenzie pour qu’elle note l’adresse. Elle nota également les noms et les numéros des amis de Clark qui avaient passé la soirée avec eux la nuit du meurtre de Christine. Tout en rassemblant les informations, elle réalisa qu’elle touchait instinctivement son alliance, elle aussi. Ellington, qui avait remarqué son tic nerveux, lui adressa un petit sourire malgré la situation. Elle arrêta de faire tourner la bague en rendant son téléphone à Clark.
***
L’attitude de Margaret Lynch était l’exact opposé de celle de Clark Manners. Elle était détendue et maîtresse d’elle-même, et accueillit Mackenzie et Ellington avec un sourire lorsqu’ils arrivèrent dans le hall du Radisson où elle avait pris une chambre. Elle les mena jusqu’à un canapé au fond du vestibule, leur montrant finalement un premier signe de faiblesse.
- Si j’en viens à pleurer, je préfère ne pas le faire devant tout le monde, lança-t-elle en s’installant dans le canapé comme si elle était à peu près certaine que ça arriverait.
- J’aimerais commencer par vous demander si vous connaissez bien Clark Manners, dit Mackenzie.
- Pour tout vous dire, je lui ai parlé pour la première fois il y a deux jours, après ce qui est arrivé. Mais Christine m’a parlé de lui plusieurs fois au téléphone. Elle était assez amoureuse, je crois.
- Avez-vous des suspicions ?
- Non. Bien sûr, je ne connais pas ce garçon mais d’après ce que Christine m’a dit de lui, je ne le crois pas capable de commettre un tel acte.
Mackenzie nota que Mme Lynch s’efforçait à tout prix d’éviter les mots comme tuée ou meurtre. Elle supposa que cette femme parvenait à se contenir parce qu’elle s’efforçait de mettre la mort de sa fille à distance. Ce qui était probablement plus facile puisqu’elles vivaient à deux extrémités du pays depuis un moment.
- Que pouvez-vous me dire de la vie de Christine à Baltimore ? demanda Mackenzie.
- Eh bien, elle a commencé ses études à San Francisco. Elle voulait être avocate, mais l’université et la charge de travail… ce n’était pas fait pour elle. Nous avons longuement discuté de sa candidature à l’Université Queen Nash. Longuement. Son père est mort quand elle avait onze ans, j’ai élevé Christine seule depuis. Pas d’oncles ni de tantes. Notre famille est minuscule. Il lui reste une grand-mère, mais elle souffre de démence sénile et vit dans une résidence spécialisée près de Sacramento. Je ne sais pas si vous êtes au courant, mais la crémation aura lieu ici, à Baltimore. Il m’a semblé inutile de multiplier les difficultés en demandant le transfert du corps en Californie pour qu’il se passe exactement la même chose. Nous n’avons aucune attache dans la région, en réalité. Et je sais qu’elle aimait vivre ici, alors…
Cette pauvre femme va être seule au monde, pensa Mackenzie. Elle pensait toujours à ce genre de choses lorsqu’elle questionnait et interrogeait les gens, mais cette fois, elle fut plus affectée que d’ordinaire.
- Donc, elle a été acceptée et après un semestre, elle a su qu’elle adorait cet endroit. Elle n’arrêtait pas de me demander pardon, elle s’inquiétait à l’idée que je vieillisse seule, isolée, sans elle. Elle gardait le contact et m’appelait deux fois par semaine. Elle me parlait de ses cours, et, comme je l’ai dit, elle a fini par me parler de Clark.
- Que vous a-t-elle raconté sur lui ? l’interrompit Ellington.
- Qu’il était mignon et très drôle. Mais elle a aussi mentionné le fait qu’elle ne le trouvait parfois pas très passionnant et qu’il avait tendance à trop boire chaque fois que l’occasion se présentait.
- Mais rien de négatif ?
- Pas que je me souvienne.
- Je vous prie de me pardonner de vous poser la question, dit Mackenzie, mais savez-vous si leur relation était exclusive ? Y avait-il une chance pour que Christine voie quelqu'un d’autre en parallèle ?
Mme Lynch resta pensive pendant un moment. La question ne semblait pas l’avoir offensée ; elle conserva le calme apparent qu’elle cultivait depuis le début leur rencontre dans la réception de l’hôtel. Mackenzie se demanda à quel moment la pauvre dame finirait par exploser.
- Elle n’a jamais mentionné la moindre compétition en matière de cœur, répondit Mme Lynch. Et je pense que je sais pourquoi vous me posez la question. On m’a parlé de l’aspect de la scène du crime – sa poitrine nue, et le reste. J’ai juste supposé…
Elle s’arrêta net et attendit un instant pour retrouver contenance. Les mots qui suivaient l’avaient bouleversée, mais elle parvint à reprendre le contrôle avant que ses émotions ne la submergent. Quand elle continua son récit, son visage était toujours aussi impassible.
- J’ai juste supposé qu’il s’agissait d’un viol qui avait mal tourné. Que l’homme s’était peut-être mis en colère pour une raison ou une autre, et n’était pas allé jusqu’au bout. Mais j’imagine que la possibilité qu’il y ait eu un autre homme dans sa vie existe. Si c’était le cas, je n’étais simplement pas au courant.
Mackenzie hocha la tête. La théorie du viol lui avait traversé l’esprit, mais la manière dont le T-shirt avait été retiré, la position de sa tête dessus… rien ne semblait aller dans cette direction.
- Eh bien, Mme Lynch, nous ne voulons pas abuser de votre temps, lança Mackenzie. Combien de temps comptez-vous rester en ville ?
- Je ne sais pas encore. Peut-être un jour ou deux après les funérailles.
En prononçant le mot funérailles, sa voix trembla légèrement.
Ellington lui tendit l’une de ses cartes de visite en se relevant.
- Si quelque chose vous revient, ou si vous avez vent de quoi que ce soit pendant les funérailles ou à un autre moment, faites-nous le savoir, s’il vous plaît.
- Bien sûr. Et merci pour votre implication.
Mme Lynch avait l’air désespéré lorsque Mackenzie et Ellington s’en allèrent. Normal, pensa Mackenzie. Elle est seule dans une ville inconnue, où elle a été obligée de venir à cause du décès de sa fille.
Mme Lynch les accompagna jusqu’à la porte et leur fit signe lorsqu’ils s’éloignèrent en direction de leur voiture. Ce fut la première fois où Mackenzie réalisa que ses hormones étaient officiellement hors de contrôle à cause de sa grossesse. Elle avait bien plus de peine pour Mme Margaret Lynch que cela n’aurait été le cas avant de se savoir enceinte. Créer la vie, la nourrir et la choyer pour qu’on vous l’arrache d’une manière si brutale… cela devait être atroce. Mackenzie se sentait absolument déchirée en repensant à Mme Lynch, tandis qu’Ellington et elle reprenaient la route.
Cela lui suffit pour qu’une vague de détermination monte en elle. Elle avait toujours eu une passion pour le redressement de torts – pour traîner les tueurs et autres criminels devant la justice. Et qu’il s’agisse d’une réaction hormonale ou non, elle fit le serment de débusquer le tueur de Christine Lynch, ne serait-ce que pour permettre à Margaret Lynch de faire son deuil en paix.
CHAPITRE SIX
La première personne qui figurait sur la liste d’amis que Clark Manners leur avait fournie était un type nommé Marcus Early. Lorsqu’ils tentèrent de le contacter, ils tombèrent directement sur sa boîte vocale. Ils tentèrent alors leur chance avec la deuxième sur la liste, Bethany Diaggo, et parvinrent à convenir d’un rendez-vous sur le champ.
Ils allèrent à la rencontre de Bethany sur son lieu de travail, dans un cabinet d’avocats où elle faisait son stage, dans le cadre de son parcours à Queen Nash. Comme la journée touchait à sa fin, il lui suffit de sortir une demi-heure plus tôt et de les retrouver dans l’une des petites salles de conférence du fond.
- D’après nos informations, vous étiez chez Clark Manners la nuit où Christine a été tuée, commença Mackenzie. Que pouvez-vous nous raconter à propos de cette soirée ?
- Nous nous sommes juste retrouvés pour passer un bon moment. Nous avons un peu bu – peut-être trop. Nous avons joué à des jeux de cartes, regardé des rediffusions de The Office, et c’est à peu près tout.
- Y a-t-il eu des disputes, de quelque type que ce soit ? demanda Mackenzie.
- Non. Mais j’ai remarqué que Christine commençait à être énervée à cause de Clark. Parfois, quand il boit, il tend à pousser le bouchon trop loin, vous savez ? Elle n’a rien dit ce soir-là, mais elle était irritée, c’était évident.
- Savez-vous si cela a déjà causé des problèmes entre eux par le passé ?
- Pas que je sache. Je crois que Christine passait outre. Je suis à peu près sûre qu’elle n’avait pas l’intention de rester avec Clark pour toujours.
- Bethany, connaissez-vous une jeune femme appelée Jo Haley ? D’à peu près votre âge, étudiante à Queen Nash ?
- Oui. Pas aussi bien que je connaissais Christine, mais je l’appréciais. Je n’irais pas jusqu’à la décrire comme une amie, mais si on se croisait dans un bar ou autre, on terminait généralement par s’asseoir ensemble et discuter.