Effectivement, le grand portail s’élargit et s’élargit jusqu’à être assez grand pour qu’un flot d’élèves puisse en sortir en file indienne. Ils portaient tous l’uniforme noir reconnaissable de l’École des Prophètes de Dame Obsidienne.
Le professeur Amethyst plissa les yeux de colère. Magdalena Obsidienne avait été, bien des années auparavant, son élève la plus brillante. Son esprit avait été puissant et sans limites. Un esprit pour rivaliser avec le sien. Une intelligence égale à celle de Newton. De da Vinci. D’Oliver Blue. Il avait voulu lancer des défis à la jeune prophète, mais les missions pour lesquelles il l’avait envoyée lui avaient fait perdre la tête. Elle avait voulu plus de connaissances, plus d’accès, plus d’artefacts, et elle voulait prendre toutes ses connaissances de l’avenir pour les appliquer au passé.
Au début, sa quête était admirable ; utiliser la prescience pour épargner à l’humanité les erreurs du passé. En effet, presque tous les jeunes prophètes à qui le professeur Amethyst avait enseigné avaient demandé la même chose. “Pourquoi ne pouvons-nous pas changer le passé ?” Mais là où la plupart d’entre eux avaient accepté que le devoir du prophète soitune de suivre les directions de l’univers, de réparer les fentes et fissures dans l’ordre des choses, Magdalena Obsidienne avait refusé de l’accepter. Dans son esprit idéalisé, de tels évènements devraient être réécrits, que l’univers l’ait choisi ou non.
“La tâche d’un prophète est de garder le monde sur la voie de la moindre destruction”. Le professeur Amethyst se souvint lui avoir dit cela une fois dans son bureau, alors qu’ils étaient assis près de la cheminée, et qu’elle n’était qu’une jeune fille de douze ans. “Nous ne pouvons pas effacer Hitler, mais nous pouvons l’empêcher d’obtenir une bombe nucléaire. Nous ne pouvons pas arrêter les grandes guerres mondiales, mais nous pouvons minimiser le nombre de leurs victimes.”
Mais la fille avait réfuté ses assertions. Elle avait refusé de suivre ses enseignements, d’accepter qu’un prophète ne devait pas détourner complètement le cours de l’histoire. Et une fois qu’elle avait découvert qu’elle était une prophète de cobalt et avait commencé à faire des recherches sur tous les grands noms cobalt, eh bien, son esprit s’était obscurci. Finalement, elle avait choisi son propre chemin dévastateur, avait fait cavalier seul et créé sa propre école, trouvant de jeunes prophètes avant que le professeur Amethyst ne puisse le faire et corrompant leurs esprits influençables.
Il n’avait eu d’autre choix que de jeter un sort de protection autour de l’école qui lui interdisait d’entrer. Non pas qu’une telle chose puisse arrêter Magdalena Obsidienne. Maintenant, elle envoyait simplement des enfants exécuter sa volonté, ou manipulait les lois des dimensions à ses propres fins. Il savait ce qu’elle avait fait avec Edmund. Elle lui avait fait perdre la tête en se projetant à travers les dimensions, une chose extrêmement dangereuse qu’il n’avait fait qu’une seule fois, par désespoir, afin de dire à Oliver qu’il avait besoin qu’il trouve le Sceptre du Feu. Il savait aussi qu’elle avait envoyé sa petite armée d’élèves dans le temps, qu’elle avait même fait appel à l’armée obscure. Elle ne se salissait jamais les mains. Le professeur Amethyst avait médité bien des heures sur la raison. Il en était venu à la conclusion qu’elle savait que si elle regardait à nouveau son ancien mentor dans les yeux, elle devrait faire face à la réalité de sa situation. Qu’elle avait tort. Qu’elle s’était dévoyée. Qu’elle n’avait laissé que destruction et chaos dans son sillage.
Tout à coup, le professeur Amethyst entendit les pas bruyants des obsidiennes alors qu’ils commençaient à s’élancer sur les marches vers lui. Il redoubla d’efforts pour monter. Mais il sentit ses genoux craquer. Ses os et ses muscles n’étaient pas assez forts pour cela. Il avait des milliers d’années, après tout. Son corps de prophète ne pouvait endurer plus.
Il devrait les combattre.
La dernière chose que le professeur Amethyst souhaitait était de combattre contre des enfants, en particulier ceux qui avaient subi un lavage de cerveau par Magdalena Obsidienne. Mais, d’un autre côté, chaque minute passée par les obsidiennes à l’École des Prophètes était un moment supplémentaire où ils ne poursuivaient pas Oliver ou Esther dans leur quête du Sceptre de Feu. Peut-être pourrait-il faire gagner un peu de temps aux deux équipes en créant une distraction.
À ce moment-là, il entendit les pas atteindre le palier derrière lui. Il pivota. Quatre enfants lui faisaient face ; une fille avec des tresses rousses, une seconde avec des cheveux et des ongles noirs, un garçon pâle avec des pommettes osseuses et un long nez fin et maigre, et un dernier garçon, avec de larges épaules comme un quarterback et des yeux d’un noir charbonneux déconcertants.
— Ah, dit jovialement le professeur Amethyst aux quatre. Bienvenue. Êtes-vous des élèves potentiels ? Je crains que l’école ne soit en train de subir une sorte de transformation en ce moment. Elle est en train de disparaître du temps. Il est donc peu probable que je puisse admettre de nouveaux étudiants tant que les vieux problèmes n’auront pas été résolus.
Les quatre enfants se regardèrent les uns les autres, confus, leurs expressions viles et vaniteuses. Le professeur Amethyst n’éprouvait que de la pitié pour eux, pour avoir échoué à les trouver avant Magdalena Obsidienne, et les ego gonflés qu’elle leur avait donnés.
— Qu’est-ce que tu marmonnes, mon vieux ? dit le grand garçon.
Le garçon plus sombre se tourna vers lui et ricana. D’une voix méchante, il dit :
— Tu ne sais pas qui c’est ? C’est le professeur Amethyst.
Le directeur continua avec sa tactique de distraction. Il posa une main sur sa poitrine.
— Oh ! Suis-je célèbre ?
Mais les enfants avaient perdu patience. Ils le fixèrent d’un air noir, les dents découvertes comme des créatures sauvages, et commencèrent à avancer.
Le professeur Amethyst sentit une boule se former dans sa gorge. Il était temps de se battre.
CHAPITRE NEUF
— Que nous dit la boussole maintenant ? demanda Simon à Esther.
Elle baissa les yeux sur l’instrument de bronze. Tous les symboles qu’il montrait semblaient être liés à l’océan – bateaux, poissons, l’ancre à nouveau.
— Je pense que nous devrions nous diriger vers le port, dit-elle.
Le soleil cognait sur eux pendant qu’ils suivaient le sentier étroit qui menait à l’océan scintillant. Les mâts de nombreux vaisseaux montaient et descendaient, et Esther s’émerveilla devant eux. Leur conception était ancienne. Ils étaient si vieux qu’Esther ne pouvait même pas penser à des épaves qui aient survécu jusqu’à l’époque moderne pour être vues dans des musées, alors les voir de ses propres yeux était vraiment impressionnant.
Quand ils atteignirent le port, ce dernier s’avéra être aussi animé que le marché. Il y avait des hommes vêtus de manteaux de lin qui tiraient des filets remplis de poisson frais, ainsi que des bateaux déchargeant de précieuses cargaisons provenant de terres lointaines. Il s’agissait de toute évidence d’un point d’échange très important, en déduisit Esther.
Heureusement, grâce à leurs tenues, ils n’attiraient presque pas les regards et pouvaient chercher des indices concernant l’époque, le lieu où ils se trouvaient et où ils pourraient trouver le Sceptre de Feu.
— Rhodes, dit soudain Simon. Nous sommes à Rhodes.
— Vraiment ? demanda Esther en écarquillant les yeux de surprise.
Rhodes était l’une des îles appartenant à l’empire grec. Elle se demandait pourquoi le professeur aurait pu les envoyer ici plutôt que sur le continent. Elle se creusa la cervelle en essayant de se rappeler quels philosophes de la Grèce antique résidaient à Rhodes dans les années avant Jésus Christ.
— Comment le sais-tu ? demanda Walter à Simon.
Simon montra des lettres sur un panneau à côté du port. Ce n’était pas dans le même alphabet, mais un complètement différent. Walter fit une grimace.
— Comment as-tu pu déchiffrer Rhodes avec ça ? dit-il. Pour moi, on dirait que du charabia !
Simon leva les yeux au ciel.
— Mon éducation dans la Londres victorienne était extrêmement raffinée. Nous avons étudié le grec ancien et le latin. Honnêtement, il n’y a pas de meilleure façon de lire les anciens philosophes que dans leur propre langue.
Alors que les garçons se disputaient, Esther tenta de déterminer la date à laquelle ils avaient pu arriver. Elle se souvint du Colosse de Rhodes, de la grande statue construite au bord de l’océan et de l’une des sept merveilles du monde antique. Mais tout ce qu’ils pouvaient voir maintenant était les deux colonnes de pierre sur lesquelles ses pieds avaient été posés. Ils devaient donc être arrivés après son effondrement en 226 avant J.-C.
Cela réduisait légèrement les possibilités. Mais ils étaient encore loin quoi que ce soit de concret.
— Puisque tu en sais tant sur les philosophes grecs, dit Esther à Simon, as-tu une idée de ceux qui vivaient à Rhodes ?
— Eh bien, il y a Andronicus de Rhodes, dit Simon. Qui vivait ici vers 60 avant J.-C.
Juste à ce moment-là, l’attention d’Esther fut attirée par un vieil homme assis seul sur une caisse retournée à regarder fixement la mer. Quelque chose dans son visage lui semblait familier, même si elle ne pouvait pas tout à fait le resituer. Son attitude contemplative était en décalage avec toutes les personnes qui s’agitaient autour de lui. Ses vêtements lui donnaient un air riche et important. La façon dont il fixait la mer, comme plongé dans une profonde réflexion, le faisait paraître érudit. Il y avait aussi une pile de parchemins sur son genou, sur lesquels Esther ne pouvait que discerner des croquis.
Qui que soit l’homme, il semblait être quelqu’un d’important. Un érudit. Peut-être même un philosophe. Et étant donné que la plupart des érudits du passé s’avéraient être des prophètes, ou liés à des prophètes dans une certaine mesure, elle décida que c’était un bon endroit pour commencer.
— C’est lui ? demanda Esther, interrompant le monologue de Simon sur les philosophes en montrant l’homme du doigt.
Simon plissa les yeux et protégea ses yeux du soleil avec sa main.
— Voyons, je ne saurais dire. Je ne pense pas qu’il existe des portraits d’Andronicus de Rhodes qui aient survécu.
Walter haussa les épaules.
— Meh. Pour moi, il ressemble à un philosophe. Autant aller lui dire bonjour.
Il s’éloigna dans la direction de l’homme. Simon et Esther échangèrent un regard et un haussement d’épaules, puis suivirent leur ami plein d’assurance et imperturbable.
Mais alors qu’ils se rapprochaient, Esther réalisa soudain où elle avait déjà vu le visage du vieil homme. C’était dans les salles d’histoire de l’École des Prophètes ! L’école comptait beaucoup de bustes de célèbres scientifiques, mathématiciens, philosophes, politiciens, etc. Ce visage – bien que maintenant couvert de rides – appartenait à Posidonius, le philosophe stoïcien, dont les enseignements avaient été en grande partie perdus avec le temps.
Esther tendit brusquement la main et attrapa Simon par le poignet.
— Je pense que je sais qui c’est.
Simon acquiesça. Manifestement, il avait fait le rapprochement au même moment qu’Esther.
— Posidonius ! s’écrièrent-ils tous les deux.
L’homme leva brusquement les yeux de son travail. Il vit Walter qui se tenait devant lui et qui, malgré sa toge et ses sandales, avait toujours l’air très différent avec sa peau sombre parmi tous les Grecs bronzés. Puis ses yeux se posèrent sur Esther et Simon, les examinant des pieds à la tête. Il eut l’air tout aussi surpris à la vue de Simon, pâle dans sa tenue assemblée de toute pièce.
Il fronça les sourcils, clairement troublé par les trois jeunes enfants qui se tenaient devant lui, qui connaissaient son nom d’une façon ou d’une autre, et l’avaient crié avec tant d’enthousiasme.
Il commença à parler. Mais Esther n’avait aucune idée de ce qu’il disait puisqu’il parlait en grec ancien. Elle se tourna vers Simon.
— Tu peux traduire ? demanda-t-elle.
Simon dansait d’un pied sur l’autre, et ses joues commençaient à devenir un peu roses.
— Hum, non. Je veux dire, nous avons appris à lire cette langue, pas à la parler.
Walter rit.
— En voilà une bonne éducation.
— En réalité, personne ne sait comment prononcer correctement les langues anciennes, rétorqua Simon.
— Chut, leur dit Esther à tous les deux. Arrêtez de vous chamailler. Nous devons trouver un moyen de communiquer avec Posidonius. Il doit être la raison pour laquelle nous sommes à Rhodes.