Il y aperçut tout un troupeau de cerfs blancs en train de paître, et il semblait qu’un cerf observait Ember passer, ses bois majestueux suivant le vol de l’oiseau qui passait. À présent, Royce savait sans l’ombre d’un doute qu’il était à l’endroit promis par le miroir. Cela signifiait aussi qu’il savait ce qu’il devait faire ensuite.
— Nous sommes au bon endroit, dit-il. Je dois y aller seul.
— Seul ? s’inquiéta Mark, l’incrédulité dans sa voix était évidente. Après que nous ayons fait tout ce chemin ensemble, tu veux y aller seul ?
— Il le faut, insista Royce. Je…
Une fois de plus, il sentit que le fil incertain du destin menaçait de changer. S’il l’expliquait, il ne savait pas comment, mais cela chamboulerait tout ce qu’il avait vu.
— … je ne peux pas en expliquer les raisons, mais je dois me rendre sur cette île sans vous.
— Tu sais de quoi ça a l’air ? demanda Matilde.
— Ça a l’air absurde, je sais, en convint Royce.
— Non, Royce, répondit-elle. On dirait que tu ne nous fais pas confiance.
— Je vous confierais ma vie sans hésiter, retorqua Royce, et quand je le pourrai, je vous expliquerai, mais pas maintenant.
— Et donc tu dois aller seul sur une île, avec ton épée d’obsidienne comme seule protection ? résuma Neave. Il était clair qu’elle désapprouvait autant que les autres.
— Je pense… Je crois que je peux emmener Gwylim et Ember avec moi, ajouta Royce. L’avenir potentiel ne semblait pas être affecté par la perspective de leur présence. S’il vous plaît, vous êtes venus jusqu’ici en me faisant confiance. Accordez m’en juste un peu plus.
— D’accord, dit Mark, en soupirant, mais je n’aime pas ça.
Ils manœuvrèrent le bateau le plus près possible de la rive sans y accoster, puis ils jetèrent une petite ancre pour le maintenir en place. Royce vérifia qu’il avait son épée et tout ce dont il avait besoin, tandis que Gwylim se déplaçait à ses côtés. La présence du bhargir lui prodiguait un sentiment de puissance et de sécurité qui rassurait Royce. Ember avait survolé l’île, décrivant des cercles à la recherche du moindre danger. Royce plaça le miroir dans un sac de velours qu’il portait en bandoulière.
— Je reviendrai dès que possible, promit Royce.
Royce descendit du bateau, à quelques encablures du rivage. C’était peu profond, l’eau ne lui arrivant qu’à la taille, mais il avança tout de même prudemment alors qu’il se dirigeait vers la terre ferme. Il y avait toujours le risque que des créatures sauvages peuplent ces eaux, ou des trous cachés, ou encore des coraux acérés. Royce entendit les éclaboussures lorsque Gwylim plongea dans l’eau et le bhargir nagea jusqu’à pouvoir marcher à ses côtés.
Ils se dirigèrent vers la plage, les vagues clapotant doucement sur le rivage. En regardant en arrière, Royce put voir ses amis toujours dans le bateau, patients mais visiblement inquiets. Il savait qu’il devrait être rapide, s’il s’attardait trop longtemps, ils viendraient le chercher pour s’assurer qu’il allait bien.
Il pénétra la forêt avec Ember toujours au-dessus de lui, empruntant ses yeux de temps en temps pour s’assurer qu’il prenait bien la bonne direction. La canopée était assez mince pour que Royce puisse se distinguer entre les arbres. Il s’enfonça plus profondément vers l’intérieur de l’île, se dirigeant vers l’endroit où elle s’ouvrait sur la clairière centrale.
Parmi les arbres, il reconnut beaucoup de plantes familières : des fruits et des racines comestibles laissant deviner que quelqu’un pouvait vivre sur cette île aussi longtemps qu’il le souhaitait sans avoir à la quitter. Royce entendit le bruit d’un cours d’eau proche et en s’y rendant, il trouva de l’eau jaillissant de rochers couverts de mousse. Plus que cela, il découvrit un petit seau rudimentaire placé à côté, évidemment conçu pour recueillir de l’eau. Peut-être l’œuvre de son père ?
Royce osa s’abandonner à l’espoir alors qu’il émergeait des arbres pour s’aventurer dans la vaste clairière herbeuse. L’herbe était courte, conséquence de la présence du troupeau de cerfs, alors qu’il y avait des endroits où il n’y en avait pas du tout, remplacée par de grandes dalles de roche, marquées de symboles et de signes taillés à leurs surfaces. La plupart des cerfs se dispersèrent, courant pour gagner la protection des arbres. Un seul était resté : un cerf plus grand que les autres, ses bois magnifiques, sa fourrure blanche brillant au soleil. Il se cabra, s’acquittant d’un grognement, puis se dirigea en direction des arbres pour rejoindre les autres. Si Royce n’avait pas été persuadé être au bon endroit avant, il le serait à présent.
Maintenant qu’il était dans la grande clairière du cœur de l’île, Royce pouvait voir la cabane qui y avait été construite, abritée au milieu des arbres à la lisière. Elle était de construction relativement simple, mais elle avait l’air solide, construite à partir de troncs d’arbres abattus, coupés et assemblés par des mains qui savaient clairement ce qu’elles faisaient.
Royce se dirigea vers cette hutte, pensant que celui qu’il était venu chercher ne pouvait que s’y trouver. Il traversa la clairière, passa devant les dalles de pierre, et s’arrêta un moment, observant les symboles qui y étaient tracés. Il y trouva les paroles de ceux qui avaient disparus, et quelque chose dans ces écritures sembla résonner profondément en lui. Quelques restes de la lucidité que lui avait apportée le miroir lui indiquaient qu’il s’agissait d’histoire dans l’ancienne langue au sujet de ses ancêtres, rois et reines pour qui les pierres avaient chanté et dont les royaumes étaient remplis de magie.
Royce se rendit à la hutte. Elle était sobre, mais quelqu’un avait commencé à sculpter des ornements dans le bois, travaillant avec une longue lame ou peut-être une hache habilement maniée. Royce regarda ces sculptures, qui semblaient raconter l’histoire d’un homme qui avait traversé la mer, regardé dans un miroir, et…
Royce entendit Gwylim grogner derrière lui, et il se tourna juste à temps pour voir une hache arriver droit sur son visage. Royce se jeta de côté, et l’arme se ficha dans le bois, se libérant ensuite alors qu’un grand homme aux cheveux hirsutes et à la barbe plus sauvage encore l’arracha.
— Carris m’a-t-il enfin trouvé et envoyé un assassin ? demanda l’homme, amorçant un autre coup.
Royce esquiva en arrière, ne l’évitant que de justesse. Il tira l’épée d’obsidienne, parant le coup suivant, trouvant la force de l’éloigner à peine de sa tête. De son côté, Gwylim grognait, semblant sur le point de bondir à tout moment.
— Non, Gwylim, ne fais pas ça, ordonna Royce.
Cette distraction lui coûta presque la vie, car son ennemi le frappa à l’estomac avec le manche de la hache, puis la redressa pour un coup mortel. Royce roula, la hache frappant la terre là où il avait été.
— Père, s’il vous plaît, cria Royce. Il jeta sa lame d’obsidienne au loin, voulant lui faire comprendre qu’il n’était pas là pour se battre.
— Me prendrais-tu pour un sot ? demanda son père. Ne crois-tu pas que tes prédécesseurs ont déjà tenté de se faire passer pour tous ceux que j’aime ? Prévois-tu de m’étreindre pour mieux me poignarder ? J’ai donné à mon fils un collier avec mon sceau pour que je le reconnaisse. Est-ce que tu l’as ? Non ? C’est bien ce que je pensais !
Il s’avança, sa hache relevée, et pendant un instant, Royce craignit que la magie du miroir ne l’ait rendu aussi fou que Barihash, persuadé de voir des ennemis partout autour de lui. Royce leva la main dans l’espoir que son père soit encore un homme assez bon pour le reconnaître, au moins.
Son père se figea en regardant les paumes de Royce, et il fallut une seconde à ce dernier pour réaliser ce qu’il regardait : la cicatrice du symbole ; souvenir de l’époque où enfant, il avait saisi le collier au milieu des flammes.
Son père sembla s’adoucir et laissa tomber sa hache.
— Toi… c’est mon symbole. C’est le collier que je t’ai donné. Tu es mon fils.
Royce sourit.
— Bonjour, Père.
CHAPITRE CINQ
Royce se tenait là, la paume tendue, et l’homme à l’air sauvage recula.
— Royce ? C’est toi ?
— Oui, Père, dit Royce en partageant sa surprise et son incrédulité.
Après tout ce qu’il avait fait pour le retrouver, son père était bien là. Cet homme sauvage, avec une barbe si longue qu’elle lui frôlait le nombril, était son père, était le roi.
C’était difficile à croire, mais Royce savait que c’était pourtant vrai. Il pouvait le voir à la similitude de leurs traits, mais c’était plus que cela. Son père portait une chevalière avec les armoiries royales, et bien que ses vêtements aient été usés et blanchis par le soleil, Royce pouvait encore en voir la noblesse.
— C’est toi. C’est…
Son père se précipita sur lui, l’embrassant, le serrant fort dans ses bras.
— J’ai attendu si longtemps ce jour.
Sa voix semblait sèche et craquelée, comme s’il n’avait pas parlé depuis longtemps. Il semblait ne se rappeler des mots qu’avec difficulté.
— Tu es sûr... tu es sûr d’être toi ? Que tu n’es pas un rêve ?
C’était le genre de question qui ne pouvait venir que de quelqu’un trop longtemps tourmenté par la solitude.
— Non, cela n’a pas d’importance. C’est bien toi. Je l’ai vu ! J’ai tout vu ! Dès que j’ai rencontré ta mère il y a si longtemps, j’espérais tant te voir après toutes ces années.
Royce serra son père dans ses bras. Il y avait tant de questions qu’il voulait lui poser, tant de choses qu’il voulait lui dire.
— Tu vois les pierres ? demanda son père, avec l’orgueil d’un homme qui voulait montrer le peu qu’il avait. L’histoire de tes ancêtres, Royce.
Il fit le tour de la hutte, jusqu’à un endroit où une autre section de pierre reposait, fendue et composée de morceaux séparés. C’était le début d’une autre histoire.
— J’ai essayé d’ajouter ma propre vie à la leur, dit le roi Philippe. Sur une île comme celle-ci, il est facile de trouver le temps de le faire. Je leur ai parlé, mais ils n’ont pas répondu. Je ne voulais pas oublier comment parler.
— Mais pourquoi venir ici ? demanda Royce.
— J’ai regardé dans le miroir, répondit son père en haussant les épaules.
C’était une réponse sans l’être. Pour n’importe qui d’autre, cela n’aurait pas eu de sens, mais Royce avait aussi regardé. Il pouvait comprendre qu’il fallait faire certaines choses sans les expliquer.
— Il y a des choses qu’on ne peut pas dire, devina Royce.
Son père hocha la tête. S’éloignant de lui, il se dirigea vers Gwylim, se penchant vers lui, non pas comme un homme le ferait avec un chien, mais comme il l’aurait fait avec un homme assis sur le sol. Il tendit le bras et Ember vint se poser dessus.
— Ce sont d’étranges compagnons que tu as trouvés, mon fils, dit-il. L’outil d’une sorcière et une chose qui n’a pas toujours été un loup.
— Ils ne sont pas les seuls, dit Royce. Mes amis sont toujours dans le bateau.
— Et s’ils étaient venus sur l’île, je ne me serais pas montré, dit son père. Je me serais glissé derrière toi et volé ton bateau pour m’échapper.
Royce hocha la tête, parce qu’il connaissait ce passage. Il l’avait vu dans le miroir.
— Pourquoi es-tu parti ? demanda-t-il. Pourquoi es-tu venu ici ?
— Je devais partir, sinon ils m’auraient tué, répondit son père. Et ils t’auraient tué également. Je suis venu ici parce que cet endroit était le nôtre, celui de notre famille.
— Et tu m’as laissé une piste parce que tu savais que je partirais à ta recherche, dit Royce.
— Je ne suis pas sûr, expliqua son père. C’est dur de s’en tenir aux choses dans le miroir. Je me souviens l’avoir fait, mais toutes les raisons, et tout ce à quoi elles pourraient mener… tu as regardé dans le miroir, même si je t’avais dit de ne pas le faire.
— Je l’ai fait, dit Royce. Tu avais dû voir que je le ferais.
Son père sourit, comme si Royce n’avait pas tout saisi.
— Cela ne marche pas ainsi.
— J’ai vu des choses, dit Royce. J’ai vu la façon dont cela doit se passer. Il faut que tu reviennes. Le roi doit revenir pour que toute cette folie prenne fin.
Le sourire de son père se transforma alors en un rire qui résonna dans l’espace ouvert de la clairière, dispersant les quelques cerfs qui avaient commencé à y revenir.
— Cela ne marche pas non plus ainsi, dit son père.
— Alors comment ça marche ? s’agaça Royce.
— Le miroir ne te donne pas la sagesse, il te montre les possibilités, dit son père. Il y en a tellement qu’il est impossible de toutes les retenir. Ton esprit en choisit quelques-unes, mais ce que tu obtiens, c’est ce que tu y apportes. Barihash, cette chose là-bas, devait avoir des soupçons avant qu’il ne regarde, alors il n’a eu d’yeux que pour les possibilités alimentant sa suspicion.
Cela prenait tout son sens pour Royce. Il avait vu ces possibilités, il avait été capable de commencer à les saisir. Il avait choisi la seule voie qui pourrait fonctionner, et aujourd’hui encore, il s’en était rendu compte, alors que les autres choix auraient été impossibles.
— Il y avait un… homme, dit Royce. Je lui ai montré le miroir juste avant qu’il ne me tue et il… s’est arrêté. Il m’a supplié de le tuer.
— L’homme gris, dit son père. L’Angarthim.
Il n’en dit pas plus pendant un instant, luttant manifestement pour trouver les mots.
— Quelle est la chose la plus horrible que tu puisses montrer à un homme qui toute sa vie a été trompé ? Tu peux lui montrer la vérité. Et quelles possibilités son esprit lui aura-t-il montrées, lui à qui on a caché tant de choses auparavant ?
Royce n’arrivait pas à l’imaginer. Plus que cela, il ne voulait pas l’imaginer, parce qu’il y avait déjà trop de possibilités dans sa tête sans avoir à s’encombrer de plus. Il avait vu ce qui pouvait arriver s’il s’y prenait mal ici, toutes les façons dont le monde pouvait sombrer dans l’obscurité et le sang, dans la mort et l’horreur. Il devait s’accrocher à la voie qu’il avait choisie parmi toutes les possibilités, le seul moyen pour que cela se passe bien.
— Pourquoi ne suis-je pas devenu fou ? demanda Royce.
— Parce que tu es assez fort pour voir les choses telles qu’elles sont, dit son père. Ou parce que tu as été assez fort pour te retirer avant qu’il ne soit trop tard. J’ai moi-même eu un aperçu. J’aurais pu me battre contre Barihash pour en apprendre plus, mais je savais que je ne pourrais jamais tout contenir.
— J’ai tué Barihash, dit Royce. Il ressentit un soupçon de culpabilité en l’admettant à son père.
Mais son père hocha la tête.
— Bien. Parfois, le mal doit être combattu. Il n’était plus que douleur, haine et suspicion, il ne pouvait rien apporter d’autre que de la souffrance au monde. Il en va de même pour le roi Carris et la guerre à venir. Il y aura de la violence, mais elle est parfois nécessaire.
Royce le comprenait, il le savait. Il s’était battu contre le vieux duc pour exactement les mêmes raisons, contre Altfor et son oncle et contre tous ceux qui les avaient attaqués. Il espérait pouvoir tout améliorer si seulement il pouvait les vaincre.
Désormais, les possibilités que son cerveau ne pouvait à peine contenir suggéraient qu’il devait y avoir davantage. La lucidité que le miroir lui avait apportée, la capacité de regarder le monde et de le comprendre, lui avait montré qu’il faudrait plus que la violence. L’invoquer elle seule n’entraînerait que des années de mort.
Bien sûr, l’équilibre nécessitait qu’ils ne se battent pas du tout ; les choses continueraient comme elles étaient, avec toute la cruauté qui en résulterait. Le chemin entre ces deux choses était si étroit qu’il ressemblait à une corde tendue au-dessus d’un précipice, un danger bien réel en dessous.
— J’ai déjà traversé des précipices, dit Royce pour lui-même.
— Que dis-tu ? demanda son père.
— J’essaie juste de savoir quoi faire ensuite, répondit-il. Même avec tout ce que le miroir m’a montré, j’ai encore beaucoup à faire.