– Hein ?
– Ferme-la ou rentre chez toi. C’est ce que je dis.
Marc se tourna vers l’écran. Hopkins n’avait pas encore commencé à parler. Elle avait l’air de contenir ses émotions. Alors ça y était : elle allait accepter les résultats. Elle avait paru populaire, mais au final elle aura été présidente d’un seul mandat – et encore, pas entier.
– Mes chers compatriotes, commença-t-elle.
Le silence régnait dans le bar. L’endroit d’où elle parlait était presque silencieux également – Marc entendait les déclics et ronronnements des appareils photo.
– Je vais être brève. Cette campagne fut âprement disputée entre deux visions très différentes de l’Amérique. L’une est celle de l’optimisme, de la bonne entente, de la fierté pour ce que nous avons accompli en tant que nation. L’autre est une vision sombre de colère, de désespoir, de ressentiment, même de paranoïa. Elle voit notre nation comme un paysage en ruine, qui ne peut être sauvée que par les efforts d’un seul homme. Et elle promet la violence – la violence contre notre partenaire commercial le plus important, ainsi que la violence contre nos propres communautés, nos voisins et nos amis.
« Je suis sûre que vous savez quelle vision j’embrasse. Je ne peux pas accepter une vision du monde basée sur le racisme, les préjugés et la méfiance. Et pourtant, malgré mon appréhension, dans des circonstances normales, ma tâche serait maintenant de féliciter le vainqueur apparent de cette course et d’accueillir le président élu, en préparant courtoisement le transfert pacifique du pouvoir qui est une caractéristique de notre démocratie. (Elle marqua une pause.) Mais ce ne sont pas des circonstances normales.
Marc se redressa. Il ressentait un picotement le long de sa colonne vertébrale. Il regarda les hommes alignés le long du bar. Chacun d’eux était maintenant rivé à l’écran. Tous étaient soudain en alerte, comme des animaux à l’approche d’un orage. Qu’est-ce qu’elle était en train de dire ?
– Ma campagne a permis de découvrir des preuves d’irrégularités du scrutin dans au moins cinq États, notamment la suppression de bulletins de vote, mais aussi l’altération pure et simple et le piratage potentiel de la machine électorale. Nous avons de bonnes raisons de croire que l’élection a été volée, non seulement à notre campagne, mais aussi au peuple américain. Nous avons déjà pris contact avec le FBI et le ministère de la Justice pour leur faire part de nos préoccupations, et nous attendons avec impatience une enquête complète et impartiale. Tant que cette enquête ne sera pas terminée – et quelle que soit sa durée –, je ne peux pas et ne veux pas reconnaître les résultats de cette élection, et je continuerai à exercer les fonctions de présidente des États-Unis, en respectant mon serment de protéger et de faire respecter la Constitution. Je vous remercie.
La présidente Hopkins sortit de l’écran par la droite. S’éleva un brouhaha de journalistes qui criaient, cherchant tous à capter son attention. Des flashes éclataient. La chaîne bascula sur une autre caméra qui se braquait sur la présidente tandis qu’elle était poussée vers une porte latérale derrière un cordon d’agents massifs du Secret Service. Elle ne répondit pas à une seule question.
– Qu’est-ce que ça veut dire ? demanda Steve-O. Elle peut faire ça ?
Nul ne pipa mot.
Marc continua d’essuyer ses verres. Il ignorait la réponse à cette question.
CHAPITRE SIX
17:48, heure normale de l’Est
34e étage
Hôtel Willard International, Washington DC
– Est-ce qu’on est dans un État de droit ? criait l’homme au téléphone.
Il était assis les pieds sur son grand bureau de chêne ciré, regardant les lumières du Capitole par la baie vitrée. Il faisait sombre dehors – le soleil se couchait tôt à cette époque de l’année.
– C’est ce que j’aimerais savoir, reprit-il. Parce que si on est dans un État de droit, alors cette femme, l’actuelle occupante de la Maison-Blanche, doit se mettre à faire ses bagages. Elle a perdu, et Jefferson Monroe a gagné. Jefferson Monroe est le président élu des États-Unis. Et le jour de l’investiture, si l’occupante actuelle n’est pas partie, nous allons l’expulser, comme un shérif qui expulse un locataire indésirable.
L’homme s’interrompit quelques secondes, le temps d’écouter le journaliste à l’autre bout de la ligne.
– Oh oui, vous pouvez me citer. Vous pouvez même imprimer chaque mot.
Il raccrocha et balança le téléphone sur le bureau. Il consulta sa montre et poussa un profond soupir. Il était en ligne avec des journalistes depuis presque une heure, après que Susan Hopkins avait quitté la tribune et filé hors de la pièce à l’issue de sa stupide conférence de presse.
L’homme s’appelait Gerry O’Brien. Âgé de 50 ans, il était très grand et très maigre. Ses cheveux étaient clairsemés et son visage tout en angles et saillies. Il pesait le même poids que le jour où il avait reçu son diplôme universitaire. Il était marathonien, triathlonien, et ces dernières années, il s’était mis à faire des courses dans la boue et des parcours de survie. Tout ce qui était pénible, dur, extrême, où les gens s’écroulaient, vomissaient leurs tripes ou tombaient dans une pente et se déchiraient les genoux, tout cela était pour lui.
Fils d’immigrés irlandais, il avait grandi dans les rues de Woodside, dans le Queens. Son père était gardien de prison, sa mère femme de ménage. Des gens rudes, qui l’avaient élevé avec rudesse. « Si tu veux grandir à Woodside, tu dois te battre, okay ? » Il s’en fichait. Il s’était battu avec n’importe qui. Il était si féroce, si impitoyable, que les gosses du quartier l’avaient surnommé le Requin.
Il fut le premier dans sa famille à aller à l’université, puis – terre inconnue – en fac de droit. Avant l’âge de trente ans, il gagna son premier million en courant après les ambulances, grâce à la loi sur les dommages corporels.
Il s’était fait photographier l’air très fâché (et peu de gens savaient le faire d’une façon aussi convaincante) et avait fait placarder des affichettes publicitaires dans tout le métro :
Vous êtes blessé ? Vous avez besoin de quelqu’un de coriace pour défendre vos droits. Un vrai avocat. Un vrai Newyorkais. Vous avez besoin de Gerry O’Brien. Vous avez besoin du Requin.
Presque aussitôt, il devint Gerry le Requin. Tous ceux qui prenaient le métro dans les cinq arrondissements connaissaient son nom. Il prit l’habitude de voyager lui-même en métro – ce qu’il détestait – rien que pour voir ses publicités.
Plus il travaillait, plus il pouvait se permettre de faire de la pub. Et plus il en faisait, plus il travaillait. Bientôt il fit diffuser des spots à la télé en fin de soirée, puis en milieu d’après-midi. Ce fut un jackpot. Il eut trois avocats qui travaillaient pour lui, puis cinq, puis dix. Quand il revendit son affaire, dix ans auparavant, il avait trente-trois avocats et plus d’une centaine d’employés à son service.
Il prit sa retraite durant quelques années. À voyager. Errer. Aller à la dérive. À prendre trop de drogues, à trop boire. À faire trop… de tout. Entrer dans la politique de la droite radicale lui sauva sans doute la vie. Il avait troqué toutes ses mauvaises habitudes contre une discipline personnelle et une vision de l’Amérique qu’il se découvrit partager avec beaucoup de gens – un retour à une époque plus ancienne et plus simple.
Une époque où la suprématie des Blancs n’était pas remise en question. Une époque où les mariages se célébraient entre un homme et une femme. Une époque où un ado pouvait sortir du lycée à 18 ans, trouver un emploi dans une usine et passer le reste de sa vie à y travailler et gagner de quoi subvenir aux besoins de sa famille.
Il y avait autre chose, bien sûr, bien d’autres choses. Des choses plus sombres, des choses nécessitant d’avoir l’estomac solide, des choses non destinées au grand public. Il avait de grands projets. Ils allaient nettoyer ce pays une bonne fois pour toutes. Mais ce n’était pas quelque chose que l’on étale en public, n’est-ce pas ? Du moins pas encore.
Gerry le Requin se leva de son bureau et traversa une enfilade de pièces. Quelques secrétaires se trouvaient sur place, mais la plupart des employés travaillaient ailleurs. Gerry était là non seulement parce qu’il était le stratège en chef, mais aussi parce qu’il était l’homme de main du patron – et il n’aimait pas perdre de vue le vieil homme.
Ils avaient débarqué ici depuis Louisville cet après-midi. Son boss possédait cet… comment appeler ça ? Un appartement ? Sûr, un appartement comportant dix chambres, douze salles de bains, une demi-douzaine de bureaux, une salle de conférence et un réfectoire pour le personnel. Il occupait un étage entier dans l’un des hôtels les plus chers et légendaires au monde. Dans cet hôtel s’était déroulé un épisode de l’histoire de l’Amérique : c’était là où John F. Kennedy donnait ses nombreux rendez-vous galants. C’était l’endroit idéal.
Ils allaient passer la nuit ici, car ils avaient des affaires importantes à régler à Washington DC dès le matin de bonne heure.
Gerry traversa un vestibule d’un pas désinvolte, plaqua sa carte contre un capteur et passa dans les quartiers d’habitation. Le salon de devant était meublé dans le style opulent de l’Ancien Monde, tel le salon d’un manoir victorien.
Un homme aux cheveux blancs se tenait devant une haute fenêtre aux rideaux écartés, en train de contempler la nuit. Il était vêtu d’un costume trois-pièces, bien qu’il soit chez lui et n’ait pas l’intention de sortir. Les chemises à col ouvert n’étaient qu’une mascarade, bien sûr. L’homme aimait jouer à se déguiser comme tout le monde.
Il tenait un verre de Martini qui paraissait minuscule entre ses doigts. Ses mains le trahissaient : malgré sa tenue élégante et sa richesse évidente, il avait les grandes mains noueuses de quelqu’un qui avait grandi en faisant quantité de travaux manuels. Ses mains disaient : trouvez l’erreur dans cette image.
La nuit était glaciale dans la capitale fédérale, et le vent hululait derrière la fenêtre. Le vieil homme fixait les lumières de la ville et l’arrière-plan de la grande expansion urbaine. Gerry savait que même après toutes ces décennies, le campagnard à l’intérieur du vieil homme était encore ébloui par les lumières de la ville.
– Comment se déroule la guerre ? demanda Jefferson Monroe, président élu des États-Unis, avec un léger accent sudiste.
– Magnifiquement, répondit Gerry, qui le pensait vraiment. Elle est dans les cordes et ne sait pas quoi faire. Sa déclaration d’aujourd’hui le montre clairement. Elle ne va pas quitter la présidence ? Ça nous donne la main. Elle s’isole, et l’opinion publique va nous suivre. Si nous jouons finement, nous pourrons la virer de là au plus tôt. Je pense qu’on va faire monter la pression – la pousser à nous céder la présidence en avance, bien avant la conclusion de toute enquête pour fraude électorale. Ensuite, nous annulerons nous-mêmes l’enquête.
Le vieil homme se détourna de la fenêtre.
– Y a-t-il eu un précédent où un président a cédé le pouvoir en avance ?
Gerry le Requin secoua la tête.
– Non.
– Alors comment va-t-on procéder ?
Gerry sourit.
– J’ai quelques idées.
CHAPITRE SEPT
18:47, heure normale de l’Est
Bureau ovale
Maison-Blanche, Washington DC
Elle était seule quand on fit entrer Luke dans la pièce.
Durant un instant, il crut qu’elle dormait. Elle était affalée dans un fauteuil du coin salon. Elle avait l’air d’une poupée de chiffon désarticulée, ou d’une lycéenne avachie avec dédain devant son professeur.
Le nouveau Resolute Desk1 se dressait derrière elle. Les lourds rideaux étaient tirés, masquant les hautes fenêtres. Par terre, au bord du tapis ovale était imprimée une citation :
La seule chose que nous devons craindre est la peur elle-même – Franklin Delano Roosevelt
La phrase s’étirait tout autour du tapis, s’achevant là où elle commençait.
Susan portait un pantalon bleu et un chemisier blanc. Sa veste était suspendue au dossier d’une chaise. Elle avait enlevé ses chaussures, qui gisaient en vrac sur le tapis.
Malgré sa posture, elle avait un regard acéré, qu’elle posa sur Luke.
– Salut, Susan, fit-il.
– Vous avez vu ma conférence de presse ? s’enquit-elle.
Il secoua la tête.
– J’ai cessé de regarder la télé il y a plus d’un an. Je me sens bien mieux depuis. Vous devriez essayer.
– J’ai annoncé au peuple américain que je n’allais pas me retirer.
Luke se retint de rire.
– Je parie que ça passe comme une lettre à la poste. Qu’est-il arrivé ? Vous aimez tellement ce job que vous ne voulez pas le lâcher ? Je suis quasi certain que ça ne marche pas comme ça.
Elle esquissa un petit sourire, qui lui rappela pourquoi elle avait été un super mannequin jadis. Elle était belle. Son sourire pouvait illuminer une pièce. Il pouvait illuminer le ciel.
– Ils ont volé l’élection.
– Évidemment, répliqua-t-il. Maintenant, vous allez la leur reprendre. Ça a tout d’un plan. (Il marqua une pause, puis lui sortit le fond de sa pensée :) Écoutez, je pense que vous feriez mieux de lâcher ce job. Désormais, ils n’auront plus Susan Hopkins pour se défouler. Qu’ils découvrent à quel point ça ira mal sans vous. Ils vous supplieront de revenir.
Elle secoua la tête, et son sourire devint plus lumineux.
– Je ne crois pas que ça marche comme ça.
– Je ne le crois pas non plus, opina-t-il.
Elle laissa échapper un long soupir.
– Où étiez-vous donc, Luke Stone ? Vous auriez dû rester dans les parages. On s’est bien amusé ici, une fois que le chaos s’est un peu calmé. On a fait plein de bonnes choses. Et fut un temps où vous alliez m’apprendre à tirer. Vous vous souvenez ?
Il haussa les épaules.
– Ouais. Vous vouliez abattre le chef d’État-Major des armées, je me rappelle. Mais je n’avais pas touché un flingue depuis neuf mois. J’allais au stand de tir de temps en temps, afin de garder la forme. Puis je me suis dit : « À quoi bon ? » Je ne veux plus tirer sur personne. Mais si un jour je dois le faire, je suis presque sûr que ça me reviendra.
– Comme savoir faire du vélo ? releva-t-elle.
– Ou savoir en tomber, sourit-il.
Susan se redressa dans son fauteuil et lui indiqua une chaise face à elle.
– Vous ne savez vraiment pas ce qui se passe ?
Luke s’assit. C’était une chaise à dossier droit, ni confortable ni inconfortable.
– J’ai entendu quelques rumeurs. Le nouveau est d’extrême-droite. Il n’aime pas les Chinois. Il va relocaliser les emplois industriels. Je ne sais pas trop comment il compte s’y prendre… Virer tous les robots ? De toute façon, si c’est ce que les gens veulent…
– L’ignorance, c’est le bonheur, j’imagine, soupira Susan.
– Pas vraiment le bonheur, mais…
– Cet homme est un fasciste, le coupa-t-elle. C’est un milliardaire, un baron voleur qui a créé des groupes de suprémacistes blancs il y a des décennies, alors même qu’il était au Sénat apparemment. Il prévoit d’entrer en guerre contre la Chine dès le premier jour de son investiture, peut-être avec des frappes nucléaires tactiques, bien que je ne sais pas trop combien de gens y croient vraiment. Il veut ériger des murs et des barrières de sécurité autour des Chinatowns de toutes les villes américaines. Ses réflexions laissent à penser qu’il hait les minorités, les homosexuels, les handicapés, tous ceux qui ne sont pas de son avis, et aussi qu’il méprise l’indépendance de l’appareil judiciaire du gouvernement.
Luke ne savait pas trop qu’en penser. Il n’était plus dans le coup depuis longtemps. Il faisait confiance à Susan, et il savait qu’elle croyait ce qu’elle disait. Mais il avait du mal à y croire lui-même. Il avait servi dans l’armée sous des présidents conservateurs, et dans la Special Response Team sous des présidents libéraux. Oui, ils étaient différents les uns des autres, mais l’étaient-ils radicalement ? La suprématie des Blancs, les barrières de sécurité autour des enclaves de minorités étaient-elles différentes ? Non, pas vraiment. Peu importe qui était au poste suprême, il y avait toujours ce truc que l’on pourrait appeler « la manière américaine ».