— Mais qu’est-ce que c’est que ça ? se demanda Peter qui voulait savoir ce qui avait bien pu arriver à sa dent même si la réponse l’effrayait déjà.
Alexis ne répondit pas à l’exclamation de son père. Le silence avait envahi la clinique - un silence seulement interrompu par le bruit des pages du magazine people que feuilletait la patiente suivante dans la salle d’attente, et par l’horloge qui sonna dix heures. Peter sortit de la pièce et s’approcha de la dame.
— Excusez-moi, avez-vous vu passer un enfant ?
— Et bien, je n’ai pas fait attention. Vous l’avez perdu ?
— Non. Et le dentiste ? Vous l’avez vu ?
— Il n’est pas passé. Qu’est-ce qu’il se passe ? J’avais rendez-vous à 9h30 et l’horaire est déjà nettement passé.
Peter ne répondit pas, mais commença à ouvrir des portes tout en appelant son fils.
— Alexis! Alexis! Mais dans quoi t’es-tu fourré encore ? Je vais me fâcher si tu ne viens pas tout de suite.
Épisode 3 — Enquête dans
le cabinet dentaire
Peter, ne trouvant pas son fils, se rappela alors de Sultan et partit le chercher. Ce dernier attendait toujours patiemment, couché devant la porte du cabinet.
— Sultan, viens ici. Tu as du travail. Va chercher Alexis. Sultan se leva, bailla et s’étira avant de s’approcher de Peter.
— Ouaf ? demanda-t-il, interrogatif.
— Cherche, Sultan! Cherche! lui ordonna Peter.
« Comment avait-il pu pour perdre son fils ? Qu’avait fait cet idiot pour le perdre ? » se demanda Sultan.
Peter laissa entrer Sultan dans le cabinet médical malgré la mine accusatrice de la patiente suivante. Le chien alla jusqu’à la pièce où le père et le fils avaient été peu de temps auparavant et aboya fort : il n’aimait pas ce lieu qui lui rappelait ses visites chez le vétérinaire.
— Sultan, arrête de faire le fainéant et cherche Alexis.
Sultan se dirigea alors vers la porte par laquelle le docteur et son infirmière avaient disparu puis vers une seconde porte qui était fermée. Il leva sa patte pour tourner la poignée. La porte s’ouvrit, permettant à Sultan et à Peter d’entrer dans une autre pièce, également vide. Mais où pouvaient-ils être ?
Peter ouvrit l’unique porte qu’il y avait et se retrouva face à face avec son frère. L’expression de préoccupation de Peter l’alerta, connaissant suffisamment son frère pour savoir qu’il se passait quelque chose.
— Qu’est-ce que tu fais encore là ? Cela fait un moment que j’ai vu le docteur partir.
— Qu’est-ce que tu as fait d’Alexis ? C’est sûr que c’est toi!
— Alexis ? demanda-t-il, pensif. Non, lui, je ne l’ai pas vu.
— Ne mens pas! Bien sûr que tu l’as vu et que tu l’as kidnappé.
— Tu l’as perdu ? Il doit être par là. Tu es allé voir aux toilettes ?
— Non.
— Et bien nous allons voir alors. Viens, on y va ensemble.
Peter suivit son frère jusqu’à la porte des toilettes avec une expression suspicieuse sur le visage. Le Créditeur ouvrit et invita Peter à entrer en premier. La lumière était éteinte. Peter appuya sur l’interrupteur et l’ampoule collée au plafond éclaira la petite pièce.
Sultan aboya plusieurs fois, son odorat l’avait mené jusqu’à la porte de secours.
— Allez, Peter! Ce n’est pas le moment de pisser, dit le Créditeur en voyant Peter déboutonner les boutons de son pantalon.
— Laisse)moi faire pipi. Il faut profiter du moment opportun.
— Tu es un enfant…
Une fois soulagé, Peter boutonna les boutons et se lava les mains.— Tu ne veux pas pisser ? Tu devrais en profiter toi aussi.
Entretemps, Sultan aboyait sans s’arrêter. « Qu’attendaient ces idiots d’humains ? »
Peter sortit des toilettes et s’exclama :
— Allons-y! Sultan est en train d’aboyer.
Sultan vit apparaitre les deux humains… « il était temps! ». Le Créditeur ouvrit la porte qui donnait sur quelques marches, et au bout, il y avait une autre porte qui donnait sur la rue. Sultan se dirigea sans douter vers cette seconde porte et attendit que quelqu’un lui ouvre, se collant à côté et émettant un bref aboiement.
— Il ne peut pas être sorti dans la rue! s’exclama Peter, anxieux. Il sait qu’il n’a pas le droit de sortir tout seul.
— La question est de savoir s’il a choisi de sortir par lui-même ou si on l’y a obligé.
— Obligé ? Qui l’aurait obligé ? Toi, toi, je savais que c’était toi.
— Comment est-ce que cela pourrait être moi si je suis avec toi en ce moment, en train de t’aider ? Ne sois pas bête, petit frère.
— Tu as envoyé quelqu’un. Tu as des subalternes même en enfer.
— C’est sûr que j’aurais pu le faire comme ça. Très bien pensé, Peter.
— Ouaf, ouaf, ouaf! aboya Sultan furieusement. « Pourquoi les humains aimaient-ils perdre du temps ? »
Le Créditeur ouvrit la porte et sortit à l’extérieur, suivi de Peter et de Sultan.
La voiture du Créditeur était stationnée très proche, si bien que les trois partirent en courant jusqu’à elle. Quelques secondes plus tard, le Créditeur allumait le moteur.
— Alexis est sorti après le dentiste, se souvint Peter, qui m’a abandonné sur le fauteuil médical. Et Vivian qui disait qu’il était le meilleur de la ville.
— Explique-moi Peter, qu’est-ce qu’il s’est passé ? Où est allé le dentiste ?
— Je ne sais pas. Il y a eu une explosion. Tu ne l’as pas entendu ? Puis, d’un coup, j’étais seul.
— Tu expliques mal. Pense que ce que tu me dis peut nous aider à trouver Alexis. Explique-moi tout ce qui s’est passé à la clinique.
— Nous sommes entrés. Alexis était très content. L’infirmière était au comptoir, elle a pris le téléphone.
— Ce n’est pas non plus nécessaire… commença à dire le Créditeur, mais ajoutant après : mais continue. Quoi de plus ?
— L’infirmière nous a dit que l’on pouvait entrer, mais je ne pouvais pas bouger, je me souviens qu’Alexis me tirait, parce que je ne voulais pas entrer.
— Ton fils doit être un saint pour te supporter. Qu’est-ce qu’il s’est passé ensuite après que tu as arrêté de faire l’imbécile ?
— J’ai inspiré et expiré… inspiré et expiré… répéta Peter comme il l’avait fait dans le cabinet.
— Si tu continues à expliquer à ce rythme là, on va y passer la nuit. Accélère!
— Après avoir examiné Alexis, il m’a obligé à m’asseoir puis s’est obstiné à me dire que j’avais une carie sur la molaire et qu’il devait la plomber.
— Et c’était vrai ?
— Non, mais il m’a menacé qu’un dentiste sadique me l’enlève. Au bout d’un moment, l’explosion a retenti.
— L’explosion… quelle explosion ?
— Ne me dis pas que tu ne l’as pas entendu! C’était très fort, mais cela semblait venir d’assez loin. Boum!
— J’ai entendu quelque chose mais cela paraissait plus à des feux d’artifice qu’à une explosion. Quoique maintenant que je m’en souviens, peut-être que tu as raison.
— Bon, puis après le docteur a demandé à l’infirmière d’emmener Alexis dans une pièce et peu de temps après, j’ai entendu une chaise bouger, comme si quelqu’un se levait, et j’ai entendu une porte s’ouvrir, des bruit de pas, se rappela Peter, et ensuite, le silence.
— Mais Alexis est allé dans une autre pièce ou non ? Parce qu’il me semblait que tu avais dit qu’il était allé chercher le docteur.
— C’était après. Alexis est sorti chercher le docteur, et moi… - la sonnerie de son téléphone l’interrompit — C’est Vivian! Qu’est-ce que je lui dis ?
— La vérité. C’est ta femme et la mère d’Alexis.
— Je ne peux pas lui dire la vérité. Elle va se fâcher.
— Avec raison, tu ne crois pas ?
— Moi je ne peux pas lui dire, ce serait mieux si c’était toi. Au moins, elle se fâchera contre toi.
— Je ne vais pas porter cette croix, rétorqua le Créditeur, avant de finalement prendre le téléphone, décrocher, et dire : Vivian, salut. Je te passe ton mari.
— Salut Vivian. Qu’est-ce qui t’amène ? demanda Peter.
— Peter, tu as oublié la carte vitale d’Alexis.
— Et? Quoi ? répondit Peter qui ne s’attendait pas à ça.
— La réceptionniste ne te l’a pas demandé ?
— Non. Nous sommes passés directement en consultation.
— Elle va te la demander en sortant alors. Et Alexis ?
— Il va bien. Tu sais quoi ? Je vais envoyer le Créditeur chercher la carte. Il nous a accompagnés jusque-là, ajouta-t-il devant la mine réprobatrice de celui-ci.
— Bonne idée. Frans lui ouvrira la porte.
— Tu veux me dire quelque chose d’autre ? Non ? et il raccrocha sans donner le temps à Vivian de réagir.
— On a gagné un peu de temps. Pendant que toi tu vas chercher la carte, Sultan et moi on va chercher Alexis.
— Et tu sais déjà où le chercher ? Tu as un plan ?
— Non. Mais, au mieux, quelqu’un l’a vu. J’ai une photo sur mon portable, dit-il en lui montrant.
— Seulement une ? Mais quel père! Moi aussi j’ai des photos d’Alexis sur mon portable comme le bon oncle que je suis.
— Mes parents ont eu un seul enfant, c’est-à-dire, moi. Après autant d’années, je croyais que c’était clair.
— C’est vrai ? Tu es sûr ? Ta mère m’a toujours très bien traité.
— Ma mère traitait bien tout le monde. Elle était mère d’accueil, tu le savais ?
— Tu crois que c’est le bon moment pour aborder ce sujet ? tu n’as pas quelque chose de plus important entre les mains ?
— C’est vrai! Cours, va à la maison. Sultan et moi t’attendons ici.
Le Créditeur réfléchit un millième de seconde : il valait mieux que Peter lui fasse confiance et qu’il continue à jouer le jeu, pour ainsi dire.
Il gara la voiture en double file et dit à Peter :
— Descend. Je reviens ensuite.
Peter sauta hors de la voiture, suivi par un Sultan récalcitrant. La voiture disparut à l’angle de la rue.
— Et maintenant, on fait quoi Sultan ?
— Ouaf! répondit celui-ci. Il avait perdu la trace d’Alexis quatre rues avant.
— Ouaf ? je ne comprends pas ce ouaf. Je ne parle pas la langue des canidés. Qu’est-ce que tu veux dire Sultan ?
— Ouaf! aboya de nouveau Sultan avant de s’allonger dans la rue de tout son long.
— Sultan! Ce n’est pas le moment ni le lieu adéquat pour faire une sieste.
Le chien ferma les yeux, ne pensant pas bouger jusqu’à ce que revienne le Créditeur : il n’avait pas l’intention de tourner en rond, sans direction fixe.
— Debout, Sultan! Je sais que les années pèsent, mais Alexis a besoin de nous, l’encouragea Peter.
— Ouaf! répondit Sultan avec plus d’énergie cette fois, se relevant enfin en entendant le prénom d’Alexis.
Épisode 4 — Sept billes
Alexis regarda autour de lui, avant tout intrigué. Il ne reconnaissait pas le lieu où il se trouvait ni ne se souvenait de comment il était arrivé jusqu’ici. La dernière chose dont il se souvenait était qu’il se trouvait dans le cabinet dentaire, avec son père, et qu’il était sorti pour chercher le dentiste. Mais le passage était parsemé de billes et il s’était baissé pour en ramasser quelques unes et les mettre dans la poche de son pantalon. Il en était sûr parce que, il y a un instant, il avait mis les mains dans ses poches pour y tirer une des billes colorées.
Il entendit alors un bruit hors de la pièce. Du haut de ses six ans, il ne reconnaissait pas beaucoup de bruits, si bien qu’il ne put d’abord pas l’identifier. Il se leva et courut jusqu’à la porte, tournant la poignée pour l’ouvrir. Mais la porte restait close.
— Papa, ouvre-moi! Papa, je ne peux pas sortir! Papa!! cria-t-il si fort qu’il lui semblait qu’on pouvait l’entendre à des kilomètres à la ronde.
Ni son père ni personne d’autre ne répondit à son appel.
Il regarda autour de lui, cherchant instinctivement une fenêtre. A un mètre et demi du sol, il découvrit une petite fenêtre très sale. Il s’approcha et s’étira le plus possible mais n’arriva pas à atteindre le bord. Alexis n’était pas très grand, il se rappela sa mère lui dire : « Alexis, mange tous tes légumes. C’est pour que tu grandisses et que tu deviennes un homme grand et beau ». Il courut alors vers l’unique chaise présente dans la pièce et la tira jusqu’à la fenêtre. Il se tourna un instant vers la porte et tendit l’oreille pour voir s’il n’y avait pas de bruit à l’extérieur.
Rien. Il monta sur la chaise, se mit sur les genoux, et regarda à travers les carreaux sales. Il passa le bout de ses doigts sur la vitre, essayant de la laver pour pouvoir mieux voir à l’extérieur. Cela ne servit pas à grand chose : cela devait faire des siècles qu’elle n’avait pas été nettoyée. Il cracha sur la vitre, tira sur la manche de son sweat pour qu’elle recouvre sa main, cachant ainsi complètement son déguisement de constellation, et frotta la vitre avec. Sa manche de gris clair passa vite à gris sombre. Il essaya ensuite d’ouvrir la fenêtre, en vain. Il observa les charnières, qui étaient toutes rouillées : Alexis les observa sans bien savoir ce que c’était, mais il comprit que c’était à cause d’elles qu’il ne pouvait ouvrir la fenêtre. Il sauta de la chaise et resta pensif quelques secondes. Que devait-il faire maintenant ?
La porte s’ouvrit alors et devant les yeux ébahis d’Alexis apparut Mickey Mouse, tenant dans la main la photo d’un enfant de l’âge d’Alexis mais avec des cheveux d’un ton un peu moins roux. Mickey l’observait comparant la photo avec l’enfant qui se tenait face à lui.
— Mickey! Mickey! s’exclama Alexis en se mettant à sautiller.
Mickey vit que la chaise était à présent sous la fenêtre. Il s’approcha d’Alexis et lui offrit un bonbon saveur orange. Alexis ne prêta pas attention au bonbon à l’orange et essaya plutôt de passer derrière Mickey, mais celui-ci l’en empêcha.
— Mickey, que faisons-nous ici ? demanda-t-il.
Celui-ci mit un doigt sur ses lèvres pour lui intimer le silence. Alexis l’imita et attendit ce qu’allait faire son ami Mickey. Ce dernier lui tendit à nouveau la main.
— Merci Mickey, mais je n’aime pas les bonbons à l’orange. J’aime pas l’orange.
Mickey garda le bonbon et sortit alors un autre au citron. Alexis le regarda avec des yeux gourmands, mais une voix féminine résonna dans sa tête : la voix de sa mère.
— N’accepte jamais ce que t’offre un inconnu. Mieux encore, prends seulement ce que moi je te donne.
— Non merci dit finalement Alexis, se souvenant également que sa mère lui disait de toujours être poli.
Mickey prit alors la main d’Alexis et le tira vers lui.
— Qu’est-ce que tu fais ? Tu vas me ramener à mon père?
Mickey hocha la tête et montra la porte qui était restée ouverte.
— T’es pas très bavard. Tu serais pas Silencieux déguisé en Mickey?
Il esquissa un geste qui voulait dire « peut-être » puis le tira à nouveau vers la porte.
— Je ne sais pas si je devrais te suivre. Je te connais pas. Toi, tu me connais ? Tu connais mes parents ?
Mickey soupira. Ce n’était pas un homme très imaginatif et il ne trouvait pas un bon motif pour faire sortir l’enfant de ce taudis. Il lâcha finalement la main de l’enfant et sortit en laissant Alexis seul dans la pièce, enfermé. Alexis courut aussitôt vers la porte et frappa plusieurs fois dessus en criant :
— Quoi! Monsieur Mouse, ne pars pas!
Une fois encore, personne ne répondit à l’appel d’Alexis, et il eut envie de pleurer pour la première fois depuis ce matin. Mais, à quoi bon pleurer si personne ne le voyait ? Il ne pleurait jamais s’il était seul. Il devait donc avoir un peu de public, et pour cela, il avait seulement besoin d’une idée. Il regarda autour de lui, cherchant l’inspiration. Cette inspiration tant souhaitée lui vint rapidement - bien que sans doute influencée par ses gènes paternels. L’idée n’était pas des plus intelligentes. Il prit une des billes et la lança contre la petite fenêtre : elle rebondit sur la vitre, provoquant un léger tintement, avant de retomber en faisant quelques bonds sur le sol. Mais le son n’était pas assez fort pour être entendu de l’extérieur. Il prit alors une autre bille et répéta son geste, cette fois-ci en y mettant toute sa force. L’effet fut proportionnel à la force utilisée : la petite bille rebondit à nouveau, mais cette fois, elle se rompit en touchant le sol (sans doute à cause d’une microscopique brèche présente sur la bille).
Alexis resta paralysé un moment, honteux d’avoir cassé quelque chose qui en réalité ne lui appartenait pas. Mais ce sentiment disparut rapidement quand il mit la main dans la poche de son pantalon et qu’il sentit toutes les billes qu’il lui restait encore.