– Certainement pas un agent de la Vallée, dit Ryan d’une voix tonitruante.
– Monsieur … commença à dire l’agent, visiblement sidéré.
– Ça va, Lester, dit un policier chauve au torse puissant qui arriva derrière lui. Tu ne sais pas qui c’est ? C’est le célèbre inspecteur Ryan Hernandez du Poste Central. Tu peux le laisser entrer, mais assure-toi de lui demander son autographe avant qu’il ne parte.
– Sergent Costabile, je présume ? demanda Ryan en levant les sourcils.
– C’est ça, dit Costabile avec un sourire moqueur. À quoi devons-nous l’honneur de votre présence, inspecteur ? Vous voulez montrer à votre jolie amie aux longues jambes comment vit l’autre moitié des habitants de la Vallée ?
– Ma ‘jolie amie aux longues jambes’ est en fait la profileuse criminelle Jessie Hunt. Vous savez, c’est elle qui attrape les tueurs en série presque aussi souvent que vous les maladies vénériennes.
Il y eut un long silence gêné pendant lequel Jessie pensa que Costabile allait tout simplement sortir son arme et abattre Ryan. Le sourire mauvais du policier disparut et fut remplacé par un air renfrogné mauvais. Au bout de ce qui sembla être une éternité, le sergent laissa échapper un gros rire bruyant et sans joie.
– J’imagine que je méritais ça, dit-il en jetant un coup d’œil à Jessie sans avoir l’air assagi, ne serait-ce qu’un peu. Je n’aurais pas dû avoir l’impolitesse de vous dédaigner, Mme Hunt. Votre réputation vous précède. Je ne peux qu’imaginer quelle loterie policière nous permet de bénéficier de votre génie singulier ce soir. Qu’est-ce qui vous emmène ici, si je puis demander ?
Jessie avait terriblement envie de répondre à la moquerie de cet homme avec quelques réflexions bien trouvées de son cru, mais elle ne voulait pas déranger le plan que Ryan semblait avoir prévu quel qu’il soit, donc, elle réprima son dédain.
– Je crains de ne pouvoir le dévoiler franchement, dit-elle d’un air désolé, mais je vais laisser l’inspecteur Hernandez vous révéler ce qu’il pourra.
– Merci, Mme Hunt, dit Ryan en jouant aisément le jeu de Jessie. Nous étions en train de conclure une interrogation aux alentours, puis on nous a avertis de l’existence de cette affaire. Elle semblait ressembler à une autre affaire sur laquelle nous enquêtons et nous avons pensé que nous devrions nous y intéresser en priorité.
– Vous pensez que c’est lié à une affaire sur laquelle vous travaillez ? demanda Costabile d’un air incrédule.
– C’est possible, dit Ryan. Pour tirer des conclusions sérieuses, nous devons examiner le corps. Bien sûr, nous ne voulons pas vexer les policiers déjà assignés. De qui s’agit-il ?
Costabile regarda fixement Ryan en remarquant son ton provocateur. Il était clair que Ryan savait qu’il n’y avait encore aucun policier sur la scène de crime. Costabile sembla se demander s’il fallait qu’il réponde sérieusement à la question manifeste de Ryan ou à la question sous-jacente qui demandait ce qui se passait exactement ici.
– L’inspecteur Strode devrait arriver bientôt, dit-il finalement d’un ton d’une politesse troublante. Cela dit, nous étions en train de préparer le corps pour examen chez le médecin légiste. Tout a l’air très simple. Nous ne voulions pas utiliser les ressources de la section sans que ce soit nécessaire.
– Bien sûr, bien sûr. Je comprends, répondit Ryan en utilisant la même politesse officielle mais non sincère que Costabile. Toutefois, nous devrions peut-être jeter un coup d’œil ici pour ne pas compromettre la scène. Il s’agit donc bien d’une adolescente poignardée dans son propre lit … combien de fois ?
Costabile rougit et sembla déployer des efforts immenses pour garder son calme.
– Neuf … d’après ce que nous savons.
– Neuf fois ? répéta Ryan. Cela me paraît beaucoup. Ça ne vous semble pas beaucoup, Mme Hunt ?
– Oui, ça paraît beaucoup, convint Jessie.
– Oui, beaucoup, ajouta Ryan avec emphase. Donc, nous devrions peut-être mettre les points sur les i avant d’enfouir la jeune fille dans un sac en plastique et de la faire voyager dans les rues pleines de nids de poule de la Vallée. Vous savez, juste par souci de minutie.
Il sourit gentiment comme s’il avait seulement parlé du temps qu’il faisait. Costabile ne lui rendit pas son sourire.
– Est-ce que vous prenez le contrôle de cette enquête, inspecteur ? demanda impassiblement le sergent sans réagir sur la moquerie des nids de poule.
– Pas à ce stade, Sergent. Comme je l’ai dit, nous voulons juste voir si ce meurtre correspond à notre autre enquête. Vous n’allez pas nous refuser l’accès au corps, n’est-ce pas ?
Cette question mena à un autre silence gênant. Jessie regarda un autre policier du nom de Webb arriver de l’intérieur de l’appartement et se placer juste derrière Costabile. Il tenait la main droite désagréablement près de l’étui de son arme. Quand Jessie jeta un coup d’œil derrière elle, elle vit que l’agent Lester avait maintenant franchi le cordon de la police et se tenait derrière eux en prenant la même posture avec la main dans la même position.
Costabile baissa le regard vers ses chaussures et ne bougea plus pendant plusieurs secondes. Ryan regardait fixement le haut de la tête de l’homme sans cligner des yeux. Jessie craignait de respirer. Finalement, Costabile leva le regard. Sur son front, une veine était gonflée. Ses yeux à moitié fermés luisaient de colère. Sans se presser, il les ouvrit complètement et son corps sembla se détendre légèrement.
– Entrez, dit-il en agitant la main en un geste exagérément accueillant.
Ryan avança et Jessie le suivit. Quand elle entra dans l’appartement, elle se rappela qu’elle avait le droit de recommencer à respirer.
CHAPITRE CINQ
C’était difficile de rester concentré.
Avec toute la testostérone qu’il y avait dans l’appartement, Jessie craignait encore un peu qu’une fusillade ne se déclenche à tout moment.
Elle traversa l’endroit en essayant d’oublier l’animosité qui couvait sous la surface. Elle avait besoin d’avoir les idées claires, maintenant. Le médecin légiste allait sans doute se concentrer sur l’état du corps et les techniciens de la scène de crime allaient chercher des éclaboussures de sang ou des empreintes digitales, mais elle devait être consciente de tout ce qui contribuait à la dimension psychologique de la victime. Même le plus petit détail pouvait mener au tueur.
L’appartement était assez générique. D’après le décor, on voyait que les deux résidents étaient des femmes, même si l’on n’avait pas précisé le sexe de la colocataire de la victime. L’une d’elles était visiblement beaucoup plus conservatrice que l’autre. Les tableaux affichés sur les murs étaient un mélange déroutant d’aquarelles, d’iconographie religieuse, de reproductions de Gustav Klimt et de photos provocantes de Mapplethorpe.
En parcourant le hall, Jessie eut clairement l’impression que la colocataire la plus outrancière était aussi celle qui avait le plus d’argent. Son style paraissait beaucoup plus dominant. Quand ils passèrent devant la petite chambre, Jessie jeta un coup d’œil à l’intérieur et vit une croix sur le mur au-dessus de la commode.
Donc, c’est celle qui pouvait se permettre de louer la grande chambre qui est morte.
Sans surprise, ils se rendirent à la grande chambre au bout du hall et Jessie y entendit des voix.
– Vous êtes prête, madame la profileuse criminelle ? demanda Costabile avec dérision.
– Elle a … commença à dire Ryan, mais elle le coupa.
– Je suis prête, répondit-elle.
Elle n’avait pas besoin que Ryan défende ses mérites professionnels et elle ne voulait vraiment pas subir un autre échange de testostérone pendant qu’elle essayait de se concentrer. Ignorant les hostilités qui se déroulaient derrière elle, elle inspira profondément et entra dans la chambre.
Avant même de regarder le corps, elle prit le temps d’inspecter la pièce. Il y avait d’autres décorations outrancières sur les murs et une lampe en boule disco à côté du lit. Dans le coin, une chaise était renversée sur le côté et des magazines étaient éparpillés au sol, ce qui suggérait qu’il y avait eu une lutte. Le bureau était presque vide, mais on voyait un rectangle propre entouré par une couche de poussière, ce qui indiquait à coup sûr qu’il y avait récemment eu un ordinateur portable à cet endroit.
– La télévision est encore là, remarqua Ryan, et la console de jeux vidéo aussi. Ça semble bizarre qu’un voleur laisse tout ça.
– Par contre, l’ordinateur portable a disparu, remarqua Jessie. Est-ce qu’on a trouvé un téléphone portable ?
– Pas encore, dit l’agent Webb.
– Avez-vous demandé son numéro à la colocataire pour qu’on puisse retrouver le téléphone ? demanda-t-elle en essayant de ne pas montrer son impatience.
– La colocataire a été un peu hystérique, dit Costabile. Nous avons eu du mal à obtenir autre chose que son nom, Elizabeth Polacnyk. Les urgentistes l’ont emmenée dans l’ambulance dehors. Ils allaient la mettre sous sédatifs.
– OK, dit Jessie, mais ne la laissez pas partir avant que nous ayons pu lui parler.
Costabile avait encore l’air en colère, mais il adressa un hochement de tête à l’agent Lester, qui était encore près de la porte d’entrée, pour qu’il transmette l’ordre. Quand il le fit, Jessie concentra finalement son attention sur la jeune fille qui était allongée sur le lit. Elle était déjà dans la housse mortuaire, mais cette dernière n’avait pas été refermée. Quand Jessie constata ce fait, elle fut furieuse.
– Est-ce que quelqu’un a pris des photos avant que son corps ait été dérangé ? demanda Ryan, posant à voix haute la question que Jessie avait en tête.
Un technicien de la scène de crime leva une main.
– J’ai réussi à prendre quelques photos juste avant qu’on la mette dans la housse, dit-il.
Le médecin légiste adjoint assigné à l’affaire avança.
– Bonjour. Je m’appelle Maggie Caldwell. Nous avons essayé de retarder l’emballage, dit-elle d’un air désolé, mais on nous a ordonné de le faire tout de suite.
L’accusation resta dans l’air ambiant, non formulée.
– Comme je l’ai dit, dit Costabile de manière défensive, cette affaire paraissait toute simple et nous ne voulions pas gaspiller de ressources.
Jessie répondit en essayant de garder une voix calme.
– Je suis sûre que vous avez des décennies d’expérience sur ce travail, sergent, dit-elle, mais avez-vous l’habitude d’ordonner de déranger une scène de meurtre avant que les policiers n’arrivent, quelles que soient les ressources requises ?
– Le Bureau de la Vallée n’est pas aussi riche que vous, dans le centre-ville, aboya-t-il. Nous n’avons pas le luxe de pouvoir nous attarder tendrement sur tous les cadavres de fugueurs que nous trouvons.
À mesure que la colère de Jessie montait, elle se rendit compte qu’elle s’exprimait de plus en plus calmement et de plus en plus lentement.
– Je ne savais pas que, dans cette partie de la ville, les procédures de police accordaient maintenant plus d’importance aux économies budgétaires qu’à la résolution des crimes. J’aimerais vraiment voir où se trouve cette ligne dans les nouveaux règlements. De plus, je n’avais pas compris que les meurtres de fugueuses adolescentes ne méritaient pas une enquête. Ai-je raté la bonne journée de cours à l’école de la Police de Los Angeles ?
– Est-ce que vous remettez en question mon professionnalisme ? demanda Costabile en avançant d’un pas vers elle.
– Je ne fais que poser des questions, sergent, répondit-elle sans reculer. Si votre conscience vous suggère quelque chose d’autre, c’est à vous d’y réfléchir. Je voudrais souligner que, si cette fille est une adolescente fugueuse, elle se débrouille très bien. Il est clair qu’elle a un travail bien rémunéré qui lui permet de vivre dans un appartement de bonne taille, d’acheter des œuvres d’art et, d’après ses ongles et ses cheveux, de dépenser beaucoup d’argent dans des salons de coiffure. Êtes-vous sûr de ne pas tirer des conclusions trop rapides sur son passé ?
Costabile sembla ne pas savoir à quelle question répondre en premier. Quand il eut passé un moment à souffler d’un air agacé, il répondit.
– La fille a été trouvée dans un uniforme de pom-pom girl avec la jupe baissée. Pour moi, c’est très vulgaire. À mon avis, c’est une professionnelle.
– Et si la jupe avait été baissée par son assaillant ? se demanda Jessie à voix haute. Votre policier a dit qu’elle avait dix-sept ans. Et si elle avait été une pom-pom girl dans son lycée ? Ou alors une actrice en costume ? Sommes-nous certains qu’elle soit une vulgaire prostituée ? Vous semblez tirer beaucoup de conclusions pour un professionnel expérimenté des services de police, sergent.
Costabile fit un autre pas en avant. Il était maintenant face à elle. Jessie craignait que Ryan ne tente d’intervenir, mais il restait à l’arrière. Elle soupçonna qu’il savait ce qu’elle faisait. Costabile lui parla à voix basse.
– Donc, vous allez venir ici avec votre copain hipster et chic pour me dire que je fais mal mon travail ? On en est là, maintenant ?
Sa voix était presque un grognement, mais Jessie l’ignora.
– Si ça vous correspond, à vous de voir, chuchota-t-elle. De plus, si vous pensez que vous pouvez m’intimider avec vos nichons masculins et votre haleine à l’ail, vous vous trompez. J’ai fréquenté des mecs qui gardaient des parties de corps humain en souvenir, donc, vos tactiques de harcèlement de bas étage ne m’impressionnent pas. Maintenant, écartez-vous de moi.
Costabile gonfla les narines. Le vaisseau sanguin qu’il avait au front semblait être sur le point d’éclater. Jessie le regarda de près. Une partie d’elle-même voulait lui envoyer un coup de genou à l’entrejambe, mais son versant analytique était encore en train de le tester afin de déterminer exactement ce qui se passait ici et pourquoi la procédure n’avait pas été suivie. Il y avait quelque chose de très bizarre. S’il s’énervait assez, ce gars révélerait peut-être quelque chose par inadvertance.
Ils se toisèrent furieusement l’un l’autre. Costabile était accroupi et avait du mal à respirer ; Jessie était silencieuse et tendue. Si rester comme ça toute la nuit pouvait briser son adversaire, elle le ferait volontiers. Au bout de cinq secondes sinon plus, il expira intentionnellement sur Jessie, afficha un sourire forcé et recula d’un pas.
– Je dois dire, Mme Hunt, que vous êtes encore plus salope qu’on le dit.
– Comment s’appelle-t-elle ? demanda Jessie presque avant qu’il ait pu terminer son insulte.
– Quoi ? dit-il, interloqué par la vitesse de sa réaction.
– La fille, insista-t-elle en désignant le lit d’un hochement de tête. Connaissez-vous même son nom ?
– Elle s’appelle Michaela Penn, dit l’agent Lester pour sauver son supérieur d’un embarras potentiel. Nous sommes encore à la recherche d’informations, mais on dirait qu’elle allait à un lycée local de filles catholiques. Elle est devenue une mineure émancipée il y a presque deux ans de cela et elle a eu son bac en avance. Elle était serveuse à temps partiel chez Jerry’s Deli à Studio City.
– Merci, monsieur l’agent, dit Jessie avant d’ajouter une pique de plus pour le sergent Costabile. Ça a l’air vraiment vulgaire.
Elle se retourna et regarda vraiment Michaela de près pour la première fois depuis qu’elle était entrée dans la pièce. La première chose qu’elle remarqua immédiatement fut que cette fille avait vraiment l’air jeune. Même si elle avait dix-sept ans, avec ses cheveux foncés courts et sa peau pâle maintenant bleuâtre, elle semblait plutôt avoir quinze ans.