Riley savait que son avocat avait fait des pieds et des mains pour que son client n’assiste pas à son procès dans une combinaison orange. Du coup, Mullins ne ressemblait pas à un criminel, il était apprêté, éloquent et avait l’air innocent. Cela semblait fonctionner. Riley sentait que le jury n’était pas convaincu de sa culpabilité.
Voilà pourquoi le témoignage de Crivaro était crucial. S’il y avait bien une personne qui pouvait convaincre le jury que Mullins n’était pas l’homme incompris qu’il prétendait être, c’était bien lui.
En attendant le retour du juge et des avocats, Riley se demanda s’il aurait vraiment l’occasion de témoigner.
Elle ressentit un violent frisson lorsque Mullins la regarda droit dans les yeux, un sourire suffisant s’affichant sur ses traits juvéniles. Puis elle l’observa se tourner vers Crivaro avec la même expression. Ce dernier serra les lèvres et un court instant, Riley eut peur que son partenaire ne traverse la salle pour se jeter sur Mullins.
Ne fais pas ça, pensa-t-elle.
Elle vit Crivaro se détourner et elle comprit qu’il avait du mal à maîtriser sa colère.
Riley espérait seulement pouvoir contenir sa propre rage face à cette expression satisfaite.
Il y avait au moins quelques personnes dans cette salle qui connaissaient la vraie nature de Larry Mullins et qui savaient que c’était un monstre dans l’âme. Riley et Crivaro en faisaient partie. Les autres étaient les parents des deux victimes. Ils étaient assis ensemble et semblaient très inquiets. Ils avaient l’espoir commun de voir Mullins condamné à perpétuité sans remise de peine, ou même à la peine de mort.
Assurément, se dit-elle, le dossier était assez solide pour une condamnation. Elle refit le point dans sa tête.
Larry Mullins exerçait en tant que nounou, ou « nounours », comme il préférait se faire appeler, lorsqu’il fut arrêté pour le meurtre d’Ian Harter, un jeune garçon sous sa garde. Riley et Crivaro avaient été envoyés pour enquêter sur la mort d’Ian. Ils avaient rapidement découvert qu’un autre enfant gardé par Mullins, Nathan Betts, était mort dans les mêmes circonstances dans une autre ville. Les deux garçons étaient morts étouffés, sans aucun doute assassinés.
Mullins avait plaidé non coupable aux deux accusations de meurtre, admettant seulement avoir laissé les deux garçons seuls au moment de leur mort et présentant un semblant de regrets pour sa négligence.
Riley n’avait pas cru une seule seconde que ces deux décès sous la garde de Mullins étaient des coïncidences et encore moins qu’un autre meurtrier inconnu soit encore en cavale. Mais prouver la culpabilité de Mullins sans laisser place au moindre doute était tout autre chose.
Dès le début, le procureur général, Paxton Murawski, avait averti Riley et Crivaro de la difficulté du dossier. Malgré leurs efforts, les agents et la police n’avaient découvert aucune preuve indiquant que Mullins était seul avec les enfants au moment de leur mort.
– Nous devons être prudents, ou ce bâtard va s’en sortir, avait dit Murawski à Riley et Crivaro.
Ni l’une ni l’autre n’avaient vraiment compris ce qu’entendait Murawski par « prudents ». Mais elle avait eu connaissance de tentatives de négociations en coulisses entre l’accusation et la défense. Elle suspectait que la salle allait bientôt en connaître le résultat.
Va-t-il être libéré finalement ? se demanda-t-elle.
Elle frissonna à cette éventualité, et en se rappelant le moment où Crivaro et elle avaient mis Mullins en état d’arrestation.
Lorsque Riley lui avait passé les menottes et lu ses droits, il avait tourné la tête et lui avait adressé un sourire diabolique. L’expression de son visage était en elle-même une confession.
– Bonne chance, avait-il dit, sachant pertinemment qu’il serait difficile de le faire condamner.
Riley serra les dents au souvenir de ces paroles.
Bonne chance !
Elle ne se souvenait pas avoir déjà été aussi furieuse qu’en cet instant. Elle avait eu tellement envie de tuer Mullins que sa main s’était approchée de son arme. Mais Crivaro lui avait mis la main sur l'épaule et lancé un regard d’avertissement, elle avait donc terminé l’arrestation dans les règles.
À présent, Riley se demandait si Larry Mullins serait encore en vie sans l’intervention de Crivaro. Évidemment, elle aurait été accusée de meurtre et aurait pu finir sa vie en prison. Mais cela aurait au moins permis de débarrasser le monde de cet être ignoble.
Riley regrettait presque de ne pas lui avoir tiré dessus.
Au vu de l’expression rageuse de Crivaro, elle devina que ce sentiment était partagé.
L’huissier réapparut et invita Mullins à les rejoindre dans le bureau du juge. Toujours entouré de gardes, l’accusé se leva et le suivit hors de la salle d’audience.
Le cœur de Riley se serra.
Ça ne présage rien de bon, pensa-t-elle.
De longues minutes s’écoulèrent avant le retour de l’huissier qui demanda à l’assemblée de se lever. Le juge Redstone entra, suivi des avocats et de Mullins.
– Les avocats de la défense et le procureur ont conclu un arrangement, annonça-t-il. Si l’accusé accepte de plaider coupable aux deux accusations de meurtre sans préméditation, ce procès ne sera plus nécessaire et l’accusé sera condamné à la peine correspondant à ces accusations.
Riley haleta, comme beaucoup d’autres dans la salle.
Meurtre sans préméditation ?
Cette simple idée n’avait aucun sens pour elle.
Les yeux tournés vers Mullins, le juge demanda :
– Larry Mullins, plaidez-vous ainsi ?
– Oui, Votre Honneur, dit Mullins.
– Très bien ! dit le juge Redstone. Larry Mullins, vous êtes par la présente condamné à deux peines de trente ans de prison, à effectuer simultanément, avec possibilité de libération conditionnelle dans quinze ans.
Simultanément ? Possibilité de libération conditionnelle ?
Riley dut réfréner son impulsion de se lever et crier. Non, c’est impossible.
Elle savait que ça ne changerait rien, elle ravala donc ses mots et resta assise. Elle ne put s’empêcher de réfléchir à toute vitesse.
Cet homme a tué deux enfants.
Pourquoi ne comprennent-ils pas cela ?
Le juge remercia le jury et mit fin au procès d’un dernier coup de maillet. La salle était en ébullition tandis que Mullins était escorté vers sa cellule. Lorsque Riley se leva de sa chaise, elle se retrouva au milieu d’une horde de gens énervés et perplexes.
La première chose qu’elle voulut faire était de parler à l’agent Crivaro pour lui demander son avis sur ce qu’il venait de se passer et s’ils pouvaient faire quelque chose. Mais elle n’aperçut son partenaire qu’un bref instant. Rouge de colère, il sortait de la salle d’audience.
Où va-t-il ? se demanda-t-elle.
Elle ne pouvait pas le suivre à travers la foule. À la place, elle réussit à se frayer un chemin jusqu’à la table du procureur, où Paxton Murawski rassemblait ses affaires.
– Que s’est-il passé ? lança-t-elle amèrement.
Le procureur secoua la tête.
– C’était notre meilleure option, dit-il.
– Mais ça n’a aucun sens, dit Riley. Mullins a clamé tout du long son innocence pour les deux meurtres. Il ne parlait que de négligence et maintenant, il plaide coupable aux deux accusations pour meurtre. Il ne peut pas à la fois avoir été négligent et les avoir tués ?
Murawski fusilla Riley du regard.
– Agent Sweeney, vous êtes nouvelle dans ce genre d’affaire, dit-il. Parfois, il faut faire des compromis et parfois, les résultats n’ont pas de sens. Honnêtement, cela s’est mieux terminé que prévu. Nous aurions déjà eu du mal à obtenir une condamnation pour meurtre avec préméditation, alors deux… Cela aurait été impossible, mais la défense savait que Mullins ne pourrait pas sortir indemne du procès. C’est pour cela qu’ils ont proposé un arrangement et nous l’avons accepté. Fin de l’histoire.
– « Fin de l’histoire ? » répéta Riley. Ce n’est pas la fin et vous le savez. Dans quinze ans, Mullins pourra être libéré sur parole. Il sera le même monstre qu’aujourd’hui. Mais il n’aura qu’à faire sa petite tête d’innocent devant la commission des libérations conditionnelles pour être de nouveau dans la nature.
Murawski ferma sa mallette et dit :
– Alors, faites-en sorte que ça n’arrive pas.
Riley n’en croyait pas ses oreilles.
– Mais ça n’arrivera pas avant quinze ans, dit-elle.
Murawski haussa les épaules et ajouta :
– Comme j’ai dit, faites-en sorte que ça n’arrive pas. Croyez-moi, il restera tranquille jusque-là.
Murawski se tourna pour partir, mais il eut un mouvement de recul en voyant un groupe de personnes approcher. Au lieu de se précipiter vers la sortie, il s'esquiva dans une autre direction. Riley comprit vite pourquoi.
Les quatre parents des deux victimes, Donald et Mélanie Betts ainsi que Ross et Darla Harter, se frayaient un chemin vers la table du procureur. En l’absence de Crivaro ou de Murawski et son équipe, Riley se doutait qu’elle ferait les frais de leur indignation.
Mélanie Betts laissait couler des larmes de fureur.
– On vous faisait confiance, dit-elle à Riley. À vous, votre partenaire et à la défense.
– Comment avez-vous pu nous lâcher comme ça ? ajouta Darla Harter.
Riley ouvrit la bouche, mais elle ne savait pas quoi dire.
Ironiquement, son premier instinct était de répéter à peu près les paroles de Murawski, qu'ils n’auraient pas réussi à avoir deux condamnations pour meurtre avec préméditation, que cet arrangement était mieux qu’il n’y paraissait et que Larry Mullins allait être en prison un long moment.
Mais ces mots n’arrivaient pas à sortir.
Elle déclara simplement :
– Je suis désolée.
– Vous êtes désolée ? demanda Donald Betts incrédule.
– C’est tout ce que vous avez à dire ?
Riley était abasourdie.
Je dois dire quelque chose, pensa-t-elle.
Mais quoi ?
Puis elle se souvint des paroles de Murawski quelques instants plus tôt à propos de la libération de Mullins.
« Faites-en sorte que ça n’arrive pas. »
Riley déglutit. Puis elle parla d’une voix pleine de conviction qui la surprit elle-même.
– Il ne sera pas libéré, dit-elle. Il purgera toute sa peine, les trente ans, s'il vit assez longtemps.
Mélanie Betts l’observa d’un air perplexe.
– Comment le savez-vous ? demanda-t-elle.
– Car je vais personnellement m’en assurer, dit Riley, la gorge serrée par l’émotion. Je ne le laisserai pas sortir en liberté conditionnelle.
Elle s'arrêta et réfléchit intensément aux mots qu’elle s'apprêtait à prononcer.
Puis elle dit :
– Je vous le promets.
Les quatre parents la fixèrent un moment. Riley se demanda s’ils arriveraient à la croire, surtout après ce qu’il venait de se passer durant l’audience. Elle ne leur avait rien promis jusqu’à maintenant, pas même que Mullins serait sévèrement puni par la loi. Elle n’était pas si bête.
Mais maintenant que c’était dit, elle se rendit compte qu’elle y croyait.
Elle ne savait pas ce que tenir sa promesse lui coûterait, mais elle la tiendrait.
Au bout d’un moment, Donald Betts acquiesça. Tout en guidant sa femme et l’autre couple vers la sortie, il regarda Riley et articula en silence.
– Merci
Riley acquiesça en retour.
La salle d’audience était beaucoup moins encombrée à présent, Riley put donc se diriger vers le couloir. Des journalistes entouraient Murawski ainsi que les avocats de Mullins et les assommaient de questions. Riley était soulagée que les journalistes ne la remarquent pas.
En regardant autour d’elle, elle se demanda où était passé son coéquipier. Elle ne l’avait vu nulle part dans le bâtiment et il n’y avait aucune trace de lui devant le tribunal.
Où peut-il bien être ? se demanda-t-elle.
Elle marcha jusqu’au parking où ils avaient garé le véhicule du DSC. Elle avait son propre jeu de clés, elle put donc ouvrir la portière, s'installer au volant et attendre.
Il va sûrement bientôt revenir, pensa-t-elle.
De longues minutes passèrent et elle commença à s’interroger.
Elle savait que Jake avait très mal pris le verdict.
Il ne veut peut-être pas m’affronter, pensa-t-elle.
Elle essaya de l’appeler, mais il ne répondit pas. Elle ne voulait pas alerter le DSC de la disparition de son partenaire. Crivaro reviendrait lorsqu’il sera prêt. Riley resta assise à attendre pendant une heure avant de se décider à partir. Elle quitta le parking et prit seule la route de retour pour Quantico.
CHAPITRE DEUX
Julian Banfield avait l’impression de se réveiller d’un terrible cauchemar.
Ou de ne pas me réveiller du tout, pensa-t-il.
Il était à peine conscient et toujours désorienté. Son crâne lui faisait un mal de chien.
Il ouvrit les yeux ou s’imagina les avoir ouverts puisqu’il était dans le noir complet. En essayant de bouger, il se rendit compte qu’il n’y arrivait pas. Il savait que ce genre de paralysie était un symptôme normal de ses cauchemars, sûrement dû au poids des couvertures au-dessus de lui.
Mais il y a autre chose, réalisa-t-il.
Même si ses membres étaient coincés, il n’était pas allongé.
Respire, se dit-il, comme il le faisait si souvent avec ses patients. Doucement, inspire et expire.
Mais plus il se rendait compte de la situation, moins il arrivait à garder son calme. Il était attaché en position assise, dans l’obscurité totale. Malgré plusieurs respirations profondes, le calme qu’il essayait de s’imposer lui échappait.
Réfléchis, se dit-il. Quelle est la dernière chose dont je me souvienne ?
La mémoire lui revint. Il cherchait Sheila dans son bureau lorsque quelqu'un l’avait attrapé par-derrière et forcé à respirer à travers un morceau de tissu imbibé d’un liquide épais et sucré.
Du chloroforme, se souvint-il, son esprit commençant à céder à la panique.
Puis Julian entendit une voix douce émanant de l’obscurité.
– Bonjour, Dr Banfield.
– Qui est là ? haleta Julian.
– Vous ne reconnaissez pas ma voix ? Ce n’est pas vraiment surprenant. Cela fait bien longtemps. J’étais beaucoup plus jeune. Ma voix a changé.
D’un coup, la lumière s’alluma et Julian fut momentanément aveuglé.
– Voilà, dit la voix. C’est mieux ?
Julian plissa les yeux en essayant de s’adapter à la lumière. Un visage apparut, un homme souriant au visage long et fin.
– Vous devriez me reconnaître maintenant, dit-il
Julian le fixa. La forme de son menton lui paraissait vaguement familière, mais il ne se rappelait rien d’autre. Il ne le reconnaissait pas et en vérité, ce n’était pas sa priorité en cet instant précis. Il commençait seulement à réaliser la situation et de ce qu’il voyait, il était en très, très mauvaise posture.
Son agresseur et lui étaient dans la cave à vin de Julian, entourés d’étagères remplies de centaines de bouteilles de vin. Julian était ligoté ou attaché sur l’une des imposantes chaises qui faisaient partie de la décoration de la pièce.
Un inconnu le fixait en souriant, assis sur une autre chaise.
L’homme tenait un verre et une bouteille à peine entamée.
En se versant du vin, il déclara :
– J’espère que ça ne vous dérange pas. J’ai pris la liberté d’ouvrir une bouteille de vieux Donjon Châteauneuf-du-Pape datant de quelques années. Je suppose que c’était un peu présomptueux de ma part. Après tout, vous le conserviez peut-être pour plus tard. J’ai entendu dire que ce cru était censé se bonifier avec le temps.
Il exposa le verre à la lumière et l’inspecta religieusement.
– J’étais tenté d’ouvrir un Opus One de 1987, mais cela aurait été bien trop pour moi. De plus, je suis très curieux de connaître ce cru.
L’inconnu but une gorgée et la fit tourner dans sa bouche.
– Il est fidèle à sa réputation, dit-il. Des notes de baies de Genièvre, de mûres, de raisins, de noisettes grillées. Un large panel de saveurs osées et riches. Je ne suis pas un expert, mais je dirais que vous en avez eu pour votre argent.