L’Allemand était debout derrière lui, tenant négligemment son pistolet dans la main gauche comme s’il s’agissait d’un simple accessoire.
« Pourquoi ? » demanda Eun-ho, ou tout du moins essaya-t-il, mais tout ce qui réussit à sortir de sa bouche fut un son étouffé pareil à un sifflement.
« Un simple jeune homme », murmura l’Allemand, de cette voix douce, celle qui avait fait croire à tort à Eun-ho qu’il pouvait être hollandais, « mais ce sont souvent les jeunes hommes qui souffrent le plus dans ce genre de situation. »
Eun-ho ne put s’empêcher de sursauter légèrement lorsqu’il sentit le canon du pistolet pressé contre sa tempe. Il ferma de nouveau les yeux. La brise était fraîche, mais le soleil matinal venait agréablement caresser son visage.
CHAPITRE UN
Zéro était allongé à plat ventre sur une congère, espérant être à la fois suffisamment au ras du sol et suffisamment éloigné du chalet pour ne pas être visible tandis, que le soleil se couchait sur la prairie. Il maudit son manque de prévoyance – il aurait dû porter du blanc ; sa veste synthétique doublée de molleton était beige, une couleur assez proche en théorie, mais se détachant sans aucun doute sur le blanc pur de la neige. La cagoule qui lui recouvrait le visage était quant à elle noire car, eh bien, il était difficile d’en trouver une qui ne le soit pas, surtout dans des délais aussi brefs.
Il porta une nouvelle fois les jumelles à ses yeux et scruta le chalet au loin. Toujours aucun mouvement. Pourtant, il savait qu’il se trouvait au bon endroit ; la question était de savoir si oui ou non la cible se trouvait actuellement à l’intérieur.
Zéro aurait aimé être mieux équipé. Il n’avait qu’une vague idée de ce qui l’attendait et tout cela ne lui disait rien de bon. Il portait ses vêtements pour temps froid. Il avait les jumelles. Il avait une arme, un petit Walther PPK argenté avec un canon trois pouces trois et une capacité de six coups. Beaucoup croyaient que la série PP signifiait « pistolet de poche » car ces armes se dissimulaient facilement mais, en réalité, ces initiales correspondaient à Polizeipistole – littéralement, « pistolet de police » – ce qui était rendu d’autant plus amusant qu’il était actuellement dissimulé dans la poche droite de sa veste.
Zéro n’avait ni radio, ni détecteur de mouvements, ni dispositif d’écoute, pas même un téléphone. La CIA pourrait le localiser grâce à son téléphone… ou, bien plus dangereux encore, sa fille Maya pourrait le localiser avec son téléphone. Elle n’avait pas cru une seule seconde qu’il se rendait chez un neurologue en Californie pour la blessure qu’il avait subie à la main quelques années auparavant. Comme d’habitude, elle avait raison.
Zéro ne se trouvait pas en Californie. Il ne se trouvait même pas aux États-Unis. Au lieu de cela, il était allongé à moitié enseveli sous un amas de neige dans un coin reculé du Nord-Est de la province Saskatchewan, au Canada. Parce qu’il ne pouvait compter que sur l’utilisation de cartes papier et de stylos, il n’avait qu’une vague idée de l’endroit où il se trouvait. Le paysage qui l’entourait ne se résumait qu’à une vaste bande de prairie qui s’étalait à perte de vue, seulement entachée par la neige que des bourrasques avaient arrangée çà et là en congères et par de rares arbres décharnés.
Et bien sûr, il y avait le chalet.
Il se trouvait à environ cinq cents mètres de lui, une modeste construction modulaire de plain-pied qui ne semblait ni ancienne ni moderne. Il avait à peu près la taille et la forme d’un semi-remorque (sur lequel, supposait Zéro, on l’avait transporté jusqu’ici) et avait été déposé sans plus de cérémonie sur une fondation en parpaings, dont certains s’étaient affaissés sous son poids, le faisant pencher légèrement d’environ trois degrés.
Sur le côté est du chalet, Zéro pouvait apercevoir une citerne en acier inoxydable, certainement destinée à collecter la neige fondue et les eaux souterraines. Même à cette distance, il pouvait entendre le faible ronronnement du générateur diesel et n’arrivait pourtant pas à l’apercevoir d’où il était. On distinguait par ailleurs, très clairement, deux panneaux solaires sur le toit. Le chalet était petit, auto-suffisant et presque complètement introuvable.
Enfin, presque, sinon, il ne l’aurait jamais trouvé.
Après ce qui lui parut des heures, le soleil se coucha finalement derrière l’horizon, obscurcissant suffisamment la plaine pour que Zéro puisse sortir de sa tanière. Il en était reconnaissant car, avec la tombée de la nuit, la température avait chuté et le froid était mordant malgré les précautions qu’il avait prises pour s’en prémunir. La partie nord du Saskatchewan était tout sauf clémente au mois de février.
Avant de se diriger prudemment vers le chalet, il procéda à une rapide vérification mentale. C’était un exercice qu’il avait commencé à pratiquer quotidiennement, puis presque toutes les heures, et ce rituel, devenu comme une seconde nature, lui permettait de s’assurer que sa mémoire ne commençait pas à lui faire défaut ou à se détériorer. Tout d’abord, il pensait à ses filles, Maya et Sara, qui avaient respectivement dix-huit et seize ans. Il visualisait leur nom, leur visage, leur âge, le son de leur rire. Ensuite, il pensait à Maria Johansson, ses cheveux blonds lui descendant en cascade le long du dos et ses yeux d’une teinte gris ardoise qui, d’une certaine façon, réussissaient à paraître vifs et froids en même temps. Pour finir, il pensait à Kate, sa femme.
« Kate. » En fait, il avait murmuré son nom à voix haute, plus comme un mantra qu’autre chose, comme un Amen ponctuant une brève prière ; son nom avait été la première chose qu’il avait oublié lorsque les défaillances latentes de sa mémoire avaient commencé à se manifester. Il revoyait son visage, son odeur, son rire et le petit sifflement qu’elle émettait lorsqu’elle fulminait. Il se souvenait qu’elle avait été assassinée par un ancien agent de la CIA nommé John Watson, un homme que Zéro avait, par le passé, considéré comme étant son ami. Un homme qui s’était enfui et dont on avait perdu toute trace depuis que Zéro avait décidé de l’épargner.
Alors, il avança doucement et prudemment en direction du chalet, sur la pointe des pieds et balançant son poids à chacun de ses pas. Il ne pouvait pas faire grand-chose pour les traces qu’il laissait dans la neige mais, au moins, il pouvait essayer d’éviter le crissement à chacun de ses pas.
Son rituel, sa « vérification mentale » comme il l’appelait, était un peu plus important que de s’assurer qu’il n’avait pas de simples trous de mémoire. Huit semaines auparavant, il avait consulté un neurologue suisse, le D. Guyer, le même homme qui lui avait auparavant implanté le suppresseur de mémoire, et qui lui avait annoncé de funestes nouvelles. Il l’avait informé que sa mémoire continuerait de se dégrader à un rythme inconnu jusqu’à disparaître complètement et les dommages infligés à son système limbique finiraient, selon toute vraisemblance, par le tuer.
Tout cela était en grande partie la raison pour laquelle il surveillait un chalet dans un coin isolé du Saskatchewan en pleine nuit et au beau milieu de l’hiver. Il avait besoin de tout reprendre depuis le début et de trouver quelqu’un qui pourrait lui fournir des réponses. Du moins, il l’espérait.
Il s’arrêta à une cinquantaine de mètres de l’habitation, posa un genou à terre et demeura ainsi pendant plusieurs minutes dans un silence complet en observant ce qui se passait. De là où il se trouvait, Zéro n’aperçut aucune lumière dans le chalet. Peut-être pour économiser de l’énergie ? Ou bien, les fenêtres étaient-elles recouvertes de planches en bois ? Ou peut-être n’y avait-il personne dans la maison. Toutefois, il pouvait entendre le ronronnement du générateur Diesel un peu plus nettement à présent. S’il n’y avait vraiment personne à l’intérieur, pourquoi était-il en marche ?
Zéro se hissa sur la pointe des pieds et reprit sa marche. Même de nuit, il pouvait voir la façade extérieure du chalet et ne remarqua ni caméra, ni détecteur, ni tourelles automatiques armées qui le déchireraient en lambeaux à la seconde même où il entrerait dans leur champ de vision. Aussi ridicule que cela puisse paraître, connaissant sa cible, ses craintes étaient bel et bien justifiées.
Il réalisa alors que sa main s’était automatiquement glissée dans la poche de sa veste et avait agrippé son PPK. Il le relâcha. Il n’aurait pas besoin de son arme, pas ici. Il ne l’avait apportée que par simple mesure de précaution. Cependant, tandis que Zéro atteignait la porte d’entrée du chalet, il était vaguement conscient que sa minutieuse planification s’arrêtait là. Il avait imaginé ce scénario des centaines de fois, notamment durant les dernières heures qu’il avait passées allongé sur la congère et, pourtant, il n’avait aucun moyen de savoir avec certitude ce qui l’attendait derrière cette porte. S’il s’était agi d’un assaut, les choses auraient été bien plus simples ; généralement, il surgissait à l’intérieur, arme au poing et prêt à affronter n’importe quelle situation. Il tirait en premier et posait des questions ensuite.
Cette fois-ci, cependant, il tourna simplement la poignée de la porte. Elle s’ouvrit facilement, car elle n’était pas fermée à clef. Il poussa la porte et enjamba le seuil prudemment. Comme il l’avait soupçonné depuis l’extérieur, la cabane était entièrement plongée dans le noir. Pourtant, le générateur vrombissait quelque part derrière lui.
C’est un piège.
Son cerveau eût à peine le temps d’enregistrer le message qu’il avait déjà fait un autre pas à l’intérieur. Une dalle sous son poids s’enfonça légèrement, pas plus de cinq ou six millimètres.
Une plaque de pression.
Zéro se figea.
« Je ne relèverais pas ce pied si j’étais toi. » La voix lui était familière et pourtant lui semblait venir de toute part, comme si elle provenait d’un microphone multi-directionnel. « Lève les mains, s’il te plaît. »
Zéro fit ce que la voix lui ordonnait. « Je ne suis pas armé », dit-il d’une voix rendue serrée et rauque pour avoir passé des heures de silence dans le froid dehors.
« Si, tu l’es », le contredit simplement l’ingénieur. « Tu viens de passer environ quatre heures, allongé derrière une congère. Des caméras dissimulées dans deux des arbres étaient braquées sur toi. Le gros rocher que tu as dépassé il y a une centaine de mètres était en réalité un scanner corporel. Tu as un pistolet caché dans la poche droite de ta veste. Garde les mains levées et les piedsàterre. »
Une lumière s’alluma et une LED blanche aveugla Zéro. Derrière celle-ci, une silhouette provenant d’une petite pièce arrière apparut.
« Bixby », prononça Zéro.
La silhouette se figea.
Lentement, Zéro porta les mains à sa tête et fit ce qu’il aurait dû faire avant même d’entrer dans le chalet. Il saisit le tissu de sa cagoule et la retira. Ses cheveux étaient emmêlés et des mèches égarées étaient collées sur son front par la sueur.
« Oh », s’exclama Bixby. La déception dans sa voix était palpable. « Je ne pensais pas qu’ils t’enverraient, toi, mais je suppose que j’aurais dû m’en douter.
– Ce n’est pas le cas », insista Zéro calmement, les deux mains levées au niveau de ses oreilles. « Je te jure que ce n’est pas le cas. Personne ne m’a envoyé ici. Je suis venu ici de mon propre chef et je suis seul. »
Bixby fit un pas en avant, en veillant à rester suffisamment à distance pour ne pas se faire attraper mais suffisamment proche pour que Zéro puisse le voir, à la limite du halo lumineux émis par la LED. La dernière fois que Zéro avait vu l’ingénieur et inventeur excentrique de la CIA, Bixby portait alors une chemise en soie douce violette sous un gilet noir à trois boutons. Il arborait toujours ses lunettes de marque à monture d’écaille mais ne portait qu’un simple tee-shirt en flanelle et un jean. Il ne s’était pas rasé depuis plusieurs jours et sa barbe grise naissante allait de pair avec la couleur poivre et sel de ses cheveux qui semblaient avoir été peignés à la hâte, plus par habitude et hygiène que par souci du résultat.
Il avait des poches sous les yeux et sa peau était un peu jaunâtre. Zéro n’avait pas de mal à imaginer que Bixby n’avait pas dû beaucoup dormir ces deux derniers mois alors qu’il tentait d’échapper à la CIA.
« Comment puis-je être sûr que tu me dis la vérité ? demanda prudemment Bixby.
– Tu as bien dit que tu m’avais scanné non ? Si je suis armé, c’est par simple mesure de précaution. » Lorsqu’il prononça cette excuse à voix haute, il réalisa à quel point elle semblait ridicule, surtout pour un homme qui pensait que Zéro était là pour le tuer. « Je n’ai pas de téléphone. Pas de radio. Pas de traceur GPS. Tu l’aurais vu. »
Bixby haussa légèrement les épaules. « Fais mieux.
– On est amis.
– On l’était.
– On l’est », répliqua catégoriquement Zéro. Il pouvait voir dans les yeux de l’homme plus âgé que celui-ci souhaitait vraiment pouvoir le croire. Combien de fois Bixby l’avait-il préparé en vue d’une opération ? Combien de mauvaises blagues avaient-ils échangées ? La seule pensée que Zéro se trouvait ici pour l’assassiner était risible, du moins pour lui, mais Bixby ne pouvait pas être trop prudent. Pas après ce qu’il avait fait.
Deux mois plus tôt, Zéro et son équipe avaient empêché une bande de mercenaires chinois et leur chef russe de faire exploser un réacteur nucléaire d’une des installations de Calvert Cricks. Bixby les avait aidés en réalisant des modifications sur une machine appelée OMNI, un supercalculateur de la CIA capable d’espionner n’importe quel téléphone portable, tablette, ordinateur, radio ou tout autre dispositif intelligent situé sur le territoire continental des États-Unis. Son existence même était destinée à des situations tout à fait exceptionnelles et son utilisation nécessitait des autorisations émanant des plus hautes instances ; cette machine était hautement immorale, illégale et follement coûteuse.
Les modifications que Bixby avaient apportées à OMNI avaient également causé des dommages irréparables à ce fameux supercalculateur. Non seulement Bixby était le seul à avoir causé de tels dommages, mais il était également le seul à pouvoir les réparer, sauf que celui-ci s’était enfui et avait disparu de la circulation. Les deux hommes qui se trouvaient actuellement dans ce chalet ne doutaient pas un seul instant que, si la CIA posait la main sur Bixby, il n’y aurait pas d’arrestation, pas de procès et pas de peine de prison. Il n’y aurait qu’une balle entre les yeux et une tombe peu profonde, raison pour laquelle Zéro avait pris tant de précautions pour arriver là.
« Comment as-tu réussi à me trouver ? demanda Bixby.
– Est-ce que tu penses que tu pourrais désamorcer ce sur quoi je me trouve avant toute chose ? demanda Zéro en désignant la plaque de pression enfoncée sous son pied. Qu’est-ce que c’est, d’ailleurs ? Une mine ?
– Bien sûr que non, répondit Bixby. Les mines, ça en met partout. Tu sais bien que ce n’est pas mon style.
– Ah. » Une arme sonique selon toute vraisemblance. Si Zéro avait vu juste, soulever son pied de la plaque de pression déclencherait une explosion sonique soigneusement dirigée qui provoquerait instantanément des étourdissements, des nausées et une affreuse migraine, si ce n’était la rupture de ses organes internes.
« Enlève ta veste », ordonna Bixby. « Doucement. Et lance-la-moi. »
Zéro obéit, retirant d’abord ses gants épais, puis tira doucement sur la fermeture éclair du manteau doublé de molleton pour ensuite le faire glisser de ses épaules. Il l’envoya vers Bixby qui l’attrapa par le col. Ce ne fut qu’à ce moment-là que l’ingénieur extirpa une petite télécommande noire de sa poche arrière, appuya sur un simple bouton et lui fit un signe de tête entendu.