« Qu’est-ce que tu prépares ? demanda-t-elle en se penchant par-dessus son épaule pour voir le contenu de la poêle.
– Oh, ça ? Ceci, ma chère, est une frittata. » Zéro saisit la poêle à frire, la secoua deux fois, puis retourna la frittata en la faisant sauter en l’air d’une manière experte.
Sara remua son nez. « On dirait une omelette.
– C’est presque une omelette. Une omelesque, si tu préfères. Comme si une pizza et une omelette avait eu un bébé. Une frittata.
– Oh mon Dieu arrête de dire…
– Frittata.
Sara leva les yeux au ciel tout en avalant une longue gorgée de son jus d’orange. « Tu es trop bizarre ! »
« Hé, Pouêt-Pouêt », déclara Maya en entrant dans la cuisine. « Donne-m’en un peu. » Elle portait un short, un sweat à capuche, des tennis et un bandeau autour du front. Ses cheveux noirs étaient coupés très court, au carré, une “coupe pixie” comme disaient les jeunes, et tandis que les traits de sa jeune sœur rappelaient ceux de sa mère, le visage de Maya se rapprochait plus de celui de Zéro.
Maya séjournait également chez Zéro, faisant de l’appartement deux pièces un endroit chaleureux mais où l’on se sentait quelque peu à l’étroit. Ses filles, qui avaient presque dix-sept et dix-neuf ans respectivement, partageaient l’une des chambres, ce dont elles ne s’étaient pas encore plaintes une seule fois. Zéro attribuait cela au temps qu’elles avaient passé séparées, Sara vivant en Floride et Maya étant enrôlée à West Point. Mais son aînée n’y avait pas terminé son premier semestre, et à présent, elle prenait le même chemin pour le deuxième. Bien qu’il n’ait pas encore abordé le sujet, il espérait qu’elle finirait par y achever son cursus.
Sara passa le jus d’orange à Maya, qui en prit une bonne lampée. « Maya, tu ne trouves pas que Papa est bizarre en ce moment ?
– Tu veux dire plus que d’habitude ? Ouais. Carrément.
– Premièrement, dit Zéro, Prenez un verre. Je n’ai pas élevé des sauvages. Et deuxièmement, comment ça je suis bizarre ?
– Tu n’arrêtes pas de chanter, dit Maya.
– J’ai arrêté de le faire dès que tu me l’as demandé.
– Maintenant tu n’arrêtes pas de siffloter, répliqua Sara.
– Et quel mal y a-t-il à siffloter ?
– Est-ce que tu es en train de faire une frittata ? demanda Maya.
– Il n’arrête pas de cuisiner, dit Sara comme s’il ne se trouvait même pas dans la pièce.
– Ouais, acquiesça Maya. C’est comme s’il était… plus heureux.
– Et en quoi est-ce bizarre ? protesta Zéro.
– Dans cette famille ? railla Sara. C’est bizarre.
– Ouche ! Zéro posa la main sur son cœur en simulant une crise cardiaque. Je suis navré d’essayer d’enrichir la vie de ceux que j’aime.
– J’y crois pas ! susurra Sara à sa sœur.
– Où étais-tu la semaine dernière ?
La question arriva si soudainement que Zéro manqua de lâcher la poêle. Un sourire relevé, son aînée planta son regard dans le sien le fixait en attente de sa réponse.
– Je te l’ai dit. J’étais en Californie…
– Oui, dit Maya, pour consulter un spécialiste pour ta main.
– Exactement.
– Sauf que j’ai vérifié avec notre prestataire d’assurance maladie et aucun document ne lui a été envoyé, dit précautionneusement Maya. Pas de franchise à payer. Donc… où étais-tu la semaine dernière ? »
Je traquais un ingénieur faisant partie de la liste des hommes les plus recherchés par la CIA afin qu’il me dise si mon cerveau était en train de me tuer à petit feu. C’était ça la vérité, mais non seulement il ne leur dirait jamais cela, son appartement pouvait très bien être sur écoute, mais en plus, elles n’avaient pas la moindre idée de ses problèmes récents de pertes de mémoire, ou du terrible diagnostic du Dr Guyer.
Au lieu de ça, il força un sourire timide et dit : « Peut-être que cela ne vous regarde pas. »
Maya imita son faux sourire à la perfection : « Peut-être que tu ne devrais pas mentir à tes filles.
– Peut-être que j’essaye de les protéger.
– Peut-être qu’elles n’ont pas besoin d’être protégées.
– Peut-être… »
Un coup sec à la porte l’interrompit. Au grand désarroi de Zéro, son premier réflexe fut de vouloir récupérer son Glock qui était caché dans le tiroir à couverts. En dépit des nombreuses fois où sa appartement avait été mis à sac, il dut se rappeler que les terroristes ne frappaient pas aux portes, et il força ses muscles à se détendre et se ressaisit tandis que Maya criait :
« C’est ouvert ! »
La porte de l’appartement s’ouvrit et une femme entra. Elle avait deux ans de moins que Zéro, pas encore quarante ans, même si elle pouvait passer pour quelqu’un ayant dix ans de moins si nécessaire. Lorsqu’ils n’étaient pas en mission, elle portait ses épais cheveux blonds détachés, les laissant retomber en cascade sur ses épaules ce qui mettait parfaitement en valeur son visage et ses yeux gris ardoise. Elle portait un jeans slim, des bottines noires, et un manteau doudoune noir. Zéro l’avait vue sous son meilleur jour, en tenue de soirée, en robe, et son pire, avec du sang sur le visage et un pistolet à la main, et pourtant, à chaque fois qu’il la voyait son cœur s’emballait.
Maria entra dans la cuisine, donna à Zéro un baiser sur la joue, puis déposa une boite blanche sur le plan de travail. « Bonjour tout le monde ! J’ai apporté des croissants.
– Parfait ! Maya en saisit un et en croqua une bouchée. Ça me fera du bien, des glucides avant mon jogging.
– Mais la frittata, murmura Zéro.
– Maria, réponds-nous franchement, dit Sara. Est-ce que papa a été bizarre ces derniers temps ? »
Maria fronça les sourcils. « Bizarre ? Bizarre, je ne sais pas, mais différent, ça oui. Plus heureux, peut-être ?
– Tu vois, j’avais raison ! dit Sara en prenant un croissant.
– Tu te joins à nous ? lui demanda Zéro en déposant son omelesque, dont personne ne voulait, dans une assiette.
– Je passais juste vous faire un petit coucou, lui répondit Maria. Je dois aller à Langley.
– Un samedi ? » demanda Zéro en haussant un sourcil.
Elle haussa les épaules : “De la paperasse.”
– De la paperasse, répéta-t-il. » Il savait parfaitement qu’il n’y avait pas de paperasse. “De la paperasse” était l’excuse qu’ils utilisaient lorsqu’ils ne pouvaient pas se dire la vérité mais ne voulaient pas non plus se servir un mensonge éhonté, l’ironie étant, bien sûr, que “la paperasse” était en soi un mensonge éhonté.
« Et où étais-tu la semaine dernière ? » demanda Maria avec une fausse innocence.
Zéro sourit triomphalement : “De la paperasse.”
– Touché. »
Maria n’était pas au courant pour Bixby et Zéro comptait bien que cela reste ainsi.
Il changea rapidement de sujet. « Est-ce que je te verrai ce soir ?
– Bien sûr. » Elle sourit et plongea la main pour prendre un croissant. « Mais je dois y aller maintenant, j’ai une course à faire. J’en prends un pour la route. Je t’appelle plus tard.
– Moi aussi j’ai une course à faire, ajouta Maya. Littéralement.
– Je vais prendre une douche, annonça Sara.
– Hé ! Attendez ! » les rappela Zéro, alors qu’elles s’apprêtaient toutes trois à quitter la cuisine. « Attendez une minute. » Trois visages étonnés se tournèrent vers lui. « Hum, Je me disais… La Saint-Valentin est dans quelques jours. Peut-être qu’il serait judicieux de ne faire aucun plan. »
Elles se dévisagèrent. « Qui ? demanda Maya.
– Vous toutes. N’importe laquelle d’entre vous. J’aimerais la passer avec les trois femmes de ma vie.
– Euh… bien sûr. OK, fit Maya en hochant la tête.
– Très bonne idée, dit Maria.
– C’est bien ce que je disais, murmura Sara. Trop bizarre. »
L’instant d’après, elles étaient parties, la porte d’entrée et celle de la salle de bain se fermant derrière elles presque au même moment.
Zéro soupira devant sa frittata. « Je suppose que c’est juste toi et moi, ma vieille. » Il saisit
l’assiette et s’attabla au comptoir.
Extérieurement, tout semblait parfait dans sa vie. Maria et lui étaient de nouveau officiellement en couple et ces derniers mois leur relation était repartie sur de nouvelles bases. Il avait gardé son appartement de Bethesda et elle avait gardé le petit bungalow qu’ils avaient partagé à une époque, mais qui sait ? Peut-être vivraient-ils bientôt de nouveau ensemble. Ses deux filles étaient auprès de lui, ce qui était vraiment agréable. Il avait fait de gros efforts pour leur donner l’espace dont elles avaient besoin et les laisser prendre leurs propres décisions – après tout, l’une était adulte à présent et l’autre était techniquement émancipée. Et peu importe si elles prétendaient qu’il était bizarre, elles avaient certainement remarqué le changement positif dans son comportement.
Et du changement, il y en avait eu. Zéro avait fait de réels efforts pour s’améliorer, en commençant par développer ses compétences culinaires, en passant plus de temps avec ses filles, en leur proposant des choses amusantes à faire en famille et en y incluant Maria autant que possible. Il voulait profiter de la vie au maximum… car il ne savait pas combien de temps il lui restait.
Guyer ne le savait pas. Pas plus que Bixby. Et si les deux esprits les plus brillants qui lui ait été donné de rencontrer ne pouvaient lui donner de réponse, alors il doutait fort que quiconque sur cette planète le puisse. Il continuerait à perdre la mémoire. Certains souvenirs ressurgiraient occasionnellement dans son esprit, comme ceux des assassinats qu’il avait commis dans sa jeunesse pour le compte de la CIA. Mais il avait décidé qu’il devait aller de l’avant et ne pas s’appesantir sur le passé. Le passé était derrière lui, et son avenir était en jeu.
Il savait ce qu’il devait faire : il devait trouver l’agent dont Bixby lui avait parlé, cet homme dénommé Connor, celui à qui on avait implanté le suppresseur de mémoire. Les chances pour que celui-ci soit toujours en vie étaient minces, et s’il l’était, les chances pour que Zéro le retrouve l’étaient encore plus.
Et pourtant, il se devait d’essayer. Et il devait aussi continuer à profiter au maximum du temps qu’il lui restait à vivre, à avoir une influence positive sur les vies de ceux et celles qu’il aimait. Il voulait s’assurer que lorsqu’il ne serait plus de ce monde, ce seraient ces moments-là dont ses proches se souviendraient. Que ce serait cette version de lui à laquelle ils penseraient avec émotion.
Parce ce que son cerveau finirait par le tuer, si toutefois la douleur de devoir garder tant de secrets après avoir promis d’être honnête ne le tuait pas en premier.
CHAPITRE QUATRE
Maria Johansson fit glisser son badge d’accès à travers une fente verticale située au mur d’un couloir blanc bétonné d’un des sous-sols du quartier général Langley de la CIA. Un grand bourdonnement se fit entendre, suivi du glissement d’un verrou électronique, puis, une lourde porte d’acier s’ouvrit en produisant un bruit métallique sourd.
Ce n’était que l’un des quatre sous-niveaux du centre de renseignements George Bush, quatre dont elle avait connaissance et très probablement bien d’autres qui lui étaient inconnus. Même en qualité d’ancienne directrice adjointe, elle n’avait pas accès à tous les secrets de l’Agence et n’était pas assez naïve pour s’imaginer que ce serait le cas un jour.
Néanmoins, c’était quand même un miracle que son badge d’accès fonctionne toujours. En novembre dernier, après avoir appréhendé le groupe d’insurgés chinois et leur canon à plasma, elle avait démissionné de son poste pour reprendre sa vie d’agent spécial. Malgré cela, ils n’avaient toujours pas révoqué les privilèges d’accès dont elle bénéficiait à son ancien poste.
Et elle pensait savoir pourquoi.
Maria referma la porte derrière elle et fit un signe de tête à l’unique agent de sécurité en costume gris qui était assis derrière un bureau beige et lisait un exemplaire de Sports Illustrated. « Bonjour, Ben.
– Madame Johansson. » L’agent à la retraite ne fit aucun effort pour bouger et encore moins pour vérifier son identité ou scanner son badge d’accès.
« Dois-je signer…? » demanda-t-elle après un silence gênant.
Ben sourit. « Je pense pouvoir me rappeler de vous depuis jeudi. Il indiqua d’un signe de tête le couloir. Passez par l’arrière.
– Merci. »
Les talons de ses bottines claquèrent contre le sol carrelé et résonnèrent à travers les cellules vides du couloir tandis qu’elle se dirigeait vers la dernière à gauche. Ce sous-sol qui n’abritait pas d’autres prisonniers était un poste de détention provisoire, généralement réservé aux terroristes nationaux, criminels de guerre, mercenaires et aux occasionnels agents doubles. C’était un point de passage vers des destinations encore moins enviables, telles que l’Enfer Six au Maroc, ou tout simplement un trou en terre.
Elle détestait mentir à Zéro. C’était ainsi qu’elle l’appelait désormais, Zéro. Le mois dernier, il lui avait demandé de ne plus l’appeler Kent. De toute façon, personne n’utilisait plus son ancien alias de la CIA pour faire référence à lui ; il n’était plus réellement Kent Steele. De même que toutes les personnes qui étaient régulièrement en contact avec lui ne l’appelaient plus par son nom réel, Reid Lawson. Il était tout simplement l’agent Zéro. Même le président l’appelait Zéro et Maria en faisait autant.
“De la paperasse” n’était pas, techniquement, un mensonge se rappela-t-elle. C’était leur code pour : “C’est un secret et je préférerais que tu ne me poses aucune question.” En fait, pas plus tôt que la semaine dernière, lorsqu’il avait dit aux filles qu’il se rendait en Californie, Zéro l’avait informée qu’il devait s’occuper “de la paperasse.”
Elle ne posa donc aucune question. Bien sûr, elle s’était amusée à l’embêter avec ça ce matin, mais ce n’était pas sérieux. Et puis, qu’était-elle supposée lui dire ? Ces derniers mois, je rendais visite à un meurtrier, prisonnier de la CIA et je suis gênée de devoir l’admettre.
Bien sûr que non. Impossible.
La cellule faisait trois mètres cinquante par trois mètres cinquante avec un sol et un plafond en béton et, au lieu des traditionnels murs à barreaux, se dressaient des vitres en verre renforcé de cinq centimètres d’épaisseur. Sur le côté, faisant face au couloir, se trouvait une grille avec des trous d’un centimètre et demi permettant ainsi de communiquer avec le détenu. Il n’y avait aucune fenêtre, mais le pire était l’absence manifeste de porte. Maria ne savait même pas de quelle façon on pouvait accéder à la cellule ; un panneau caché dans l’une des façades vitrées très probablement, mais rien ne le laissait paraître. C’était une manœuvre psychologique afin de faire comprendre au prisonnier qu’il n’y avait aucune échappatoire possible.
Le cœur de Maria se serrait chaque fois un peu plus à la vue de cette vitre. Bien qu’il n’y ait personne d’autre ici, et probablement dans tout l’étage excepté Ben le gardien, elle n’autorisait aucune intimité. À l’intérieur se trouvait un petit lit pourvu d’une couverture et d’un oreiller, un petit espace salle de bain qui se résumait à un évier, des toilettes et un pommeau de douche ; le tout parfaitement ouvert, parfaitement exposé, et une simple chaise en acier fixée au sol.
Aujourd’hui, l’occupant de la cellule était assis en tailleur sur le sol froid en ciment au centre de la pièce, l’espace le plus dégagé de leur minuscule habitat. Sûrement, se disait Maria, pour leur donner l’illusion d’espace.
« Bonjour », dit Maria. Elle devait parler un peu plus fort qu’à l’accoutumée afin que la jeune fille puisse l’entendre, et cela malgré les trous de la vitre.
« Salut », répondit Mischa, ne prenant pas la peine de se retourner pour la regarder, du moins, pas au début. Mais c’était ainsi qu’elle fonctionnait, ainsi qu’elle l’avait toujours fait depuis que Maria avait commencé à lui rendre visite. Elle gardait ses distances, au moins pour un petit moment, non pour se jouer d’elle mais plutôt pour s’acclimater.
La fille d’une douzaine d’années avait des cheveux blonds et des yeux verts. Maria la trouvait plutôt jolie, même si l’absence d’expression rendait ses traits plus fades. Elle portait une simple blouse bleue en coton-polyester telle une infirmière du service des urgences, sans poche ni fermeture éclair ou quoi que ce soit qui fut en métal. Ses pieds étaient nus. Elle était habituellement maussade, peu causante, et pouvait tuer un homme faisant trois fois sa taille avec très peu d’effort. La dernière fois que Maria l’avait vue autrement que séparée d’elle par deux centimètres de verre, elle avait effectivement tenté de les tuer, elle et Zéro.