«Tu lui as mis le pull en laine que je t’ai donné?» demanda-t-elle craintivement dans un italien sommaire. «Il y avait toujours froid, même en été» ajouta-t-elle comme pour se justifier.
«Ne t’inquiète pas, j’ai tout fait comme tu me l’as demandé» la rassura Iuri en s’éloignant encore d’un pas. Bien sûr, elle ne lui avait pas demandé de placer les accroches sous les paupières qui refusaient de rester fermées ou les lacets pour garder les pieds joints, mais ceux-ci étaient les instruments secrets de son métier, astucieusement réalisés pour remplir leur fonction, et demeurer invisibles. Il s’était souvent demandé ce qu’en penseraient les morts. Il soupçonnait qu’ils n’apprécieraient pas et, à plusieurs reprises, s’était surpris à s’excuser silencieusement lorsqu’il posait une mentonnière ou un positionneur de main. D’un autre côté, il savait que les cadavres qu’il manipulait étaient des coquilles vides, que la personne qu’ils avaient abritée n’était plus là.
Habiller un corps, comme tout le rituel funèbre, était un acte d’amour à l’attention exclusive des vivants. Et c’était exactement ainsi que Iuri considérait son travail, comme un acte d’amour envers ceux qui restaient.
Il réprima un bâillement. Il était trois heures du matin et il n’avait pas dormi. Lorsque monsieur Di Spirito, propriétaire des pompes funèbres du même nom et pour lequel il travaillait l’avait appelé, il venait juste de s’endormir dans le fauteuil du séjour, tout habillé, un exemplaire des Fleurs du mal en équilibre sur les genoux.
Ses collègues finissaient de décorer la salle alors que les plus proches parents du défunt commençaient à arriver au compte-gouttes. Sa mission était terminée.
Il récupéra sa petite valise, prit congé d’un rapide signe de tête et partit avant que madame Concetta ne puisse le pourchasser à nouveau. Il n’avait rien contre la pauvre vieille femme endeuillée; le problème était que, en certaines occasions, il ne trouvait pas les mots, et cela le mettait mal à l’aise.
Il défit son nœud de cravate en descendant l’escalier et, une fois dans la rue, se dirigea à pas lents vers son domicile, certain de pouvoir s’accorder quelques heures de sommeil avant d’être rappelé au travail.
Il y était presque lorsque le silence presque parfait de la ville endormie fut interrompu par un bruit soudain de sabots. Iuri n’eut pas le temps de s’interroger qu’une calèche noire tirée par quatre chevaux de la même couleur lui coupa la route, donnant corps à ses pires pressentiments.
Il tenta de se cacher, mais le cocher ne tarda pas à le voir et à le reconnaître. Il tira adroitement sur les rênes et, se tournant vers lui, souleva son haut-de-forme en guise de salut.
«Ogma…» bredouilla le jeune homme.
«Comme on se retrouve» répondit l’autre qui afficha en souriant une rangée de dents très blanches. L’instant d’après, ses lèvres vermeilles se courbaient en une grimace. «Qu’y a-t-il? Tu n’es pas content de me voir peut-être?»
Iuri esquissa un geste de dénégation à peine perceptible.
L’autre fut à terre d’un bond et lui tourna autour avec des mouvements de félin. « Dommage! marmonna-t-il. Si je n’étais pas privé de sentiment, j’oserais dire que toi par contre, tu m’as manqué. Il lui souffla ces derniers mots dans le cou, lui effleurant la nuque d’un doigt, et revint face à lui. De toute façon, je sais très bien que ce n’est pas ce qui t’intéresse.
«Ne me fais pas languir dans ce cas.»
«À tes ordres!» Ogma souleva son chapeau pour la seconde fois, le plaça devant lui et inclina la tête d’un geste brusque. Il releva ensuite le visage, affichant une orbite vide à côté de son bon œil. Il était d’un violet profond. De longs cheveux lisses, d’une couleur de prune mûre, encadraient un visage pâle et totalement glabre qui semblait de porcelaine. Bien que défiguré, il était très beau, d’une beauté sans sexe, ni âge. Il plongea élégamment une main dans le chapeau, en sortit un œil de verre et, à la lumière d’un réverbère, l’examina quelques secondes.
«Pupille noire, décréta-t-il en le montrant à son interlocuteur. Tu sais ce que cela signifie, pas vrai?» Plus qu’une question, c’était une affirmation.
Iuri poussa un soupir de soulagement.
«Tu n’es pas là pour moi… Mais pas non plus pour l’homme qui attend d’être enterré car il était déjà mort quand je l’ai habillé. Pour qui es-tu venu alors?»
«En effet, pour qui suis-je venu? Ou pour quoi? Quelle est la bonne question?» Ogma remit négligemment son chapeau, sortit un mouchoir en soie de la poche de son imperméable en cuir, lustra la prothèse et la remit à sa place.
«Tu n’es pas venu pour elle…» La voix du jeune homme trembla à cette possibilité.
L’autre lui lança un regard à mi-chemin entre le mépris et la compassion.
«Laisse-moi te dire que tu es pathétique. Te consumer pour quelqu’un qui ne sait plus qui tu es.»
«Ce n’est qu’une question de temps.»
Cette phrase fit l’effet d’un réveil dans la tête d’Ogma qui, en l’entendant, sortit sa montre à gousset en or et après un regard rapide, conclut: «Tu as tout à fait raison. Ce fut un plaisir, mais il est temps que je parte.»
«Tu n’as pas répondu à ma question.»
«Pour affaires, déclara-t-il en sautant dans la calèche. Affaires qui ne te concernent pas.»
Chapitre 3
I dreamt I was dreaming [2]
that I was awake in a dream where being awake was real as was dreaming it would seem…
Somnium - Christian Death
Ce fut le bruit de la pluie qui la tira du sommeil avant que le réveil ne sonne. Elga se frotta les yeux paresseusement. Ses temps pulsaient, elle se sentait aussi fatiguée que si elle ne s’était pas du tout reposée.
Le ciel de plomb et cet odieux cliquetis sur les fenêtres n’auguraient rien de bon, pas pour elle qui détestait les journées pluvieuses.
Elle descendit les escaliers en titubant et se dirigea vers la cuisine. Un café chaud et une aspirine l’aideraient à carburer. Elle ne réalisa pas immédiatement qu’elle n’était pas seule. Au début, la pénombre dans laquelle était plongée la pièce immergea la forme sombre dans le jeu des ombres créées par les poupées entassées partout. Alors qu’elle cherchait l’interrupteur, elle entendit un coup de tonnerre assourdissant et un éclair illumina son environnement. Ce fut à ce moment qu’elle la vit.
Une petite fille était assise à sa table, occupée à manger avidement son gâteau.
Elle ne se troubla pas en la voyant entrer, se borna à lever le visage, couvert de chocolat. Elle lui sourit, la bouche pleine, la fixant de ses yeux bleus.
Elga demeura pétrifiée, cligna confusément des yeux, comme si ce geste pouvait effacer cette vision onirique. Parce qu’il ne pouvait s’agir que de cela… Elle alluma la lumière, ouvrit et ferma les yeux plusieurs fois, mais la fillette resta là. Elle devait avoir environ dix ans, autant que les bougies. Sans les cheveux noirs et raides, les iris d’une couleur différente, la maigreur des bras…
Elle secoua violemment la tête pour essayer de chasser cette pensée folle.
«Comment as-tu fait pour entrer?» demanda-t-elle, donnant voix à l’hypothèse la plus logique.
Elle lui renvoya un regard interrogatif.
«Qui es-tu et que fais-tu dans ma maison?» relança la femme en bredouillant.
Le silence obstiné de l’autre l’inquiéta et la contraria à la fois. «Tu ne m’as pas entendue? Pourquoi tu ne me réponds pas? Le chat t’a mangé la lang…»
«Maman…» La réponse fusa comme une supplique de ses lèvres tandis que ses yeux se gonflaient de larmes.
«Non.» Elga fut secouée par un tremblement. Non, répéta-t-elle en secouant plus fort la tête.
La petite se leva de sa chaise, visiblement perturbée.
«Maman, tu vas bien?» demanda-t-elle en se dirigeant vers elle.
Instinctivement, elle recula, se colla contre le mur, bien décidée à éviter tout contact.
«Ne m’appelle pas maman, ordonna-t-elle. Elle n’avait aucune fichue idée de ce qu’il se passait, mais la stupeur initiale faisait place à la colère, mêlée à une peur galopante. Je ne suis pas ta mère.»
La petite fondit en larmes à cette affirmation.
«Pourquoi tu fais ça? Maman…» Négligeant tout avertissement, elle se lança sur la femme, l’enlaça, striant son pyjama de taches sombres.
Elga sursauta, comme parcourue par une décharge électrique. Qui que soit cette inconnue, elle était en chair et en os. Elle sentit clairement la consistance de son corps et la force de son étreinte, inimaginable étant donné sa maigreur. Elle s’éloigna pour garder ses distances. «Ne me touche pas» la gronda-t-elle. Elle prit une longue respiration et ajouta: «Maintenant, dis-moi qui tu es et ce que tu fais ici, s’il te plaît.»
«Rea. Je suis ta fille, tu ne me reconnais pas?» Son ton était chargé de perplexité et d’inquiétude.
«Rea?» La femme répéta ce nom avec lenteur, comme un mot étranger. «Ok, si c’est une blague, sache que je ne l’aime pas du tout. Ma fille est morte et je ne connais aucune Rea.»
«Pourquoi tu dis ça? Tu me fais peur, maman!» gémit la petite.
Son angoisse était si crédible qu’elle aurait mérité un Oscar si elle avait été en représentation. Et pourtant, il ne pouvait en être autrement. Quelqu’un avait manifestement orchestré cette mise en scène pour se moquer d’elle. Elga n’aurait pas pu dire qui et dans quel but, mais elle ne pouvait envisager d’autres explications possibles à ce qu’il se passait et, au fur et à mesure que cette conviction faisait son chemin dans son esprit, sa colère augmenta.
«Je te le demande pour la dernière fois. Qui es-tu et que fais-tu ici?»
«Rea» sanglota l’autre.
«Mauvaise réponse. Celui qui t’envoie ne t’a pas bien informée. Ma fille s’appelait Martina.»
«C’est moi ta fille…»
«Ça suffit maintenant!» Elga la prit par le poignet et la traîna vers le manteau de la cheminée. Il était couvert de poupées, comme chaque étagère de cette maison, mais entre l’une et l’autre, quelques cadres photo en bois se détachaient. Elle en prit un au hasard et le tendit à l’intruse.
«Voici Martina. C’est la seule fille que j’aie jamais eue et elle ne te ressemble pas du tout.»
Avant de le prendre, la petite s’essuya les mains sur la robe blanche qu’elle portait, observa la photo quelques minutes en silence, puis la lui rendit retournée de façon à ce que l’autre puisse la voir.
L’image l’atteignit avec la violence d’une gifle. Martina était assise dans son atelier, semblable à une poupée parmi les poupées, et souriait comme sur la vieille photo sur laquelle Elga avait pleuré un million de fois. À part que… Ce n’était pas elle. La personne immortalisée sur le cliché était identique à l’étrangère qui lui faisait face.
«Nooooon!» Elga hurla, prise d’une panique qu’elle ne pouvait expliquer. Elle prit un autre cadre, le regarda et le jeta au sol comme s’il la brûlait; elle courut vers la patère située sous l’escalier, attrapa son sac d’une main tremblante, récupéra son portefeuille, chercha la photo qu’elle avait toujours avec elle, celle qui montrait Andrea et Martina enlacés, et la regarda. Son mari était là et était celui de toujours, mais la petite accrochée à son cou…
«Nooooon!» La femme se recroquevilla sur le sol, se boucha les oreilles et continua à hurler dans l’espoir que sa voix chasse ce cauchemar.
Les souvenirs étaient tout ce qu’il lui restait, sa seule ancre, son unique certitude. Personne ne devait les toucher, elle ne permettrait à personne de les lui enlever, encore moins pour un jeu cruel.
La fillette tenta de s’approcher, mais elle la repoussa en la frappant. «Tu n’es pas ma fille! Ce n’est pas TOI ma fille!»
Au même instant, la sonnette tinta. «Qu’est-ce qu’il s’est passé? Tu as besoin d’aide?» La voix de Constanza arriva de la rue, à peine couverte par le crépitement de la pluie.
Elga n’eut pas le temps de réaliser, ni même de réagir. L’inconnue fut plus rapide qu’elle, bondit sur le parlophone et ouvrit la porte.
«À l’aide! Maman se sent mal!» pleura-t-elle en se précipitant dans les escaliers pour courir se réfugier dans les jupes de la voisine.
«Que s’est-il passé? Où est-elle? Et toi, tu vas bien?» La vieille femme la bombarda de questions tout en montant. Sa langue était bien plus souple que ses jambes fatiguées par l’âge avancé et l’arthrose.
«Elle dit qu’elle ne me connaît pas» tenta de lui expliquer Rea.
«Elle s’est faufilée chez moi cette nuit. Elle dit qu’elle est ma fille.» La voix d’Elga, qui s’était entretemps relevée pour les rejoindre, se superposa à la sienne. « Je ne sais pas comment elle a fait, mais les photos… » Elle se figea brusquement, mettant fin au flot de ses paroles. Elle fit subitement le point sur l’image qui s’offrait à elle et, tout aussi rapidement, celle-ci atteignit son cerveau avec quelque chose qui clochait.
«Tu la connais.» Elle pointa Costanza d’un doigt accusateur. Ce n’était pas une question. La familiarité avec laquelle ces deux-là se tenaient par la main était bien trop éloquente.
«Bien sûr que je la connais» répondit-elle stupéfaite.
«Alors, c’est toi! C’est toi qui m’as fait ce…» Son index tremblait maintenant au même rythme que ses lèvres.
La voisine fit quelques pas dans sa direction sans lâcher la main de Rea, tremblante elle aussi et le visage strié de larmes. «Qu’est-ce que je t’ai fait? Tu te sens mal? Je peux faire quelque chose pour t’aider?»
Elga recula.
«Tu la connais.»
«Bien sûr que je connais ta fille. Je l’ai vue naître!»
«Ce n’est pas ma fille!» La femme haussa le ton de quelques octaves.
Surprise et inquiétude vinrent assombrir le visage de son interlocutrice.
«Comment ça? Tu veux me faire croire que tu ne connais plus Rea?»
La petite se glissa derrière elle comme pour se défendre, cachant son visage dans le châle en laine qui lui retombait sur le dos.
«Martina. La réponse sortit dans un souffle. Ma fille s’appelait Martina, et elle est morte.»
«Tu es déboussolée… Tu te trompes. Ta fille s’appelle Rea et tu lui fais peur. La vieille dame fit une pause. Tu as pris tes médicaments?» ajouta-t-elle prudemment.
Elga ignora la dernière question
«C’est toi qui es déboussolée manifestement, siffla-t-elle. Je ne sais pas à quel jeu vous jouez mais, si tu me permets, je connais parfaitement le prénom de ma fille et je sais aussi à quoi elle ressemblait. Celle-ci ne lui ressemble même pas. Martina avait les cheveux bouclés et auburn, les yeux foncés et n’avait pas de taches de rousseur, elle est… Elle est… Oh bordel!» La vision délirante qui venait de prendre forme dans sa tête provoqua un haut-le-cœur qui lui remonta dans la gorge.
Cette idée était folle, mais elle connaissait ces traits. Ce n’étaient pas ceux de sa fille, non, et pourtant elle avait déjà vu ce visage, plus même : elle l’avait modelé.
Sans rien ajouter, elle courut vers l’escalier qui menait à l’étage supérieur.
Elle entra comme un furie dans la petite chambre de la fillette, droit vers le lit. Sa gorge se serra lorsqu’elle réalisa que la poupée n’était plus à sa place. Les petites fleurs du couvre-lit intact dansèrent devant ses yeux, mêlées à un tourbillon d’étincelles informes de la même couleur, et un voile noir tomba finalement sur ce ballet.
Chapitre 4
… but then [3]
I dreamt I had awakened from a dream that I was awake where all dreams are real and being awake was a mistake. Somnium - Christian Death
Elle eut l’impression de se réveiller d’un long sommeil. Ce ne fut pas le baiser d’un prince, mais la sensation désagréable d’avoir la tête bourrée de coton et un faible bourdonnement qui rappelèrent Elga à la réalité; immédiatement, les contours d’un visage vaguement familier occupèrent son champ de vision.
«Bienvenue!» l’accueillit la voix de baryton du docteur Abruzzo. Deux incisives de lapin firent leur apparition sous son épaisse moustache noire, dessinant une grimace qui se voulait un sourire. Deux doigts boudinés s’emparèrent rapidement du poignet de la patiente. «Comment vous sentez-vous?»