Reborn - Leblon Pascale 4 стр.


En dépit de l’estime dont il jouissait dans le cadre professionnel, il était toujours resté en marge de la société. Par-dessus tout, son contact permanent avec les défunts poussait la plupart des gens à garder leurs distances, à le regarder de façon soupçonneuse, jusqu’à faire des gestes de conjuration sur son passage, comme s’il portait malheur. Non que cela le dérange. Au fond, Iuri était un misanthrope et il ne voyait aucun intérêt à socialiser. En fréquentant le cimetière, il s’était lié avec Filippo, le gardien, et le vieux Santino qui était presque chez lui dans ce lieu; deux amis étaient déjà plus qu’il ne pouvait en désirer. Mais ce qui l’avait convaincu de rester était de l’avoir trouvée elle, justement là, dans le cimetière de cette petite ville dont il ignorait l’existence il y a peu encore. C’était pour elle qu’il avait voyagé si longtemps, l’avait cherchée pendant une éternité et quand il l’avait enfin eue face à lui, il avait compris avoir retrouvé sa place dans le monde.

Son téléphone vibra dans sa poche. Aucun appel, il s’agissait uniquement de l’alarme programmée pour lui rappeler que l’heure d’ouverture au public était proche et que l’enterrement de madame Rosetta aurait lieu dans une heure.

Il déposa le dernier chrysanthème sur la tombe de Felice Natale, mort à l’âge vénérable de quatre-vingts ans un 15 août, puis tapa du poing sur le caveau situé à côté, le seul fermé par un panneau provisoire en carton sur lequel était écrit : “N’allumez pas de veilleuse, je ne dois pas lire!” Une main desséchée jaillit d’un coin et détacha l’affiche de fortune avec délicatesse, la déposa soigneusement à l’intérieur du compartiment, puis se tendit de nouveau vers l’extérieur.

«Aide-moi à descendre» croassa une voix rendue rauque par la fumée de cigarette.

Iuri ne se le fit pas répéter. «Bonjour» sourit-il en prêtant son bras à Santino pour qu’il puisse sortir de la niche funéraire. À peine au sol, celui-ci s’étira, ôta la poussière de son pantalon usé et rendit enfin son salut à son ami par un sourire complètement édenté.

«Alors, dis-moi, quelqu’un a cassé sa vie cette nuit?» Il avait toujours hâte de s’informer, même si la question qu’il avait en tête était tout autre en réalité. Ce qu’il voulait vraiment savoir n’était pas tant qui était mort, mais bien si Antonietta Carenza, épouse Natale, était partie vers une vie meilleure. La dame en question était la femme de monsieur Felice et propriétaire légitime du caveau que Sante avait transformé en chambre à coucher. Son départ lui vaudrait l’expulsion, raison pour laquelle il priait pour qu’elle reste en vie le plus longtemps possible. Elle avait fêté ses quatre-vingt-quinze ans quelques mois auparavant, un peu plus que lui. Elle ne quittait plus sa maison depuis qu’une méchante maladie l’avait clouée sur un fauteuil roulant et venait encore moins au cimetière mais le bruit courait que, tout bien considéré, elle avait encore de l’énergie à revendre. Après tout, Santino avait de bonnes raisons d’espérer partir avant qu’elle, ou quelqu’un pour elle, ne vienne réclamer sa place.

«Cette nuit, il n’y a que le vieux propriétaire de la boulangerie sur l’avenue qui est mort» le rassura Iuri.

«Paix à son âme, c’était une bonne personne» commenta le vieux qui, après une vie de vagabondage, connaissait pratiquement tout le monde en ville.

«De toute façon» ajouta-t-il immédiatement, c’est mieux ainsi. Il prit une cigarette déjà à moitié fumée dans la poche de sa veste usée. «Tu as une allumette?» demanda-t-il à son ami. Celui-ci lui tendit tout un paquet.

«Je les ai toutes achetées pour toi, dit-il, mais j’ai oublié mon briquet, tu devras donc allumer pour moi.» Sur ces mots, il prit un paquet de Lucky Strike dans la poche de son pantalon et ils empruntèrent les escaliers ensemble. Ils n’allumèrent la cigarette de l’un et de l’autre qu’une fois à ciel ouvert. C’est alors que Santino put observer Iuri à la lumière du jour. «Tu n’as pas bonne mine aujourd’hui, constata-t-il entre deux quintes de toux. Quelque chose ne vas pas comme tu veux?»

«J’ai peu dormi» répondit l’autre en haussant les épaules. En réalité, il était profondément perturbé par sa rencontre nocturne mais il n’était pas prêt à en parler avec quelqu’un.

Sante comprit et s’en alla pour se rendre à l’inhumation de Rosetta.

Malgré son âge et les milliers d’épreuves qui avaient jalonné son existence, il était encore en forme et voulait gagner, d’une façon ou l’autre, le plat chaud et l’hospitalité que lui offrait quotidiennement le gardien. Même si la loi n’autorisait pas un sans-abri à loger dans le cimetière, Filippo avait toujours fermé l’œil, voire même les deux à l’occasion. La présence du clochard, pour sûr, ne pouvait pas déranger les défunts et avoir un peu de compagnie ne lui déplaisait pas. Il le laissait dormir là et s’assurait qu’il ne reste jamais le ventre vide; en échange, il acceptait volontiers un peu d’aide.

Quand il fallait enterrer quelqu’un, Santino était toujours prêt. Qu’il faille jeter quelques pelletées de terre dans une fosse ou poser quelques briques pour refermer une niche dans un mur, il était là, content de collaborer. Certaines personnes méfiantes soupçonnaient qu’il y prenait goût, qu’il s’était fixé comme objectif d’enterrer toute la ville. La vérité était que, après avoir passé une vie entière à se sentir inutile pour les vivants, il éprouvait un grand soulagement à l’idée de pouvoir se rendre utile, au moins auprès des morts.

Iuri n’aimait pas beaucoup les enterrements, ils signaient le moment définitif de l’adieu, chargeant l’air d’émotions quasi intolérables. Y être présent ne rentrait pas strictement dans ses attributions, mais il essayait toujours de rester dans les parages au cas où ses collègues auraient besoin d’un coup de main.

Filippo était déjà sur place. Il portait des bottes en caoutchouc pour éviter de salir son pantalon et l’humidité faisait friser ses cheveux. La fosse qui accueillerait Rosetta avait été creusée le jour avant, la dernière supervision lui incombait.

«Elle est grande, hein?» commenta-t-il en se tournant vers ses amis. On dirait qu’elle peut contenir deux cercueils.

«À mon avis, c’est Rosetta qui a fait pleuvoir ce matin, répondit Santino. Elle ne voulait bas finir sous terre et s’est vengée en envoyant de la pluie pour déranger.»

Iuri eut un pincement au cœur en pensant à ce corps obèse qui avait causé pas mal de maux de tête à tout le personnel du bureau, sans exception. Habituellement, il préparait les corps seul, dans l’intimité d’une pièce fermée, mais l’habillage de Rosetta avait exigé l’intervention de deux autres personnes. Il avait fallu six bras pour la soulever et la tourner, deux coussins pour atténuer la différence de niveau entre la tête et le ventre anormalement élevé qui la cachait comme une montagne… Et un changement de cercueil à la dernière minute parce que le premier s’était révélé insuffisant pour la contenir. La famille s’était déclarée prête à payer un montant démesuré pour qu’elle puisse être enterrée selon ses dernières volontés, mais il n’y avait pas de caveau à sa taille, l’administration communale n’en ayant pas prévu. Ils avaient donc dû se contenter d’un emplacement souterrain. Ce n’était pas vrai que la mort rend tous égaux, constata Iuri avec amertume. À plus d’un titre, la différence entrait aussi dans les cimetières.

Il se tint à l’écart durant la cérémonie, heureux de ne pas devoir intervenir. De temps en temps, il tournait les yeux vers des tombes plus loin. Normalement, elle ne venait que le jeudi après-midi et le dimanche voir ses proches; Iuri était certain de ne pas la voir arriver un mardi matin à cette heure, mais il ne put éviter d’espérer un changement de programme. La rencontre avec Ogma avait accentué en lui l’urgence de la revoir, de s’assurer qu’elle allait bien. Il se repromit de passer à sa boutique dès que l’enterrement serait terminé.

Comme toujours, il ferait semblant de regarder les poupées en vitrine, volant quelques images d’Elga en train de travailler, espérant calmer un minimum sa soif avant d’être pris en flagrant délit et d’être chassé. Il se contenterait de petites gouttes, sûr que les choses changeraient un jour. Il boirait alors jusqu’à tremper son âme.

Chapitre 6

Tears have turned to ice [5]

(tears from your eyes). No one here but I (only dreams survive). Nothing can survive (thought you’d never die).

She - Fields of the Nephilim

Un couloir illuminé par la faible lumière de dizaines de bougies. Elga avança, accompagnée des flammes vacillantes dansant sur les murs. Au loin, elle pouvait apercevoir un cercueil blanc posé au centre d’une chapelle ardente. Le torse d’une fillette assise s’y dressait et une foule de gens l’entourait.

«Tu dois rester allongée, tu es morte!» tonna la voix du docteur Abruzzo.

«Obéis, Martina, autrement Jésus se fâchera» lui fit écho Elisa.

Au nom de sa fille, la femme accéléra le pas. «Laissez-la partir!» cria-t-elle en se jetant sur le cercueil.

La petite fille s’accrocha à elle, la serrant dans un étau qui l’empêcha presque de respirer. « Maman, aide-moi! Dis-le toi aussi, dis-leur que je ne suis pas morte, je ne veux pas être enfermée ici!»

Elga lui rendit son étreinte puis, d’une main tremblante, lui caressa la tête. Une larme lui mouilla les doigts alors qu’ils couraient sur les mèches soyeuses. Ce contact provoqua un frisson le long de son dos, mais la sensation de plaisir initiale se transforma soudain en quelque chose de différent.

Faux. Ses cheveux sont faux, fut tout ce qu’elle arriva à penser avant de poser les yeux sur la petite tête appuyée contre sa poitrine. La chevelure noire l’atteignit comme un coup de fouet en plein visage.

«Nooooon!» hurla-t-elle, et elle la repoussa si violemment qu’elle la fit tomber.

Le docteur Abruzzo se jeta en avant, tentant maladroitement de l’attraper avant qu’elle ne touche terre. Il réussit à lui saisir un poignet et, au même instant, il y eut un claquement, semblable au bruit de quelque chose qui se brise. L’homme resta immobile, le petit bras à la main, pendant que le reste du corps de la petite s’écrasait au sol, éclatant en mille morceaux.

La tête de Rea roula aux pieds de sa maman, ses yeux vitreux paraissaient la fixer, dans un visage qui n’était plus humain.

«Voilà, tu l’as cassée, pontifia Elisa en se baissant pour ramasser le buste en tissu. Tu abîmes toujours tout!» s’énerva-t-elle en l’agitant sous le regard abasourdi d’Elga. De petits morceaux d’éponge voltigèrent autour d’elle comme des confettis. Ce n’était pas une fillette en chair et en os.

«C’est juste une poupée… La poupée…»

***

«La poupée…» répéta Elga en s’éveillant. Elle était couverte de sueur et son cœur battait à tout rompre. Il n’y avait aucune aiguille dans ses bras, mais elle se souvenait vaguement avoir avalé quelques comprimés sous le regard vigilant du médecin avant de se rendormir. Un sommeil artificiel, même s’il n’avait pas été vide de rêves, qui durait depuis… Combien de temps? La femme réalisa qu’elle avait perdu la notion du temps. Il lui sembla se rappeler que le soir était tombé lorsque le docteur Abruzzo, à la fin de son interrogatoire exténuant, avait pris congé en lui recommandant le repos absolu. La lumière qui filtrait maintenant par les fenêtres entrouvertes lui suggérait qu’il faisait de nouveau jour.

Sa mère n’était pas revenue, aucune trace de l’étrangère.

Elle se leva lentement, affaiblie, sa tête tournait; titubante, elle se dirigea vers la porte. L’ouvrit sans faire de bruit et jeta prudemment un coup d’œil sur le palier. Il n’y avait personne dans les parages et la maison semblait plongée dans le silence.

L’idée de tomber à nouveau sur Rea, qui ou quoi qu’elle soit, la terrifiait mais elle ne pouvait pas rester confinée dans sa chambre pour toujours. Elle prit son courage à deux mains et continua vers l’escalier. Devant la petite chambre de Martina, elle eut envie d’entrer pour contrôler si la poupée était de retour, mais le courage lui manqua.

Plus tard, se dit-elle en descendant à l’étage inférieur.

Elle franchit le seuil de la cuisine en tremblant. Les volets étaient grand ouverts et une chaude lumière de septembre inondait la pièce. La télévision était allumée, réglée à très faible volume sur un quelconque bulletin d’informations, signe incontestable de la présence de sa mère.

Elisa était assise sur le canapé, elle sirotait une tasse de lait en suivant attentivement les images qui défilaient sur l’écran. Elle avait empilé les poupées dans un coin pour se faire une place.

Elga enregistra ce détail en étouffant à grand-peine un geste d’agacement profond. Elle remarqua en même temps que la petite fille n’était pas là. Se serait-elle évanouie comme les rêves à l’aube? Aurait-elle tout imaginé? Elle l’espéra intensément, bien qu’une voix intérieure persiste à lui souffler l’idée que quelque chose faussait toujours dans le cadre.

«Tu es réveillée» commença Elisa en l’aperce­vant. Tu en veux un peu aussi?

«Tu sais que je n’aime pas le lait…»

«Oh!» répondit l’autre aussi dépitée que si elle venait d’apprendre une mauvaise nouvelle. J’espère au moins que la nuit t’a porté conseil.

«Quel jour on est?»

«Mercredi… C’est hier que tu as perdu la tête, si c’est ça que tu veux savoir. Je suis restée ici toute la nuit. Tu peux imaginer à quel point c’était désagréable de dormir assise sur le canapé avec toutes ces horreurs autour. Bref, je me suis occupée de la petite. Je lui ai expliqué que tu es malade et qu’elle doit être patiente, et ce matin je l’ai accompagnée à l’école.» Elle se tut un instant seulement, peut-être parce qu’elle perçut une étrange lueur dans le regard de sa fille, puis poursuivit: «Tu sais que l’instruction est la chose la plus importante. Il ne fallait pas lui faire rater le premier jour d’école parce que tu as subitement recommencé à perdre la tête et puis… Comment justifier son absence? Tu comprends bien que certains détails malsains ne doivent pas filtrer à l’extérieur. Je n’ose même pas imaginer ce que les gens diraient s’ils savaient que tu es devenue folle.»

«Je ne suis pas folle» murmura Elga, mais l’autre ne sembla pas l’entendre. Non qu’elle eût imaginé le contraire, elle la connaissait depuis toujours. Sa mère était ainsi faite, quand elle commençait à parler elle était comme un fleuve en crue et n’admettait aucune réplique. Elle donnait parfois l’impression d’avoir même oublié son interlocuteur, continuait à exprimer ses pensées, indifférente à tout et tous. Et pour ce qui était des insultes, elles n’avaient jamais cessé de faire mal mais, après des années de dur entraînement, Elga ne les remarquait plus. Elle n’était pas la fille qu’Elisa aurait voulu et elle ne perdait une occasion de le souligner. Point.

«Bien, nous sommes d’accord sur le fait que nous ne dirons rien de ce qu’il s’est passé. Quoi qu’il en soit, tu as retrouvé la mémoire? Le docteur Abruzzo a dit qu’après suffisamment de repos et grâce aux médicaments qu’il t’a donnés, tu reprendrais tes esprits… Tu as retrouvé la raison, n’est-ce pas? Non, parce que j’ai un tas de choses à faire, je ne peux pas rester ici, j’ai confié Fernando à la voisine, je ne peux pas abuser de sa disponibilité et puis… N’oublie pas, Rea a besoin de toi.»

Elga ressentit une douleur à l’estomac. Le jour n’avait pas chassé les hallucinations finalement. Elle serra les poings. «Je.Ne.Connais.Aucune.Rea» martela-t-elle.

«Oh, Jésus, Jésus, tu l’entends? Cette femme me fera mourir de chagri!» Elisa se leva d’un bond et tourna les yeux vers le plafond. Elle sortit le chapelet de la poche de sa chemise et continua à tourner en rond quelques minutes en suivant le périmètre de la pièce, murmurant les versets de quelque prière. Enfin, elle s’arrêta et darda son regard sévère dans celui de sa fille. «Écoute, dit-elle, je sais très bien que tu as subi un traumatisme en perdant ton mari. J’ai moi aussi souffert énormément quand papa est mort et je comprends ce que l’on éprouve, mais deux ans sont passés et il est temps d’aller de l’avant. Je sais, je sais… Le docteur Abruzzo m’a expliqué l’histoire… Rea a distrait Andrea avec ses caprices et dans ton inconscient, tu lui as attribué la responsabilité de l’accident. Elle est devenue une meurtrière à tes yeux et, ne pouvant le tolérer, tu l’as complètement éliminée. À ta sortie du coma, tu disais que tu n’avais jamais eu de fille… Très bien, nous avons compris, aidée et tu semblais guérie. Mais maintenant, tu ne peux pas me trahir avec une rechute, tu ne peux pas me faire ça!»

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