– Pas que je sache. Pourquoi donc me demandes-tu ça?
– Dame! je ne sais pas. Je lui trouve un air triste comme quelqu’un qui souffrirait ou qui aurait de l’ennui. Ah! les femmes, ça n’a qu’un moment, c’est comme la vigne en fleur. Il faut que je m’attende aussi à voir la mienne prendre une mine allongée et un air sérieux. Voilà comme nous sommes, nous autres! Tant que nos femmes nous donnent de la jalousie, nous en sommes amoureux. Ça nous fâche, nous crions, nous battons même quelquefois; ça les chagrine, elles pleurent; elles restent à la maison, elles nous craignent, elles s’ennuient, elles ne nous aiment plus. Nous voilà bien contents, nous sommes les maîtres!… Mais voilà aussi qu’un beau matin nous nous avisons que si personne n’a plus envie de notre femme, c’est parce qu’elle est devenue laide, et alors, voyez le sort! nous ne les aimons plus et nous avons envie de celles des autres… Bonsoir, Cadet Blanchet; tu as embrassé ma femme un peu trop fort à ce soir; je l’ai bien vu et je n’ai rien dit. C’est pour te dire à présent que nous n’en serons pas moins bons amis et que je tâcherai de ne pas la rendre triste comme la tienne, parce que je me connais: si je suis jaloux, je serai méchant, et quand je n’aurai plus sujet d’être jaloux, je serai peut-être encore pire…”
Une bonne leçon profite à un bon esprit; mais Cadet Blanchet, quoique intelligent et actif, avait trop d’orgueil pour avoir une bonne tête. Il rentra l’oeil rouge et l’épaule haute. Il regarda Madeleine comme s’il ne l’avait pas vue depuis longtemps. Il s’aperçut qu’elle était pâle et changée. Il lui demanda si elle était malade, d’un ton si rude, qu’elle devint encore plus pâle et repondit qu’elle se portait bien, d’une voix très faible. Il s’en fâcha, Dieu sait pourquoi, et se mit à table avec l’envie de chercher querelle à quelqu’un. L’occasion ne se fit pas longtemps attendre. On parla de la cherté du blé, et la mère Blanchet remarqua, comme elle le faisait tous les soirs, qu’on mangeait trop de pain. Madeleine ne dit mot. Cadet Blanchet voulut la rendre responsable du gaspillage. La vieille déclara qu’elle avait surpris, le matin même, le champi emportant une demi-tourte… Madeleine aurait dû se fâcher et leur tenir tête, mais elle ne sut que pleurer. Blanchet pensa à ce que lui avait dit son compère et n’en fut que plus âcreté; si bien que, de ce jour-là, expliquez comment cela se fit, si vous pouvez, il n’aima plus sa femme et la rendit malheureuse.
Questions:
1. Qui est Madeleine Blanchet?
2. Où a-t-elle rencontré François le Champi?
3. Avec qui habitait Madeleine?
4. Pourquoi la belle-mère de Madeleine n’a-t-elle pas accueilli François?
5. Qui est la Zabelle?
6. Pourquoi Madeleine a-t-elle éprouvé beaucoup de pitié envers François?
7. Qu’a-t-elle proposé à la Zabelle?
8. Pourquoi Cadet Blanchet, s’est il fâché après la discussion avec son confrère?
9. Que s’est-il passé à table dans la famille Blanchet?
Chapitre II
Il la rendit malheureuse; et, comme jamais bien heureuse il ne l’avait rendue, elle eut doublement mauvaise chance dans le mariage. Elle s’était laissé marier, à seize ans, à ce rougeot qui n’était pas tendre, qui buvait beaucoup le dimanche, qui était en colère tout le lundi, chagrin le mardi, et qui, les jours suivants, travaillant comme un cheval pour réparer le temps perdu, car il était avare, n’avait pas le loisir de songer à sa femme. Il était moins malgracieux le samedi, parce qu’il avait fait sa besogne et pensait à se divertir le lendemain. Mais un jour par semaine de bonne humeur ce n’est pas assez, et Madeleine n’aimait pas le voir guilleret, parce qu’elle savait que le lendemain soir il rentrerait tout enflambé de colère.
Mais comme elle était jeune et gentille, et si douce qu’il n’y avait pas moyen d’être longtemps fâché contre elle, il avait encore des moments de justice et d’amitié, où il lui prenait les deux mains, en lui disant: “Madeleine, il n’y a pas de meilleure femme que vous, et je crois qu’on vous a faite exprès pour moi. Si j’avais épousé une coquette comme j’en vois tant, je l’aurais tuée, ou je me serais jeté sous la roue de mon moulin. Mais je reconnais que tu es sage, laborieuse, et que tu vaux ton pesant d’or.”
Mais quand son amour fut passé, ce qui arriva au bout de quatre ans de ménage, il n’eut plus de bonne parole à lui dire, et il eut du dépit de ce qu’elle ne répondait rien à ses mauvaisetés. Qu’eût-elle répondu! Elle sentait que son mari était injuste, et elle ne voulait pas lui en faire de reproches, car elle mettait tout son devoir à respecter le maître qu’elle n’avait jamais pu chérir.
La belle-mère fut contente de voir que son fils redevenait l’homme de chez lui; c’est ainsi qu’elle disait, comme s’il avait jamais oublié de l’être et de le faire sentir! Elle haïssait sa bru, parce qu’elle la voyait meilleure qu’elle. Ne sachant quoi lui reprocher, elle lui tenait à méfait de n’être pas forte, de tousser tout l’hiver, et de n’avoir encore qu’un enfant. Elle la méprisait pour cela et aussi pour ce qu’elle savait lire et écrire, et que le dimanche elle lisait des prières dans un coin du verger au lieu de venir caqueter et marmotter avec elle et les commères d’alentour.
Madeleine avait remis son âme à Dieu, et, trouvant inutile de se plaindre, elle souffrait comme si cela lui était dû. Elle avait retiré son cœur de la terre, et rêvait souvent au paradis comme une personne qui serait bien aise de mourir. Pourtant elle soignait sa santé et s’ordonnait le courage, parce qu’elle sentait que son enfant ne serait heureux que par elle, et qu’elle acceptait tout en vue de l’amour qu’elle lui portait.
Elle n’avait pas grande amitié pour la Zabelle, mais elle en avait un peu, parce que cette femme, moitié bonne, moitié intéressée, continuait à soigner de son mieux le pauvre champi; et Madeleine, voyant combien deviennent mauvais ceux qui ne songent qu’à eux-mêmes, était portée à n’estimer que ceux qui pensaient un peu aux autres. Mais comme elle était la seule, dans son endroit, qui n’eût pas du tout souci d’elle-même, elle se trouvait bien esseulée et s’ennuyait beaucoup, sans trop connaître la cause de son ennui.
Peu à peu cependant elle remarqua que le champi, qui avait alors dix ans, commençait à penser comme elle. Quand je dis penser, il faut croire qu’elle le jugea à sa manière d’agir; car le pauvre enfant ne montrait guère plus son raisonnement dans ses paroles que le jour où elle l’avait questionné pour la première fois. Il ne savait dire mot, et quand on voulait le faire causer, il était arrêté tout de suite, parce qu’il ne savait rien de rien. Mais s’il fallait courir pour rendre service, il était toujours prêt; et même quand c’était pour le service de Madeleine, il courait avant qu’elle eût parlé. A son air on eût dit qu’il n’avait pas compris de quoi il s’agissait, mais il faisait la chose commandée si vite et si bien qu’elle-même en était émerveillée.
Un jour qu’il portait le petit Jeannie dans ses bras et qu’il se laissait tirer les cheveux par lui pour le faire rire, Madeleine lui reprit l’enfant avec un brin de mécontentement, disant comme malgré elle: “François, si tu commences déjà à tout souffrir des autres, tu ne sais pas où ils s’arrêteront.” Et à son grand ébahissement, François lui répondit: “J’aime mieux souffrir le mal que de le rendre.”
Madeleine, étonnée, regarda dans les yeux du champi. Il y avait, dans les yeux de cet enfant-là quelque chose qu’elle n’avait jamais trouvé même dans ceux des personnes les plus raisonnables; quelque chose de si bon et de si décidé en même temps, qu’elle en fut comme étourdie dans ses esprits; et s’étant assise sur le gazon avec son petit sur les genoux, elle fit asseoir le champi sur le bord de sa robe, sans oser lui parler. Elle ne pouvait pas s’expliquer à elle-même pourquoi elle avait comme de la crainte et de la honte d’avoir souvent plaisanté cet enfant sur sa simplicité. Elle l’avait toujours fait avec douceur, il est vrai, et peut-être que sa niaiserie le lui avait fait plaindre et aimer d’autant plus. Mais dans ce moment-là, elle s’imagina qu’il avait toujours compris ses moqueries et qu’il en avait souffert, sans pouvoir y répondre.
Et puis elle oublia cette petite aventure, car ce fut peu de temps après que son mari, s’étant coiffé d’une drôlesse des environs, se mit à la détester tout à fait et à lui défendre de laisser la Zabelle et son gars remettre les pieds dans le moulin. Alors Madeleine ne songea plus qu’aux moyens de les secourir encore plus secrètement. Elle en avertit la Zabelle, en lui disant que pendant quelque temps elle aurait l’air de l’oublier.
Mais la Zabelle avait grand-peur du meunier, et elle n’était pas femme, comme Madeleine, à tout souffrir pour l’amour d’autrui. Elle raisonna à part soi, et se dit que le meunier, étant le maître, pouvait bien la mettre à la porte ou augmenter son loyer, ce à quoi Madeleine ne pourrait porter remède. Elle songea aussi qu’en faisant soumission à la mère Blanchet, elle se remettrait bien avec elle, et que sa protection lui serait plus utile que celle de la jeune femme. Elle alla donc trouver la vieille meunière, et s’accusa d’avoir accepté des secours de sa belle-fille, disant que c’était bien malgré elle, et seulement par commisération pour le champi, qu’elle n’avait pas le moyen de nourrir. La vieille haissait le champi, tant seulement parce que Madeleine s’intéressait à lui. Elle conseilla à la Zabelle de s’en débarrasser, lui promettant, à tel prix, d’obtenir six mois de crédit pour son loyer. On était encore, cette fois-là, au lendemain de la Saint-Martin, et la Zabelle n’avait pas d’argent, vu que l’année était mauvaise. On surveillait Madeleine de si près depuis quelque temps, qu’elle ne pouvait lui en donner. La Zabelle prit bravement son parti, et promit que dès le lendemain elle reconduirait le champi à l’hospice.
Elle n’eut pas plus tôt fait cette promesse qu’elle s’en repentit, et qu’à la vue du petit François qui dormait sur son pauvre grabat, elle se sentit le cœur aussi gros que si elle allait commettre un péché mortel. Elle ne dormit guère; mais, dès avant le jour, la mère Blanchet entra dans son logis et lui dit:
“Allons, debout, Zabeau! vous avez promis, il faut tenir. Si vous attendez que ma bru vous ait parlé, je sais que vous n’en ferez rien. Mais dans son intérêt, voyez-vous, tout aussi bien que dans le vôtre il faut faire partir ce gars. Mon fils l’a pris en malintention à cause de sa bêtise et de sa gourmandise; ma bru l’a trop affriandé, et je suis sûre qu’il est déjà voleur. Tous les champis le sont de naissance, et c’est une folie que de compter sur ces canailles-là. En voilà un qui vous fera chasser d’ici, qui vous donnera mauvaise réputation, qui sera cause que mon fils battra sa femme quelque jour, et qui, en fin de compte, quand il sera grand et fort, deviendra bandit sur les chemins, et vous fera honte. Allons, allons, en route! Conduisez-le-moi jusqu’à Corlay par les prés. A huit heures, la diligence passe. Vous y monterez avec lui, et sur le midi au plus tard vous serez à Châteauroux. Vous pouvez revenir ce soir, voilà une pistole pour faire le voyage, et vous aurez encore là-dessus de quoi goûter à la ville.”
La Zabelle réveilla l’enfant, lui mit ses meilleurs habits, fit un paquet du reste de ses hardes, et, le prenant par la main, elle partit avec lui au clair de lune.
Mais à mesure qu’elle marchait et que le jour montait, le cœur lui manquait; elle ne pouvait aller vite, elle ne pouvait parler, et quand elle arriva au bord de la route, elle s’assit sur la berge du fossé, plus morte que vive. La diligence approchait. Il n’était que temps de se trouver là.
Le champi n’avait coutume de se tourmenter, et jusque-là il avait suivi sa mère sans se douter de rien. Mais quand il vit, pour la première fois de sa vie, rouler vers lui une grosse voiture, il eut peur du bruit qu’elle faisait, et se mit à tirer la Zabelle vers le pré d’où ils venaient de déboucher sur la route. La Zabelle crut qu’il comprenait son sort, et lui dit:
“Allons, mon pauvre François, il le faut!”
Ce mot fit encore plus de peur à François. Il crut que la diligence était un gros animal toujours courant qui allait l’avaler et le dévorer. Lui qui était si hardi dans les dangers qu’il connaissait, il perdit la tête et s’enfuit dans le pré en criant. La Zabelle courut après lui; mais le voyant pâle comme un enfant qui va mourir, le courage lui manqua tout à fait. Elle le suivit jusqu’au bout du pré et laissa passer la diligence.
Questions:
1. A cause de quoi Madeleine est-elle devenue malheureuse?
2. La mère de Cadet aimait-elle sa bru?
3. Pourquoi la mère de Cadet détestait François?
4. De quoi la Zabelle avait-elle peur?
5. La belle-mère de Madeleine, qu’est-ce qu’elle a proposé à la Zabelle?
6. Pourquoi la Zabelle et François le Champi ne sont-ils pas partis?
Chapitre III
Ils revinrent par où ils étaient venus, jusqu’à mi-chemin du moulin, et là, de fatigue, ils s’arrêtèrent. La Zabelle était inquiète de voir l’enfant trembler de la tête aux pieds, et son cœur sauter si fort qu’il soulevait sa pauvre chemise. Elle le fit asseoir et tâcha de le consoler. Mais elle ne savait ce qu’elle disait, et François n’était pas en état de le deviner. Elle tira un morceau de pain de son panier, et voulut lui persuader de manger; mais il n’en avait nulle envie, et ils restèrent là longtemps sans se rien dire.
Enfin, la Zabeau, qui revenait toujours à ses raisonnements, eut honte de sa faiblesse et se dit que si elle reparaissait au moulin avec l’enfant, elle était perdue. Une autre diligence passait vers le midi; elle décida de se reposer là jusqu’au moment à propos pour retourner à la route; mais comme François était épeuré jusqu’à en perdre le peu d’esprit qu’il avait, comme, pour la première fois de sa vie, il était capable de faire de la résistance, elle essaya de l’apprivoiser avec les grelots des chevaux, le bruit des roues et la vitesse de la grosse voiture.
Mais, tout en essayant de lui donner confiance, elle en dit plus qu’elle ne voulait; peut-être que le repentir la faisait parler malgré elle: ou bien François avait entendu en s’éveillant, le matin, certaines paroles de la mère Blanchet qui lui revenaient à l’esprit; ou bien encore ses pauvres idées s’éclaircissaient tout d’un coup à l’approche du malheur: tant il y a qu’il se mit à dire, en regardant la Zabelle avec les mêmes yeux qui avaient tant étonné et presque effarouché Madeleine: “Mère, tu veux me renvoyer d’avec toi! tu veux me conduire bien loin d’ici et me laisser.” Puis le mot d’hospice, qu’on avait plus d’une fois lâché devant lui, lui revint à la mémoire. Il ne savait ce que c’était que l’hospice, mais cela lui parut encore plus épouvantant que la diligence, et il s’écria en frissonnant: “Tu veux me mettre dans l’hospice!”
La Zabelle s’était portée trop avant pour reculer. Elle croyait l’enfant plus instruit de son sort qu’il ne l’était, et, sans songer qu’il n’eût guère été malaisé de le tromper et de se débarrasser de lui par surprise, elle se mit à lui expliquer la vérité et à vouloir lui faire comprendre qu’il serait plus heureux à l’hospice qu’avec elle, qu’on y prendrait plus de soin de lui, qu’on lui enseignerait à travailler, qu’on le placerait pour un temps chez quelque femme moins pauvre qu’elle qui lui servirait encore de mère.
Ces consolations achevèrent de désoler le champi. L’inconnaissance du temps à venir lui fit plus de peur que tout ce que la Zabelle essayait de lui montrer pour le dégoûter de vivre avec elle. Il aimait d’ailleurs, il aimait de toutes ses forces cette mère ingrate qui ne tenait pas à lui autant qu’à elle-même. Il aimait quelqu’un encore, et presque autant que la Zabelle, c’était Madeleine; mais il ne savait pas qu’il l’aimait et il n’en parla pas. Seulement il se coucha par terre en sanglotant, en arrachant l’herbe avec ses mains et en s’en couvrant la figure, comme s’il fût tombé du gros mal. Et quand la Zabelle, tourmentée et impatientée de le voir ainsi, voulut le relever de force en le menaçant, il se frappa la tête si fort sur les pierres qu’il se mit tout en sang et qu’elle vit l’heure où il allait se tuer.