Les morts s'accumulaient autour du chevalier, limitant ses mouvements et l'obligeant à distribuer des coups plus serrés. D'autres créatures lui sautaient sur les bras et le dos, le tirant vers l'avant et, pendant une interminable seconde, il tomba à genoux avant de les refouler avec un rugissement.
Soudain, une clameur surnaturelle s’éleva de la Fosse, un hurlement pandémoniaque de colère et de mauvaiseté, décuplé par l'acoustique du gouffre. L’écho frappa Reed comme une vague de douleur physique, le faisant hurler et se boucher les oreilles. Un rapide coup d'œil sur le côté lui apprit que Yusifel faisait de même.
Le son eut un effet immédiat sur les créatures restantes qui répondirent par des cris et des hurlements, s'éloignant d'Aldarin et détalant au-delà des remparts vers la Fosse.
Aldarin se tenait debout, appuyé sur sa hache et grimaçant, mais il ne fit aucun mouvement pour les poursuivre. Avec un petit haussement d'épaules, il essuya les lames de son arme pour nettoyer le sang noir et les débris de chairs collés aux extrémités, puis il la rengaina soigneusement dans son dos, enfilant le manche dans les trois anneaux métalliques régulièrement espacés de l'épaule à la hanche.
Il se retourna et lança un sourire aux gardes, ses dents blanches tranchant sur l'obscurité de son casque.
— Louons les Douze ! dit-il avec révérence. Car Justice a été rendue aujourd'hui !
— En effet ! répondit Yusifel en lui rendant son sourire. Que voulez-vous que nous fassions maintenant, Sire Chevalier ?
— Vous pouvez m’appelez Aldarin. Je crains que l'ennemi n'abandonne pas pour autant ; ce n'est peut-être qu'un court sursis. Le soleil se lève, et les Greylings sont plus faibles en journée ; après tant d'années dans l'obscurité, la lumière de notre soleil heurte leurs yeux et brûle leur peau sèche. Ils ne s'aventureront pas dehors à nouveau aujourd'hui.
Reed vit que le chevalier avait raison, une légère teinte bleutée pointait à l'horizon. L'aube ne devait pas être loin. Que les Douze soient remerciés.
— Le temple a bien fait de m'envoyer ici, poursuit Aldarin, car il semble que leurs craintes soient fondées – les Greylings ont rompu le Pacte des Douze et ont refait surface.
— Les Greylings ? demanda Reed. Il n'avait jamais entendu ce nom auparavant.
— C'est exact, répondit Aldarin. Car c'est le nom qui a été donné à ces créatures il y a des centaines d'années. Vous devez avoir des questions, mais nous ne pouvons pas nous attarder ici, je dois retourner rapidement à Arelium. Je suggère que nous descendions du mur et allions aux écuries.
Il souleva à nouveau la herse, ses bras et ses jambes musclés se mesurant au lourd métal. Les deux gardes survivants traversèrent la guérite et descendirent la centaine de marches sinueuses menant aux casernes, une longue et étroite structure de pierre construite contre la base du mur.
En s'approchant, ils purent constater que, même si l'épaisse porte de bois était toujours fermée et intacte, de gros trous avaient été percés dans le chaume. Reed entra dans le bâtiment avec prudence, ses yeux scrutant la pièce. Elle était inoccupée mais tout ce qui aurait été utile avait été volé ou détruit.
Le râtelier à armes était vide, tandis que les nombreuses tables et chaises étaient réduites en miettes contre le mur. Un gros tas de linge trempé d'urine se trouvait dans un coin, et dans un autre les petits lits de camp militaire en toile étaient déchirés et brisés. Une bannière rectangulaire représentant le rouge et l'or de la Vieille Garde avait été lacérée en son milieu par deux larges griffures, coupant le soleil cramoisi en deux comme une orange fendue. Les volets en bois arrachés de leurs gonds laissaient rentrer la douce lumière de l'aube par les fenêtres ouvertes, baignant la pièce d'une lueur tamisée.
— Qu'ils brûlent dans la Fosse ! jura Yusifel. Il entra dans la pièce en traînant les pieds, redressa une des chaises rescapées et s'assit lourdement.
Le vieux capitaine avait commencé à boiter depuis qu'il avait atteint le bas des escaliers.
La grande silhouette d'Aldarin apparut dans l'embrasure de la porte, fronçant les sourcils devant l'intérieur saccagé.
— Nous ne trouverons rien ici, dit-il, et se dirigea vers le seul autre bâtiment de la cour, une longue structure en bois abritant les écuries, les cuisines, le lavoir et la forge.
Reed appuya sa lance contre la porte et tendit machinalement la main pour détacher son masque avant de réaliser qu'il ne le portait plus.
Il se souvenait qu'on leur avait répété à maintes reprises pendant l'entraînement de toujours porter des masques en patrouille pour se protéger des fumées nocives de la Fosse. Il émit un petit rire. Rien de tout cela ne semblait avoir de l’importance maintenant. La Fosse était devenue bien plus dangereuse que cela.
— Pourquoi ris-tu, mon garçon ? dit Yusifel d'un ton las. Il avait enlevé son plastron de cuir huilé et sondait d'un doigt crasseux une longue entaille sous sa côte inférieure gauche.
Reed trouva une autre chaise cabossée et s'y laissa tomber.
— Je pense à l'absurdité de la situation, Monsieur, répondit-il.
— Oui, tu as raison, mon garçon. Yusifel tapota les poches de son pantalon et en sortit une pochette à tabac éraflée et des allumettes, miraculeusement encore intactes.
Il craqua une allumette sur le talon de sa botte et, peu après, une douce fumée odorante se répandit dans la caserne, masquant la puanteur aigre de l'urine et des excréments.
— Que s'est-il passé ? questionna Reed. Ils sont sortis de nulle part ! Pourquoi maintenant ?
— Je ne sais pas quoi te dire, répondit Yusifel.
— Il y a deux jours environ, ce grand chevalier est arrivé ici, son cheval couvert de sueur. Il est entré dans mes quartiers en demandant des nouvelles de la Fosse, s'il se passait quelque chose d'étrange... J’ai été un peu choqué, pour être honnête. Je me souviens que ma mère me parlait des défilés organisés à Arelium pour les Chevaliers des Douze quand elle était jeune fille, mais on ne les avait pas vus par ici depuis cinquante ans, et puis celui-là est apparu.
Il fit une pause et inhala une bouffée de fumée.
— Je lui ai dit qu’il n’y avait rien à signaler, et ça n'a pas eu l'air de lui plaire. Il a marmonné quelque chose à propos d'un mauvais pressentiment et « qu'elle ne s'était jamais trompée auparavant », aucune idée de qui il parlait. Il a fini par me dire qu'il allait rester quelques jours. Il a dormi dans les écuries, il a parlé avec les patrouilles qui descendaient du mur, il y est même monté lui-même une ou deux fois, mais il restait discret la plupart du temps. Puis la nuit dernière, le vieux Kohl m'a réveillé en criant « Les feux sont allumés, les feux sont allumés ! » On a fait sortir les gars, on les a équipés, on s'est dirigé vers le mur et on a fait ce qu'on a pu, mais c'était trop tard, beaucoup trop tard.
Son regard était devenu hagard.
— Je les ai tous perdus... tous. Ils étaient sous ma responsabilité et j'ai échoué.
Yusifel toussa sèchement et fixa silencieusement ses bottes. Un silence inconfortable envahit la pièce. Reed ne savait pas quoi dire. Il observa le capitaine assit en face de lui. L’imposant recruteur braillard qui l'avait convaincu de s'engager dans la Garde avait disparu, remplacé par un vieil homme, accablé et dépenaillé, courbé sur sa cigarette. Reed ouvrit la bouche pour parler, mais fut interrompu par une voix forte venant de l'extérieur.
— Compagnons de garde ! La voix profonde d'Aldarin résonnait dans la cour. Je suis dans une situation fort désespérée ! Les Greylings ont souillé les cuisines et je crains que mon cheval ne soit mort. Je ne peux pas atteindre Arelium sans transport ni provisions. J'implore votre aide.
Reed jeta un coup d'œil à Yusifel, mais le vieil homme se contenta de hausser les épaules et de faire un signe de tête en direction de la porte. Reed se leva avec un soupir et sortit dans la cour, qui n'était rien de plus qu'un carré de terre rectangulaire vide, à l'exception d'un petit puits grillagé et de quelques bottes de foin pour l’entraînement. Aldarin sortait des écuries, une lueur d'acier dans les yeux.
— Que proposez-vous, gardien ? demanda-t-il.
Reed se gratta la barbe pensivement.
— Ma ville natale de Jaelem est à deux jours de cheval d'ici, répondit-il. Je ne pense pas que vous trouverez quelque chose de plus proche. Ils auront des chevaux et des provisions. Tout est plat dans cette direction, rien que des plaines et quelques arbres. Si nous partons maintenant, nous pourrions parcourir une bonne distance avant que la nuit ne revienne.
Il fit une pause, essayant de formuler correctement sa pensée suivante.
— Le fait est, Sire, que je ne suis pas sûr que ce soit bienséant de laisser la Vieille Garde ici. Il y a des kilomètres de mur là-haut et des douzaines d'hommes, gardes comme moi, qui n'ont toujours pas été retrouvés. Certains d'entre eux sont peut-être encore en vie et ont peut-être besoin de notre aide. Ce sont mes amis. Nous ne pouvons pas partir et les laisser à leur sort.
Aldarin le fixait intensément du fond de son casque corné.
— Quel est votre nom, garde ?
— Merad Reed, Sire Chevalier.
— Reed. Savez-vous pourquoi la Vieille Garde existe ?
— Lorsque je me suis enrôlé, les gens n'ont cessé de me dire que nous étions la lumière contre les ténèbres, le bouclier contre l'inconnu, déclara Reed, en s'efforçant d’atténuer le sarcasme de sa voix.
— Exactement, dit Aldarin. Votre rôle est tout aussi crucial que celui d'un soldat d'Arelium, d'un Chevalier des Douze ou d'un père de famille. Vous êtes ici pour surveiller, pour garder et, surtout, pour protéger ceux qui ne peuvent pas se protéger eux-mêmes. Saviez-vous que le premier capitaine de la Vieille Garde a été assermenté par l'un des Douze lui-même ? Que la bannière déchirée de vos baraquements fut offerte en cadeau pour honorer votre loyauté et votre dévouement ? Combien de villages entourent la Fosse ? Combien de vies ont été sauvées ce soir grâce aux actions de la Garde ?
— Mais nous ne les avons pas arrêtés ! s’exclama Reed, les mains crispées d'exaspération. Nous nous sommes battus et nous avons été massacrés.
— Non, vous ne les avez pas arrêtés, dit Aldarin. Mais vous les avez ralentis. Vous avez endigué la marée. Vous nous avez donné le temps de nous préparer, donné aux autres le temps de fuir. Mais cela ne signifiera quelque chose que si nous pouvons avertir le Baron, si nous pouvons lui dire ce que nous avons vu ici. Il peut faire appel à d'autres comme moi. Ensemble, si nous agissons vite, et si les Douze le veulent, nous pouvons les repousser.
— Je comprends que vous souhaitez rester, poursuivit-il avec douceur, et, si vous me le demandez, j’abandonnerai ma quête et je vous assisterai ici, au mur. Vous devez décider ce qui est le plus important : aider les quelques personnes encore présentes sur le mur ou aider les innombrables autres, les habitants de la Baronnie d’Arelium.
— Et pourquoi pas les deux ? intervint Yusifel. Il était appuyé contre le mur de la caserne et avait écouté en silence.
— Je ne suis pas en état de voyager, j'ai plus d'égratignures et de bleus sur le corps que je ne peux en compter, et cette coupure aux côtes n’a pas l’air très belle. Vous deux, allez à Jaelem. Je vais me reposer un peu ici, puis je retournerai vers le mur, je rallumerai les brasiers et j’irai faire un petit tour, histoire de voir ce que je peux trouver … et qui je peux trouver.
Il toussa à nouveau, puis cracha une masse noirâtre dans les cendres.
— De toute façon, j'aurai besoin de temps pour enterrer mes hommes.
— Et après ? dit Reed. Après que vous aurez trouvé les quelques survivants et que vous les aurez soignés ? Que ferez-vous à la nuit tombée, lorsque ces créatures reviendront ?
Yusifel se redressa et le regarda dans les yeux.
— On va vous faire gagner du temps, mon garçon, dit-il. Pas beaucoup, je pense, mais nous ferons de notre mieux.
— Pas question ! répondit Reed avec colère. Je ne vais pas vous laisser ici.
— J'ai bien peur que si. Tu vois, je suis toujours ton capitaine, et je t’ordonne d'aller avec ce chevalier et de l'aider du mieux que tu peux. Tu seras l'émissaire de la Vieille Garde à Arelium.
— Et si je refuse ?
— Il me semble que la punition pour le non-respect des ordres d’un officier supérieur est l'exil, n'est-ce pas ? dit Yusifel, souriant à Reed avec ses dents jaunes. Allez, mon gars, fais cette dernière chose pour moi, c'est important.
Il n'y avait rien d'autre à dire. Reed s’avança et serra le poignet de l'ancien recruteur.
— Je ferai ce que je peux, dit-il avec émotion, et se retourna pour rejoindre Aldarin qui attendait patiemment au bout de la cour, un sac de toile à ses côtés.
Alors qu’il s’éloignait, le vieux capitaine cria une dernière fois.
— Reed ! lança Yusifel d’une voix ferme. Ne gâche pas cette chance, Reed. N'oublie jamais ce qui s’est passé ici !
Reed ne se retourna pas.
Chapitre 3
LES DAGUES DU JONGLEUR
“Des neuf Baronnies, Arelium est sans l'ombre d'un doute la plus riche de toutes. Perchée comme un nid de cygne sur les rives de la rivière Stahl, sa situation lui permet de profiter d'une myriade de superbes opportunités commerciales. Marbre, fer, et pierres précieuses issus des montagnes de Morlak. Poissons, verres, et soies de l'estuaire de Kessrin. Tout cela doit passer par Arelium. Et au-delà de ses murs fortifiés, une centaine de champs abondants de cultures et de bétail ! Je ne suis, bien sûr, qu'un rouage mineur de cette grosse machine mercantile, mais j'espère que mon humble contribution aidera à rendre notre Baronnie encore plus prospère.”
Praxis, Intendant du Baron Listus del Arelium, 419 AD
*
Jelaïa del Arelium, première et unique fille du Baron del Arelium, héritière de ses innombrables titres et de sa fortune considérable, s’ennuyait à mourir.
Elle enleva ses fines lunettes de lecture et les jeta devant elle, manquant de peu une pile de parchemins empilée sur le coin de son bureau. Des cartes de toutes tailles, des rouleaux de papier, des livres illustrés, des crayons et des bougies consumées recouvraient entièrement la table, comme si quelqu’un avait entrepris de combler chaque espace disponible jusqu’à ce qu’il n’en reste plus.
Son éducation, ainsi que sa mère le lui rappelait souvent, était d’une importance capitale si elle souhaitait comprendre pleinement les rouages complexes de la Baronnie et sa place dans le grand agencement des affaires.
Arelium était l’une des neuf Baronnies, neuf régions s’étendant des plaines enneigées du Nord aux déserts brûlants du Sud. Chaque région fonctionnait de manière plus ou moins autonome, gouvernée par un dirigeant qui avait le contrôle total de la politique militaire, judiciaire, et économique. Le Baron, son père, était aidé par ses vassaux, une douzaine de nobles ayant chacun leurs propres terres et sujets, qui lui juraient fidélité en échange de sa protection et d’une partie des revenus de la région.
L’alliance entre les Baronnies était consolidée par le Conseil, un sommet annuel créé dans l’espoir de renforcer l’union des neuf régions. Le Conseil pouvait également être convoqué en cas de conflit majeur, ou à la demande de l’un des Barons, ce qui était extrêmement rare et ne s’était jamais produit depuis la naissance de Jelaïa il y a vingt-et-un ans. En vérité, son père détestait assister au sommet. Cela le mettait de très mauvaise humeur, et pendant des semaines après son retour, elle l’entendait toujours grommeler à voix basse sur le coût d’entretien des routes commerciales ou les taxes d’exportation exorbitantes.