Au reste, lHéroïne de ce nouveau roman mérite tous vos soins :elle est vraiment jolie ! cela na que quinze ans, cest le bouton de rose ; gauche, à la vérité, comme on ne lest point, et nullement maniérée : mais, vous autres hommes, vous ne craignez pas cela ; de plus, un certain regard langoureux qui promet beaucoup en vérité ; ajoutez-y que je vous la recommande ; vous navez plus quà me remercier et mobéir.
Vous recevrez cette lettre demain matin. Jexige que demain, à sept heures du soir, vous soyez chez moi. Je ne recevrai personne quà huit, pas même le régnant Chevalier : il na pas assez de tête pour une si grande affaire. Vous voyez que lamour ne maveugle pas. À huit heures je vous rendrai votre liberté, et vous reviendrez à dix souper avec le bel objet ; car la mère et la fille souperont chez moi. Adieu, il est midi passé : bientôt je ne moccuperai plus de vous.
Paris, ce 4 août 17**.
Lettre III. Cécile Volanges à Sophie Carnay
Je ne sais encore rien, ma bonne amie. Maman avait hier beaucoup de monde à souper. Malgré lintérêt que javais à examiner, les hommes surtout, je me suis fort ennuyée. Hommes et femmes, tout le monde ma beaucoup regardée, et puis on se parlait à loreille ; et je voyais bien quon parlait de moi : cela me faisait rougir ; je ne pouvais men empêcher. Je laurais bien voulu, car jai remarqué que quand on regardait les autres femmes, elles ne rougissaient pas ; ou bien cest le rouge quelles mettent, qui empêche de voir celui que lembarras leur cause ; car il doit être bien difficile de ne pas rougir quand un homme vous regarde fixement.
Ce qui minquiétait le plus était de ne pas savoir ce quon pensait sur mon compte. Je crois avoir entendu pourtant deux ou trois fois le mot de jolie ; mais jai entendu bien distinctement celui de gauche ; et il faut que cela soit bien vrai, car la femme qui le disait est parente et amie de ma mère ; elle paraît même avoir pris tout de suite de lamitié pour moi. Cest la seule personne qui mait un peu parlé dans la soirée. Nous souperons demain chez elle.
Jai encore entendu, après souper, un homme que je suis sûre qui parlait de moi, et qui disait à un autre : « Il faut laisser mûrir cela, nous verrons cet hiver. » Cest peut-être celui-là qui doit mépouser ; mais alors ce ne serait donc que dans quatre mois ! Je voudrais bien savoir ce qui en est.
Voilà Joséphine, et elle me dit quelle est pressée. Je veux pourtant te raconter encore une de mes gaucheries. Oh ! je crois que cette dame a raison.
Après le souper on sest mis à jouer. Je me suis placée auprès de Maman ; je ne sais pas comment cela sest fait, mais je me suis endormie presque tout de suite. Un grand éclat de rire ma réveillée. Je ne sais si lon riait de moi, mais je le crois. Maman ma permis de me retirer, et elle ma fait grand plaisir. Figure-toi quil était onze heures passées. Adieu, ma chère Sophie ; aime toujours bien ta Cécile. Je tassure que le monde nest pas aussi amusant que nous limaginions.
Paris, ce 4 août 17**.
Lettre IV. Le Vicompte Valmont à la Marquise de Merteuil à Paris
Vos ordres sont charmants ; votre façon de les donner est plus aimable encore ; vous feriez chérir le despotisme. Ce nest pas la première fois, comme vous savez, que je regrette de ne plus être votre esclave ; et tout monstre que vous dites que je suis, je ne me rappelle jamais sans plaisir le temps où vous mhonoriez de noms plus doux. Souvent même je désire de les mériter de nouveau, et de finir par donner, avec vous, un exemple de constance au monde. Mais de plus grands intérêts nous appellent ; conquérir est notre destin ; il faut le suivre : peut-être au bout de la carrière nous rencontrerons-nous encore ; car, soit dit sans vous fâcher, ma très belle Marquise, vous me suivez au moins dun pas égal, et depuis que, nous séparant pour le bonheur du monde, nous prêchons la foi chacun de notre côté, il me semble que dans cette mission damour, vous avez fait plus de prosélytes que moi. Je connais votre zèle, votre ardente ferveur ; et si ce Dieu-là nous jugeait sur nos Œuvres, vous seriez un jour la Patronne de quelque grande ville, tandis que votre ami serait au plus un Saint de village. Ce langage vous étonne, nest-il pas vrai ? Mais depuis huit jours, je nen entends, je nen parle pas dautre ; et cest pour my perfectionner, que je me vois forcé de vous désobéir.
Ne vous fâchez pas et écoutez-moi. Dépositaire de tous les secrets de mon cœur, je vais vous confier le plus grand projet que jaie jamais formé. Que me proposez-vous ? de séduire une jeune fille qui na rien vu, ne connaît rien ; qui, pour ainsi dire, me serait livrée sans défense ; quun premier hommage ne manquera pas denivrer, et que la curiosité mènera peut-être plus vite que lamour. Vingt autres peuvent y réussir comme moi. Il nen est pas ainsi de lentreprise qui moccupe ; son succès massure autant de gloire que de plaisir. Lamour qui prépare ma couronne hésite lui-même entre le myrte et le laurier, ou plutôt il les réunira pour honorer mon triomphe. Vous-même, ma belle amie, vous serez saisie dun saint respect, et vous direz avec enthousiasme : « Voilà lhomme selon mon cœur. »
Vous connaissez la Présidente de Tourvel, sa dévotion, son amour conjugal, ses principes austères. Voilà ce que jattaque ; voilà lennemi digne de moi ; voilà le but où je prétends atteindre :
On peut citer de mauvais vers, quand ils sont dun grand poëte[6].
Vous saurez donc que le président est en Bourgogne, à la suite dun grand procès (jespère lui en faire perdre un plus important). Son inconsolable moitié doit passer ici tout le temps de cet affligeant veuvage. Une messe chaque jour, quelques visites aux pauvres du canton, des prières du matin au soir, des promenades solitaires, de pieux entretiens avec ma vieille tante, et quelquefois un triste wist, devaient être ses seules distractions. Je lui en prépare de plus efficaces. Mon bon ange ma conduit ici, pour son bonheur et pour le mien. Insensé ! je regrettais vingt-quatre heures que je sacrifiais à des égards dusage. Combien on me punirait en me forçant de retourner à Paris ! Heureusement il faut être quatre pour jouer au whist ; et, comme il ny a ici que le curé du lieu, mon éternelle tante ma beaucoup pressé de lui sacrifier quelques jours. Vous devinez que jai consenti. Vous nimaginez pas combien elle me cajole depuis ce moment, combien surtout elle est édifiée de me voir régulièrement à ses prières et à sa messe. Elle ne se doute pas de la divinité que jy adore.
Me voilà donc, depuis quatre jours, livré à une passion forte. Vous savez si je désire vivement, si je dévore les obstacles : mais ce que vous ignorez, cest combien la solitude ajoute à lardeur du désir. Je nai plus quune idée ; jy pense le jour, et jy rêve la nuit. Jai bien besoin davoir cette femme, pour me sauver du ridicule den être amoureux : car où ne mène pas un désir contrarié ! O délicieuse jouissance ! je timplore pour mon bonheur et surtout pour mon repos. Que nous sommes heureux que les femmes se défendent si mal ! nous ne serions auprès delles que de timides esclaves. Jai dans ce moment un sentiment de reconnaissance pour les femmes faciles, qui mamène naturellement à vos pieds. Je my prosterne pour obtenir mon pardon, et jy finis cette trop longue lettre. Adieu, ma très belle amie : sans rancune.
Du château de, ce 5 août 17**.
Lettre V. La Marquise de Merteuil au Vicomte de Valmont
Savez-vous, Vicomte, que votre lettre est dune insolence rare, et quil na tiendrait quà moi de men fâcher ? mais elle ma prouvé clairement que vous aviez perdu la tête, et cela seul vous a sauvé de mon indignation. Amie généreuse et sensible, joublie mon injure pour ne moccuper que de votre danger ; et quelque ennuyeux quil soit de raisonner, je cède au besoin que vous en avez dans ce moment.
Vous, avoir la Présidente de Tourvel ! mais quel ridicule caprice ! Je reconnais bien là votre mauvaise tête, qui ne sait désirer que ce quelle croit ne pas pouvoir obtenir. Quest-ce donc que cette femme ? des traits réguliers si vous voulez, mais nulle expression : passablement faite, mais sans grâce ; toujours mise à faire rire, avec ses paquets de fichus sur la gorge, et son corps qui remonte au menton ! Je vous le dis en amie, il ne vous faudrait pas deux femmes comme celle-là, pour vous faire perdre toute votre considération. Rappelez-vous donc ce jour où elle quêtait à Saint-Roch, et où vous me remerciâtes tant de vous avoir procuré ce spectacle. Je crois la voir encore, donnant la main à ce grand échalas en cheveux longs, prête à tomber à chaque pas, ayant toujours son panier de quatre aunes sur la tête de quelquun, et rougissant à chaque révérence. Qui vous eût dit alors, vous désirerez cette femme ? Allons, Vicomte, rougissez vous-même, et revenez à vous. Je vous promets le secret.
Et puis, voyez donc les désagréments qui vous attendent ! quel rival avez-vous à combattre ? un mari ! Ne vous sentez-vous pas humilié à ce seul mot ! Quelle honte si vous échouez ! et même combien peu de gloire dans le succès ! Je dis plus ; nen espérez aucun plaisir. En est-il avec les prudes ? jentends celles de bonne foi : réservées au sein même du plaisir, elles ne vous offrent que des demi-jouissances. Cet entier abandon de soi-même, ce délire de la volupté où le plaisir sépure par son excès, ces biens de lamour ne sont pas connus delles. Je vous le prédis ; dans la plus heureuse supposition, votre Présidente croira avoir tout fait pour vous en vous traitant comme son mari, et dans le tête-à-tête conjugal le plus tendre, on reste toujours deux. Ici cest bien pis encore ; votre prude est dévote, et de cette dévotion de bonne femme qui condamne à une éternelle enfance. Peut-être surmonterez-vous cet obstacle, mais ne vous flattez pas de le détruire : vainqueur de lamour de Dieu, vous ne le serez pas de la peur du diable ; et quand, tenant votre maîtresse dans vos bras, vous sentirez palpiter son cœur, ce sera de crainte et non damour. Peut-être, si vous eussiez connu cette femme plus tôt, en eussiez-vous pu faire quelque chose ; mais cela a vingt-deux ans, et il y en a près de deux quelle est mariée. Croyez-moi, Vicomte, quand une femme sest encroûtée à ce point, il faut labandonner à son sort ; ce ne sera jamais quune espèce.
Cest pourtant pour ce bel objet que vous refusez de mobéir, que vous vous enterrez dans le tombeau de votre tante, et que vous renoncez à laventure la plus délicieuse et la plus faite pour vous faire honneur. Par quelle fatalité faut-il donc que Gercourt garde toujours quelque avantage sur vous ? Tenez, je vous en parle sans humeur : mais, dans ce moment, je suis tentée de croire que vous ne méritez pas votre réputation ; je suis tentée surtout de vous retirer ma confiance. Je ne maccoutumerai jamais à dire mes secrets à lamant de Madame de Tourvel.
Sachez pourtant que la petite Volanges a déjà fait tourner une tête. Le jeune Danceny en raffole. Il a chanté avec elle ; et en effet elle chante mieux quà une pensionnaire nappartient. Ils doivent répéter beaucoup de duos, et je crois quelle se mettrait volontiers à lunisson. Mais ce Danceny est un enfant qui perdra son temps à faire lamour, et ne finira rien. La petite personne de son côté est très farouche ; et, à tout événement, cela sera toujours beaucoup moins plaisant que vous nauriez pu le rendre : aussi jai de lhumeur, et sûrement je querellerai le Chevalier à son arrivée. Je lui conseille dêtre doux, car, dans ce moment, il ne men coûterait rien de rompre avec lui. Je suis sûre que si javais le bon esprit de le quitter à présent, il en serait au désespoir ; et rien ne mamuse comme un désespoir amoureux. Il mappellerait perfide, et ce mot de perfide ma toujours fait plaisir ; cest, après celui de cruelle, le plus doux à loreille dune femme, et il est moins pénible à mériter. Sérieusement je vais moccuper de cette rupture. Voilà pourtant de quoi vous êtes cause ! aussi je le mets sur votre conscience. Adieu. Recommandez-moi aux prières de votre Présidente.
Paris, ce 7 août 17**.
Lettre VI. Le Vicomte de Valmont à la Marquise de Merteuil
Il nest donc point de femme qui nabuse de lempire quelle a su prendre ! Et vous-même, vous que je nommai si souvent mon indulgente amie, vous cessez enfin de lêtre et vous ne craignez pas de mattaquer dans lobjet de mes affections ! De quels traits vous osez peindre Madame de Tourvel ! quel homme neût point payé de sa vie cette insolente audace ? à quelle autre femme quà vous neût-elle pas valu au moins une noirceur ? De grâce, ne me mettez plus à daussi rudes épreuves ; je ne répondrais pas de les soutenir. Au nom de lamitié, attendez que jaie eu cette femme, si vous voulez en médire. Ne savez-vous pas que la seule volupté a le droit de détacher le bandeau de lamour ?
Mais que dis-je ? Madame de Tourvel a-t-elle besoin dillusion ? non ; pour être adorable il lui suffit dêtre elle-même. Vous lui reprochez de se mettre mal ; je le crois bien, toute parure lui nuit ; tout ce qui la cache la dépare. Cest dans labandon du négligé quelle est vraiment ravissante. Grâce aux chaleurs accablantes que nous éprouvons, un déshabillé de simple toile me laisse voir sa taille ronde et souple. Une seule mousseline couvre sa gorge ; et mes regards furtifs, mais pénétrants, en ont déjà saisi les formes enchanteresses. Sa figure, dites-vous, na nulle expression. Et quexprimerait-elle, dans les moments où rien ne parle à son cœur ? Non, sans doute, elle na point, comme nos femmes coquettes, ce regard menteur qui séduit quelquefois et nous trompe toujours. Elle ne sait pas couvrir le vide dune phrase par un sourire étudié ; et quoiquelle ait les plus belles dents du monde, elle ne rit que de ce qui lamuse. Mais il faut voir comme, dans les folâtres jeux, elle offre limage dune gaîté naïve et franche ! comme, auprès dun malheureux quelle sempresse de secourir, son regard annonce la joie pure et la bonté compâtissante ! Il faut voir, surtout au moindre mot déloge ou de cajolerie, se peindre, sur sa figure céleste, ce touchant embarras dune modestie qui nest point jouée. Elle est prude et dévote, et de là vous la jugez froide et inanimée. Je pense bien différemment. Quelle étonnante sensibilité ne faut-il pas avoir pour la répandre jusque sur son mari, et pour aimer toujours un être toujours absent ! Quelle preuve plus forte pourriez-vous désirer ? Jai su pourtant men procurer une autre.
Jai dirigé sa promenade de manière quil sest trouvé un fossé à franchir ; et, quoique fort leste, elle est encore plus timide : vous jugez bien quune prude craint de sauter le fossé[7]. Il a fallu se confier à moi. Jai tenu dans mes bras cette femme modeste. Nos préparatifs et le passage de ma vieille tante avaient fait rire aux éclats la folâtre dévote : mais dès que je me fus emparé delle, par une adroite gaucherie, nos bras sentrelacèrent mutuellement. Je pressai son sein contre le mien ; et, dans ce court intervalle, je sentis son cœur battre plus vite. Laimable rougeur vint colorer son visage, et son modeste embarras mapprit assez que son cœur avait palpité damour et non de crainte. Ma tante, cependant, sy trompa comme vous et se mit à dire : « Lenfant a eu peur ; » mais la charmante candeur de lenfant ne lui permit pas le mensonge, et elle répondit naïvement : « Oh non, mais » Ce seul mot ma éclairé. Dès ce moment, le doux espoir a remplacé la cruelle inquiétude. Jaurai cette femme ; je lenlèverai au mari qui la profane : joserai la ravir au Dieu même quelle adore. Quel délice dêtre tour à tour lobjet et le vainqueur de ses remords ! Loin de moi lidée de détruire les préjugés qui lassiègent ! ils ajouteront à mon bonheur et à ma gloire. Quelle croie à la vertu, mais quelle me la sacrifie ; que ses fautes lépouvantent sans pouvoir larrêter, et, quagitée de mille terreurs, elle ne puisse les oublier, les vaincre que dans mes bras. Qualors, jy consens, elle me dise : « Je tadore » ; elle seule, entre toutes les femmes, sera digne de prononcer ce mot. Je serai vraiment le dieu quelle aura préféré.